L'image la plus fréquemment diffusée aujourd'hui d'Ingrid Betancourt n'est plus celle de cette jeune femme souriante,

au regard à la fois digne et frondeur, mais celle d'une femme émaciée dont le corps souffre et les yeux fuient la caméra. Bien que plusieurs présidents se soient penchés sur son cas, bien que les médias français et, de plus en plus, internationaux s'émeuvent de son sort, bien que des comités de soutiens organisent régulièrement manifestations et campagnes de mobilisation, l'ex-candidate à la présidence de la Colombie reste détenue aux mains des Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (FARC) depuis maintenant six longues années.

« Si tout avait été essayé pour la libérer, Madame Betancourt serait probablement libre », admet un diplomate du Quai d'Orsay, en toute candeur. Une manière – polie – d'excuser l'impuissance de la France en suggérant qu'il y a encore d'autres choses à tenter, mais aussi une mise en cause voilée de la manière dont cette affaire a été gérée depuis le 23 février 2002, date de son rapt par les FARC. Car si le dossier de la libération d'Ingrid Betancourt a été traité au plus serré par l'Élysée et le ministère des Affaires étrangères, il a aussi été instrumentalisé dans les médias et dans le jeu politique, charriant non-dits et désinformation. À quelques exceptions près, la presse hexagonale a été particulièrement silencieuse sur l'imbrication de conflits d'intérêts et des erreurs d'appréciation qui font qu'Ingrid Betancourt continue de croupir au fond de la jungle amazonienne.
Une affaire qui démarre à la conjonction du privé et du public.
Lorsque Ingrid Betancourt est kidnappée en 2002, elle n'est pas franco-colombienne mais, aux yeux du monde, colombienne tout court. Séparée de son mari français Fabrice Delloye depuis une dizaine d'années, lequel vit avec leurs enfants en Nouvelle-Zélande, députée puis sénatrice depuis huit ans, dirigeante du parti écolo Oxigeno Verde, elle est candidate à la présidence de son pays, la Colombie. À l'époque, une autre franco-colombienne, Aida Duvaltier, d'origine modeste, est détenue depuis un an par un autre groupe de guérilleros colombiens, l'Ejercito Popular de Liberacion (EPL). Personne n'en parle, et son cadavre sera retrouvé dans l'indifférence, décomposé dans la jungle en février 2006.
A contrario, Ingrid Betancourt n'est pas une inconnue dans l'Hexagone. Elle y a en partie grandi quand son père était ambassadeur à l'Unesco et y a publié un ouvrage autobiographique, La Rage au cœur (écrit par le « nègre » Lionel Duroy), devenu un best-seller grâce aux journaux qui ont fait leurs choux gras de la «Jeanne d'Arc des Andes». Surtout, elle et sa sœur Astrid sont des amies de Dominique de Villepin, directeur de cabinet du président Jacques Chirac puis ministre des Affaires étrangères, qu'elles ont eu comme professeur à Sciences-Po dans les années 80. L'ancien mari d'Ingrid est un attaché commercial du Quai d'Orsay. Enfin, fait longtemps occulté, Astrid est depuis peu l'amante de l'ambassadeur de France en Colombie, Daniel Parfait. Quand celui-ci rentre en France en 2004, il se marie avec Astrid – ce qui fait d'Ingrid sa belle-sœur – et est promu directeur des Amériques au Quai d'Orsay. C'est ainsi que Jacques Thomet, alors directeur du bureau de l'Agence France-Presse à Bogota, devenu depuis l'un des grands pourfendeurs des non-dits de l'affaire Betancourt, voit ses dépêches corrigées : « La Colombienne devient la Franco-Colombienne. »
«Fabrice Delloye est l'idiot utile des FARC»
Si Dominique de Villepin, qui a accepté de répondre aux questions de Mediapart, admet «que le fait de connaître la famille d'Ingrid a joué un rôle facilitateur dans les différents contacts» entre l'État et la famille, il récuse tout conflit d'intérêt. «La diplomatie française a joué son rôle habituel», assure-t-il. Quant à Daniel Parfait, «il n'a jamais pris d'initiative qui signalerait un conflit d'intérêt. C'est absurde ! La négociation [pour libérer Ingrid Betancourt] est gérée par d'autres. L'ensemble des opérations est piloté par l'état-major.»
Il n'empêche, la gestion du dossier Betancourt devient vite émotionnelle, truffée d'effets d'annonces, de «coups» et de retournements.
Une famille qui opte pour la gestion médiatique.
