Pédiatrie : face à une crise prévisible, 150 millions d’euros en catastrophe

Depuis le début de l’épidémie de bronchiolite, il y a trois semaines, 16 enfants ont déjà été transférés, faute de places, vers des services de réanimation à des centaines de kilomètres de chez eux. Il a fallu une tribune signée par 4 000 pédiatres pour que le gouvernement réagisse.

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Seul le ramdam médiatique semble pouvoir faire sortir le ministre de la santé de sa posture, voulue rassurante, de déni. François Braun est alerté depuis des semaines sur les très vives tensions dans les services de pédiatrie, en particulier en Île-de-France. Le vendredi 14 octobre, il visitait l’hôpital pour enfants Robert-Debré à Paris, et en ressortait avec un message : « Tout est sous contrôle. » 

« L’épidémie de bronchiolite est une maladie bénigne », a récidivé Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée chargée des professions de santé, au matin du lundi 24 octobre. Seulement « 2 à 3 % d’hospitalisation », chez les tout-petits, a-t-elle expliqué. La ministre choisit ses chiffres : environ 20 000 tout-petits, de moins de deux ans, sont hospitalisés au cours d’une épidémie de bronchiolite, y compris en réanimation.

Mais à peine trois semaines après le début de l’épidémie 2022-2023, alors que le pic est encore lointain, la pédiatrie en manque de lits est d’ores et déjà en état de tension maximale.

Seize enfants franciliens, dans un état grave, ont déjà été transférés vers des services de réanimation pédiatriques à plusieurs centaines de kilomètres de leur domicile : Rouen, Reims, Amiens ou Orléans. Rien que le samedi 22 octobre, deux nouveaux enfants ont été envoyés en camions du SMUR vers les services de réanimation d’Amiens et de Reims, selon nos informations.

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Consultation d’un bébé souffrant de bronchiolite dans un hôpital français en mars 2022. © Photo Morcillo / BSIP via AFP

Mais c’est à une tribune, parue dans Le Parisien vendredi 21 octobre, que le ministre a finalement réagi. 4 000 soignant·es en pédiatrie y alertent sur des enfants « quotidiennement en danger ». S’ils assurent qu’ils seront « aux côtés des parents et des enfants que le système de soins met en danger », ils rappellent le prix payé, qui hypothèque un peu plus l’avenir : « L’hiver passera, nous ne dormirons pas, même dans notre sommeil nous veillerons sur eux au détriment de notre santé. Certains d’entre nous partiront, encore, les internes désabusés quitteront l’hôpital dès leur formation terminée, les jeunes infirmier·es changeront de métier, découragés. D’autres lits fermeront dans l’indifférence, la santé des enfants continuera à se dégrader, insidieusement, sous nos yeux mais sans jamais apparaître dans les tableurs Excel que vous consultez. »

Cette tribune, le professeur Dauger, réanimateur pédiatrique, a un peu hésité avant de la signer : « Je la trouve trop molle. Mais au moins s’impliquent des médecins qu’on entend peu d’habitude. » Lui réclame des décisions plus radicales : « Je veux qu’on supprime des strates de directeurs et qu’on les affecte au téléphone, qu’ils appellent eux-même les infirmières et les aides-soignantes rappelées sur leurs repos. Au moins, nos cadres feront leur vrai travail. Et peut-être que cessera cette pression absurde de l’administration pour que les enfants sortent plus vite de réanimation. »

Après le Ségur , la mission flash, le CNR : des assises de la pédiatrie

Dimanche, sur BFMTV, François Braun a annoncé avoir décroché, auprès du président de la République et de la première ministre, une enveloppe de 150 millions d’euros, pas seulement pour la pédiatrie, mais pour « tous les services en tension ». La décision est manifestement précipitée : son ministère n’a depuis communiqué aucun détail.

On comprend que ce plan d’urgence ressemblera à celui de l’été : l’appel à la solidarité des libéraux « appelés à prendre des gardes » à l’hôpital. Ils seront aussi revalorisés s’ils acceptent des patients en urgence au sein de leur propre cabinet. Une nouvelle campagne de communication devrait inciter à appeler le 15 avant de se déplacer. Dans certains hôpitaux, des « plans blancs » sont d’ores et déjà déclenchés. Le ministre de la santé a aussi annoncé des assises dédiées à la pédiatre au printemps 2023.

