Ce n'est pas d'aujourd'hui que Paris tente de s'imaginer un avenir. Retour sur 150 ans de prospectives en cinq mouvements majeurs (un par page), sous le regard d'Eric Lapierre, architecte et enseignant.
La révolution Haussmann
Ce sont des travaux d'une gigantesque ampleur. Avant Haussmann, les gares constituent les portes de la ville. Haussmann va donc vouloir les relier entre elles par des percées qui permettent des voies de dégagement. De façon plus générale, Paris existait. Mais les quartiers ne communiquaient pas entre eux. Idem pour les monuments.
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Haussmann crée ainsi le boulevard Henri-IV, pour relier le Panthéon à la Colonne de Juillet de la Bastille. Pour assurer la continuité urbaine, le pont qui passe sur la Seine à la suite du boulevard est même oblique par rapport aux berges. C'est l'intelligence de la ville à grande distance. Ou comment créer une relation physique entre quartiers grâce à d'immenses percées qui remplacent des labyrinthes.
Le deuxième axe d'Haussmann, c'est la grande percée est/ouest qu'il réalise en prolongeant la rue de Rivoli (qui était déjà en partie construite) et en créant les boulevards Sébastopol et Saint-Michel. Rive gauche, il double la rue des écoles par le boulevard St-Germain. Il crée la place de la République, le boulevard Raspail, Saint-Germain, Saint-Marcel…
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Haussmann annexe les communes périphériques et double la surface de Paris. Mais surtout, il agit sur une surface considérable. Cependant, si ses interventions sont lourdes, elles sont chirurgicales. Car ce qui est paradoxal dans la ville haussmannienne, c'est qu'il s'agit d'une ville hétérogène. On plaque un réseau sur un Paris déjà existant.
Ce qui fait qu'aujourd'hui, on peut traverser tout Paris en restant sur des boulevards haussmanniens mais dès lors qu'on prend une rue latérale, c'est un autre monde: l'ancien Paris. "Cette hétérogénéité fondamentale fait la richesse de la Ville, explique Eric Lapierre. Car si vous prenez La Plaine Monceau, seul quartier 100% haussmannien en surface, on s'ennuie vite, alors qu'on s'ennuie jamais dans tout le reste de Paris."
Aujourd'hui, c'est toutefois le quartier de l'Opéra qui symbolise le mieux l'Haussmannisme avec la percée dès le Louvre pour que Napoléon III puisse voir l'Opéra depuis ses appartements. "La densité dans ce quartier est aujourd'hui extraordinaire. Ça pulse."
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Une percée relie toujours deux points. Cela permet de fabriquer quelques axes qui descendent sur les quartiers populaires. "La révolution de 1848 était partie du faubourg Saint-Antoine. Il fallait donc un peu de contrôle. Mais les interprétations marxistes des années 70 selon lesquelles Haussmann était un suppôt du pouvoir et un artisan de la ville totalitaire sont complètement insensées. Ce n'est pas pour faire intervenir l'armée dans tout Paris que Haussmann a agi. C'est vrai pour le faubourg St-Antoine, mais c'est tout."
Il existe par ailleurs un deuxième type de percée, moins onéreux. Au lieu de relier impérativement deux points, on prend un passage sinueux. Et on décide de passer par les endroits qui coûtent le moins cher à exproprier. "C'est frappant de voir comment la rue de Maubeuge et la rue Lafayette ont été prolongées en ligne droite sur cinq kilomètres! Dans une ville qui a 2000 ans, ça montre à quel point vous êtes dans une société sophistiquée. Pour mettre cela en œuvre, c'est fou ce que cela demande en termes d'organisation, d'administration, de maîtrise de géométrie, de savoir administratif et organisationnel. C'est une sorte d'œuvre d'art collectif."
On regarde la ville depuis les logements
L'hygiénisme
Les tours vont être inventées dans les grandes villes en raison des épidémies et des maladies contagieuses. En 1882, l'Allemand Robert Koch découvre la bactérie déterminant la tuberculose. Cette bactérie se révèle très difficile à tuer chimiquement mais elle meurt vite dès lors qu'elle est exposée au soleil. Le meilleur moyen pour lutter contre la tuberculose devient du coup le logement lui-même.
Jusque-là, les bâtiments avaient toujours été regardés de l'extérieur. "La place Vendôme en est le meilleur exemple: on construit des façades, mais rien derrière. Comme un décor de cinéma... A partir du moment où l'on veut bâtir des logements au soleil, on regarde la ville depuis l'intérieur des logements et on réfléchit à les éclairer du mieux possible."