Si tout le monde peut comprendre la douleur de la famille Betancourt, et sa volonté de mobiliser tous les canaux possibles pour obtenir son affranchissement, le problème réside dans le suivisme des politiques et des médias à son égard. «La famille se démène beaucoup pour produire un bruit médiatique continu et le plus important possible», avance Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et auteur de l'ouvrage Ingrid Betancourt, par-delà les apparences. «Elle possède également un rôle dans la validation de toute la gesticulation médiatique comme on l'a constaté récemment avec l'état de santé d'Ingrid : une semaine, elle était à l'article de la mort, la suivante, elle allait bien. Personne n'a identifié la source des rumeurs, mais tout le monde les a répercutées, la famille en premier.»
Ce qui irrite le plus les connaisseurs de la Colombie et/ou du dossier, c'est le fait que les Betancourt brouillent dans l'opinion publique la distinction entre les FARC (responsables de l'enlèvement et de l'emprisonnement) et le gouvernement du président colombien d'Alvaro Uribe (en guerre contre les FARC, certes avec ses propres méthodes et intérêts). «Fabrice Delloye est l'« idiot utile » des FARC», lance un ancien du cabinet de Jacques Chirac à l'Elysée. «Tous ses efforts consistent à demander que l'on accorde aux FARC tout ce qu'elles demandent dans l'espoir que la guérilla libère son ex-femme.» La famille Betancourt a régulièrement pris l'habitude de qualifier Uribe d'«ignoble» ou de clamer, comme Yolanda Pulecio, la mère d'Ingrid « [se sentir] plus en sécurité [au Venezuela] qu'en Colombie», sans même parler des groupes de soutiens à l'otage, qui traitent régulièrement le président colombien de «fasciste».
«La médiatisation a assuré sa survie, mais l'a condamnée à perpétuité»
Les emportements d'une famille rongée par l'angoisse sont une chose, leur sténographie dans les médias en est une autre. Les deux enfants d'Ingrid, Mélanie et Lorenzo, la mère ou l'ex-mari sont constamment invités sur les plateaux des JT, généralement sans personne pour compléter ou infirmer leur discours. «Les membres des familles ont une valeur de témoignage, pas d'analyse», s'irrite Maria Morales, correspondante à Paris du quotidien colombien El Tiempo. «Pourquoi inviter Fabrice Delloye pour commenter la mort de Raul Reyes [dirigeant des FARC tué par l'armée colombienne le 1er mars dernier]? Les débats ne doivent pas être tenus par les familles, sinon c'est du sentimentalisme, pas de l'information.»
Les otages sont l'affaire du président de la République.
« Les affaires d'otages deviennent les affaires du Président. C'est Chirac qui a lancé cela», clame l'ancien de l'Elysée. Jean-Jacques Kourliandsky pense la même chose, faisant remonter cette approche à la conjonction particulière des otages du Liban, de la privatisation de TF1 en 1987, et de l'élection présidentielle de 1988 (avec Chirac accueillant Jean-Paul Kaufman, Marcel Carton et Marcel Fontaine sur le tarmac de Villacoublay à l'entre-deux tours de la présidentielle). Nicolas Sarkozy a repris le flambeau en promettant d'aller lui-même chercher Ingrid en Colombie et en déclarant que la libération d'Ingrid Betancourt est « une cause nationale » pour la France.
Le président de la République a d'ailleurs centralisé autour de lui la gestion du dossier, piloté directement par son conseiller diplomatique Jean-David Levitte, et un jeune diplomate, Damien Loras, «court-circuitant» la cellule des affaires étrangères autour de Daniel Parfait. Un choix qui se justifie, selon Dominique de Villepin, «dès lors qu'il faut répondre à des demandes opérationnelles rapides». L'équipe de l'Élysée a également fait le choix d'une forte médiatisation. Nicolas Sarkozy a lancé deux appels directs au leader historique des FARC, Manuel Marulanda ; il a demandé et obtenu de son homologue Uribe la libération d'un responsable des FARC, Rodrigo Granda ; son épouse Carla Bruni-Sarkozy a participé à une marche de soutien en faveur de l'otage ; enfin il a récemment envoyé un avion sanitaire en Guyane avec force tintamarre médiatique.
Toute cette publicité fait dire à un haut fonctionnaire français qui connaît bien le dossier : «Cela a assuré sa survie, mais l'a condamnée à perpétuité.» Selon le mot de Jacques Thomet : «Ingrid est devenue la poule aux œufs d'or de la guérilla. Pourquoi la libérer alors qu'elle représente désormais un formidable levier de négociation ?»