Le seul modèle existant à l'époque, c'est la ville dense, mitoyenne, les immeubles sont collés. La solution mettra plusieurs années à émerger: ce seront les logements traversants avec deux façades, une à l'est et une à l'ouest. De façon à être au soleil toute la journée. Une fois cet appartement créé, on en empile un autre au-dessus et encore un autre. Ce qui, au final, donne une barre.
Toutes ces barres doivent être orientées nord/sud. Mais rien dans l'héritage de la sédimentation historique n'a été construit de la sorte. Il faut donc détruire la ville traditionnelle, et tout casser pour faire la ville hygiénique.
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Sur la ceinture de Paris, cela donne les HBM (Habitations à bon marché ci-dessus), placées sur les anciennes fortifications. Les premiers logements sociaux sont pensés avec des cours ouvertes pour que le soleil et l'air circulent le plus possible, qu'il y ait de la lumière. C'est le cas de la toute première HLM construite rue de Belleville, aujourd'hui encore très bien conservée. (ci-dessous)
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En 1895, le casier sanitaire du réseau de Paris est créé. C'est un service à part entière à l'Hôtel de ville : la ville est mise en statistiques. En dix ans, le service visite chaque immeuble de Paris. En fait un plan, mesure la cour, regarde si elle est bien aérée. Et compte le nombre de morts par maladie contagieuse. Ensuite, s'il y a corrélation entre le nombre de morts et la forme urbaine, la maison est déclarée insalubre. Au-delà d'un certain nombre de maisons insalubres, c'est tout le secteur qui est classé insalubre. Au final, 17 îlots seront déclarés bons pour la démolition.
Mais faute de moyens, ils ne seront pas détruits. "La corrélation était douteuse. Si on était bourgeois, qu'on pouvait se laver régulièrement, qu'on avait de l'argent et qu'on ne vivait pas à 15 par pièce, cela jouait certainement plus que la forme des maisons. La rue de Bièvre, par exemple, avait été déclarée insalubre. François Mitterrand y a vécu plus tard sans que rien n'ait été touché: il n'en est pas mort!"
Dans les années 20, Le Corbusier va encore pousser cette réflexion. Selon lui, il faudrait tout repenser. Car les Habitats à bon marché (HBM) créent des cours qui sont encore à l'ombre. Il faut donc penser des barres isolées de façon à être chez soi tout le temps au soleil.
L'exemple du Faubourg-Saint-Antoine
Un siècle de regards sur le faubourg Saint-Antoine: la dimension toute relative des perceptions urbaines
Le Corbusier pousse l'exemple pour le faubourg Saint-Antoine, où il compte faire une démonstration d'urbanisme. L'époque était alors « l'Haussmannisme amélioré »: on élargissait les voies.
Le Corbusier, lui, est plus radical. Il veut une traversée d'autoroute à Paris qui aille de l'est à l'ouest. Et puis il souhaite des logements traversants dont le prototype est la Cité radieuse de Marseille. Il projette des unités d'habitation, ce qui implique des barres énormes au milieu.
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Dans les années 50, d'autres vont condamner le faubourg Saint-Antoine. L'urbaniste Raymond Lopez (qui construira le Val Fourré à Mantes-la-Jolie et la tour Bois-le-Prêtre) veut densifier. Du coup, il établit un plan visant à raser toutes les maisons qui font moins de quatre étages, ou qui sont vétustes. Il compte ainsi raser 1500 hectares dans Paris, les faubourgs historiques. Tout ce qui est en jaune (ci-dessous) peut être détruit. C'est-à-dire les anciennes emprises industrielles type Citroën, qui donneront le Front de Seine. Et les îlots insalubres.
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Raymond Lopez compte ensuite faire de grands ensembles, avec une autoroute urbaine autour du noyau vraiment dur de Paris, c'est-à-dire les quartiers bourgeois et l'hyper-centre où il y a de la pierre de taille. Il planifie une traversée nord/sud qui passe par le canal Saint-Martin, qui doit alors être vidé de son eau et transformé en autoroute. Son plan retient grandement l'attention. Il sera simplement jugé techniquement trop compliqué.