Dominique de Villepin, qui pilotait les efforts français pour sa libération jusqu'en 2007, rappelle qu'il menait «une diplomatie secrète et discrète. Nous avons envoyé une vingtaine de missions dans la jungle, entourées d'un secret que nous jugions nécessaire». Seule exception, et encore, involontaire : l'opération dite «du 14 juillet» 2003, au cours de laquelle un Hercules C-130, un avion de transport militaire français garni d'agents de la DGSE, accompagnés d'un adjoint de Villepin, Pierre-Henri Guignard, se pose au Brésil dans l'espoir de récupérer Betancourt. Toute l'opération est éventée et provoque un clash diplomatique entre la France, le Brésil et la Colombie. «C'est une opération qui n'était pas destinée à être visible et qui s'est donc mal terminée», conclut aujourd'hui un diplomate français. «Désormais, toute l'affaire est publique et médiatisée», poursuit Villepin. «Nous sommes dans un temps très différent. Dans le temps qui était le nôtre, notre choix était cohérent et responsable. »
Méconnaissance de la Colombie
En même temps, certains spécialistes de ces affaires d'otages politiques défendent le choix de la médiatisation poussée, par opposition aux enlèvements criminels visant à obtenir une rançon. «Les FARC sont une organisation terroriste et criminelle qui essaie de manipuler l'opinion publique grâce à la prise d'otages», analyse l'Américain Christopher Voss, ancien négociateur du FBI pour les kidnappings internationaux et président de Black Swan Group, une agence de conseil en négociations. «Les gouvernements ont le devoir de les contrecarrer dans la sphère publique et de faire en sorte que leur responsabilité soit exposée.» Voss est d'ailleurs critique à l'égard de la Maison-Blanche, qui maintient une chape de plomb sur les trois otages américains aux mains des FARC : «En demeurant silencieux, le gouvernement américain laisse filer ses chances de les libérer en autorisant les FARC à dicter leurs conditions.»
Refus de voir la réalité colombienne.
Le problème de cette stratégie de la médiatisation est qu'elle plonge dans une grande marmite les ingrédients de l'émotion, de la douleur des familles, de la diplomatie publique, de l'indignation facile et des raccourcis politiques qui conduisent à une ignorance de la situation colombienne à l'origine du rapt d'Ingrid Betancourt. Quelques petits mots prononcés récemment par les dirigeants français ont ulcéré les Colombiens. Le fait que Nicolas Sarkozy s'adresse au chef historique des FARC en lui donnant du «Monsieur Marulanda», en décembre dernier puis à nouveau en mars, est resté en travers de la gorge d'une immense majorité de Colombiens et de démocrates français, s'agissant d'un homme à la tête d'un mouvement classifié comme terroriste par les Etats-Unis, le Canada et l'Union européenne, responsable de milliers d'enlèvements et de morts, et d'un trafic de drogue florissant.
Quant au Premier ministre François Fillon, il a récemment parlé de «prisonniers politiques» à propos des guérilleros des FARC emprisonnés en Colombie. Le ministre de l'Intérieur colombien lui a répondu, fort sobrement : «Il n'y a pas de prisonniers politiques, il y a des prisonniers qui ont commis des délits qui contreviennent au code pénal, dont certains, comme la rébellion et la sédition, sont reconnus internationalement comme des délits politiques.» Il aurait pu être plus méchant en rappelant que certains de ces prisonniers ont été jugés coupables de crimes de guerre, voire, selon Bogota, de «crimes contre l'humanité».
Par ces déclarations imprécises ou à l'emporte-pièce, et par ses pressions sur le gouvernement de Colombie, les responsables politiques français entretiennent la confusion entre la responsabilité des FARC et celle d'Alvaro Uribe. «La France a une méconnaissance totale de la situation en Colombie et d'un confit qui dure depuis plus de cinquante ans. En plus, elle intervient en dictant ses conditions», commente la journaliste Maria Morales. «Pour la première fois de ma vie, je sens du mépris en Colombie à l'égard de la France.» Paris est accusé de se focaliser exclusivement sur le cas d'Ingrid Betancourt au mépris des milliers d'otages passés entre les mains des FARC (dont vingt-deux élus) et des centaines restants. Et surtout d'ignorer les évolutions récentes dans les Andes :
– le fait que la Colombie est une démocratie parlementaire fonctionnant bien («L'élection présidentielle [de 2006] s'est tenue dans une atmosphère de liberté, de transparence et de normalité qui a permis aux citoyens de renouveler leur engagement en faveur de la démocratie», a jugé l'Organisation des États d'Amérique) ;
– le soutien relativement massif de la population à Alvaro Uribe et à sa politique «dure» à l'égard des FARC (élu avec 53% des voix au premier tour en 2002, puis réélu avec 62% en 2006) ;
– l'amélioration considérable des conditions de sécurité en Colombie depuis huit ans (d'un pic de 28.000 meurtres et 3.500 enlèvements annuels, on est passé respectivement à 18.000 et 300) ;
– la démobilisation des forces paramilitaires et les investigations sur leur compte, certes difficiles et limitées, qui produisent leurs fruits après des années d'exactions ;
– l'évolution notable d'Uribe qui est passé d'une position d'intransigeance à l'offre d'une libération massive des prisonniers des FARC en échange de leur renoncement à la violence ;
– la reconnaissance que les quelque 140.000 habitants des localités de Florida et Pradera, ainsi que leurs élus, refusent de voir leur région transformée en Zone démilitarisée, comme le réclament les FARC et les associations pour la libération de Betancourt.