En 1977, une enquête de l'Apur (Atelier parisien d'urbanisme) sous la direction de François Loyer, historien d'art, réhabilite Haussmann. "Le Faubourg-Saint-Antoine n'étant pas haussmannien, il ne trouve pas grâce aux yeux de l'APUR." En orange (ci-dessous), on voit tout ce qui est considéré comme de qualité médiocre ou moyenne et donc susceptible d'être détruit.
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En 1997, on élabore un POS (plan d'occupation des sols) particulier pour le quartier. La partie en vert pâle est protégée. Cela signifie que si on détruit, il faut reconstruire au même endroit. En rouge, le bâti ultra-protégé: on ne touche pas.
"En un siècle, on est passé d'un stade où il fallait tout raser à un stade où on ne peut plus rien faire sur le faubourg St-Antoine. D'un extrême à l'autre, ce qui montre la dimension toute relative des conceptions urbaines à un moment donné. Aujourd'hui, les gens se battent pour acheter à 10.000 euros du m2 un bout d'appartement qu'on a cru bon de devoir raser pendant tout le siècle. Ce qu'on trouve génial aujourd'hui, on trouvait ça nul. Les urbanistes des années 50 n'étaient pas plus stupides que nous. Ils.ont fait des erreurs en toute bonne foi. Et peut-être qu'on fait des erreurs aussi graves en pensant que c'est super de recréer Paris village, de faire des petites maisons ou de refaire des tours. On ne peut jamais être sûr qu'on ne se trompe pas."
Paris se voit tout en haut
Dans les années 60, Paris se projette très haut
Un numéro de Paris Match datant de 1967 expose la vision de Delouvrier de l'avenir de Paris.
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A l'intérieur, dans le ciel parisien, des gratte-ciel et des hélicoptères. Partout. "C'est une époque où cela fascine. Dans les années 60, l'aéroport d'Orly était le bâtiment le plus visité de France. Tous les dimanches, les gens allaient se poser sur la terrasse. Il n'y avait pas de sécurité. Ça a duré jusqu'à l'apparition du terrorisme."
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Ci-dessus, la vision du Front de Seine
"Quand on voit les plans de rocade au milieu de Paris, on a eu chaud ! A l'époque, c'était le Far-West. On déposait limite le permis après avoir construit. Il n'y avait pas d'associations, pas d'élus. C'était beaucoup plus simple pour les architectes."
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Ci-dessus, les tours Pleyel et la tour Montparnasse. Au final, une seule tour Pleyel sera finalement construite.
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Ci-dessus, ce qui devait être le ministère de l'éducation nationale à l'emplacement de la Santé.
Les Zones d'aménagement concertées (ZAC)
Le règlement urbain de 1961 donne comme hauteur possible de construction la largeur de la rue. Donc si on recule un bâtiment de cinq mètres, on peut le monter d'autant. Les architectes en profitent, ce qui conduit à des retraits d'alignement, "qui ont ensuite été regardés comme des horreurs".
En 1977, c'est "le retour à la ville traditionnelle", et on revient à l'alignement. Ce qui n'a pas changé depuis.
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"Le premier acte marquant est ce projet de Christian de Portzamparc (ci-dessus), dans le 13e. Il recrée un passage, ouvre une voie, et dispose des bâtiments fragmentés (six ou sept volumes) tout autour d'une placette avec des arbres. C'est complètement nouveau, c'est une ville miniature. Ce projet important marque le retour à la ville, même s'il peut paraître aujourd'hui quelque peu démodé avec ses arches."
Ce projet débouche sur les ZAC, qui s'inspirent en partie de l'haussmannisme, puisqu'elles ont elles aussi comme ambition de réaliser des immeubles générant de l'espace public. "Sauf que l'haussmannisme menait d'un monument à un autre, d'un quartier à un autre. Alors que la ZAC part généralement de nulle part pour arriver nulle part." (Ci-dessous, la ZAC Reuilly, 12e.)
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L'haussmannien se juxtaposait brutalement à l'existant; la ZAC veut se fondre dans l'existant. Ces zones sont construites en périphérie, dans des quartiers de faubourg, dans des tissus de plus petite échelle.
Elles effacent le parcellaire, les traces historiques. Et renoncent aux parcelles profondes, difficiles d'accès pour les pompiers. Elles se construisent donc parallèlement à la voie, sur des tailles de 10 ou 12 façades. "Mais en façade, on remime le parcellaire par des fragmentations, pour faire comme si, ce qui donne parfois des bâtiments un peu aberrants."