«Ingrid Betancourt est devenue une variable d'ajustement humanitaire»
En même temps que la France omet les évolutions politiques et sociales de la Colombie, un pays qui se vit comme étant en guerre, l'Elysée continue de pousser la chimère des négociations avec les FARC. «Tout le monde fait mine d'ignorer que les FARC n'ont jamais rien eu à demander à la France. Leurs revendications se sont toujours adressées au gouvernement colombien», souligne Jean-Jacques Kourliandsky, de l'IRIS. «Aujourd'hui, la guérilla perd du terrain et se trouve en position de faiblesse. Elle n'a donc aucun intérêt à négocier en situation d'infériorité.»
Gesticulations et manipulations. En refusant de regarder la réalité colombienne en face et en traitant le dossier «à l'affectif», le pouvoir français en est réduit à gérer l'inefficacité. Les deux initiatives les plus mémorables sont aussi les plus pitoyables. Aujourd'hui, Dominique de Villepin se plaint que «l'opération [du 14 juillet 2003] a été complètement travestie» et qu'il ne s'agissait de rien d'autre que d'une «opération humanitaire sur la foi de renseignements précis fournis par le gouvernement Uribe à la famille Betancourt». Qu'il dise la vérité ou qu'il la dissimule, il n'en reste pas moins que cette tentative d'extraction montée en solo par l'ex-ministre aura été un fiasco retentissant qui n'a rien fait pour Betancourt et qui a refroidi les relations entre la France et la Colombie (et le Brésil, à un moment où le «front» contre la guerre d'Irak avait bien besoin d'être solidifié).
Cette affaire aurait au moins pu faire réfléchir le gouvernement sur la question des «sources» qui alimentent politiques, médias, famille et associations sur le sort d'Ingrid Betancourt. Il n'en a rien été, comme le démontre le récent aller-retour du Falcon 50, là encore qualifié d'«humanitaire» par le gouvernement français. L'avion s'envole le 2 avril pour l'Amérique du Sud sur la foi d'informations relatant l'aggravation de l'état de santé de l'otage. En dépit du fait que la France n'a plus de relation avec les FARC depuis l'assassinat de Raul Reyes, elle envoie son principal «négociateur», Noël Saez, par ailleurs accusé (sans preuve) par la guérilla d'être à l'origine de la mort de Reyes. Elle inclut également dans l'avion un négociateur espagnol alors que les FARC ont déjà averti qu'elles ne discutent plus avec le gouvernement ibérique. Elle évacue également une déclaration datant du 19 mars de Rodrigo Granda, porte-parole des FARC, spécifiant qu'il n'y aura plus de «libération unilatérale d'otages».
Résultat prévisible : les FARC jugent la mission «irrecevable» et traitent le président Sarkozy de «naïf». Le Falcon rentre en France et le ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, vient expliquer à la télévision qu'Ingrid Betancourt «se porte mieux qu'on ne l'avait dit», admettant ainsi que, soit les sources du gouvernement n'étaient pas fiables, soit qu'il s'est agi d'une mascarade.
Jean-Jacques Kourliandsky défend cette dernière hypothèse : «Le président français est tout sauf naïf. Il ne s'adresse pas aux FARC, mais à l'opinion française. L'envoi du Falcon et le dernier appel à Manuel Marulanda sont intervenus à des moments de difficultés internes à la majorité et lors du débat sur l'Afghanistan au Parlement. Ingrid Betancourt est devenue une variable d'ajustement humanitaire. » Autrement dit – la charge est forte –, les opérations médiatisées autour de son sort ou des efforts pour la libérer ne seraient que des distractions orchestrées par l'exécutif.