Le collectif de pédiatrie, à l’origine de la tribune, a réagi dimanche 23 octobre. Et pour lui, rien ne va dans ces annonces. L’appel à la solidarité des libéraux ou à une régulation par le 15 passent à côté du principal problème : « Le défaut de lits d’hospitalisation. Nous ne pouvons pas hospitaliser des patients venus aux urgences, dans un état préoccupant, et nous retardons tous les jours les soins à apporter aux enfants porteurs de maladie chronique. »

Les plans blancs conduisent « à retarder encore des soins programmés » et contraignent les soignant·es épuisé·es à annuler leurs congés. Et si les 150 millions devaient être utilisés, ce qui est probable, pour employer des intérimaires, « payés plus pour faire le même travail », alors ils n’arrêteront pas l’hémorragie des soignant·es. Le collectif réclame au contraire « une augmentation significative des salaires » des soignant·es en poste. Quant aux assises de la pédiatrie, elles interviendraient à la suite du « Ségur de la santé, de la mission flash, du Conseil de la refondation... »

Nous republions ci-dessous l’article du 20 octobre sur la situation des services de pédiatrie.

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Il y a une accoutumance aux difficultés de l’hôpital. Les soignant·es s’en excusent même : « On sait que tout le monde en a marre de nous entendre nous plaindre », lâche le professeur de pédiatrie Rémi Salomon. Seulement, les faits sont cruels et les chiffres sans appel.

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© Mediapart

En ce début d’automne 2022, deux semaines après le début de l’épidémie de bronchiolite, « une dizaine d’enfants ont déjà été transférés des réanimations d’Île-de-France parce que 15 à 20 % des lits de pédiatrie sont fermés, faute de personnel paramédical », explique le professeur, président de la commission médicale d’établissement de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), qui concentre les cinq services de réanimation pédiatriques de la région. Les enfants sont partis dans des camions du Smur pédiatriques à Rouen, Reims, Caen, Amiens et Orléans.

Les député·es, qui avaient à peine entamé jeudi l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2023, ont été interrompu·e·s dans leurs débats par le recours du gouvernement au 49-3 dans la soirée. Ils auraient pourtant sans doute apprécié pouvoir interroger l’exécutif sur les moyens accordés à l’hôpital public. Sur le papier, ils sont très importants : le budget des établissements de santé est en forte hausse, de + 4,1 %. En réalité, ce surcroît de moyens est effacé par le coût de l’inflation et de la hausse du point d’indice, ainsi que par les augmentations de salaire accordées par le Ségur de la santé. Et tous ces effort ne parviennent pas à ralentir la spirale infernale de la désertion de l’hôpital public.

Pendant l’épidémie de bronchiolite de 2019, déjà, le transfert d’une vingtaine de petits patients à des centaines de kilomètres de chez eux avait justifié une mission de l’Inspection générale des affaires sociales. Celle-ci avait préconisé d’« avancer à juin la préparation aux épidémies hivernales », ou encore de « stabiliser les ressources soignantes de services de soins critiques en maintenant sur l’année les ressources correspondant aux capacités autorisées ».

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© Santé Publique France.

Seulement, il n’y a eu aucune « préparation » à cette nouvelle épidémie, parfaitement prévisible, et qui conduit chaque année 20 000 enfants à l’hôpital dans un état plus ou moins grave. La raison est toujours la même : « Les ressources soignantes » fuient l’hôpital.

« Au CHU de Rouen, nous avons admis plusieurs enfants franciliens, confirme le professeur Christophe Marguet, chef du service de pneumologie pédiatrique. Des réanimations d’Île-de-France appellent tous les jours pour essayer de transférer des enfants. Pour notre ministre, François Braun, cela ne poserait pas de problème, car nous serions la “proximité de province”. Cela signifie que nous sommes des annexes de l’Île-de-France ? Mais nous avons les mêmes problèmes ! La semaine dernière, nous étions totalement saturés. »

À cause des salaires et des conditions de travail, l’attractivité de l’hôpital public est nullissime.

Professeur Brissaud, CHU de Bordeaux

À Lille, le chef de service de la réanimation pédiatrique Stéphane Leteurtre décrit lui aussi des services de pédiatrie déjà « très pleins », et de nombreuses fermetures de lits, notamment en « néonatalogie, accueillant des bronchiolites chez des enfants de moins d’un mois, par manque de personnels paramédicaux ou médicaux depuis plusieurs semaines ». Et il n’y a aucune perspective de réouvertures de lits, faute de candidatures sur des postes d’infirmières et de puéricultrices.

Le CHU de Lille doit aussi organiser de « nombreux transferts des enfants dans des services hors de leurs secteurs d’origine, mais même cela est de plus en plus difficile à faire, explique le professeur Leteurtre. C’est une perte de temps médical, des heures de négociations, plusieurs fois par jour ». Sans compter le « stress » des équipes qui, faute de places, maintiennent des enfants dont l’état se dégrade dans des services « non appropriés ».

À Bordeaux, 10 % des lits de l’hôpital des enfants du CHU sont fermés, et là aussi il n’y a « personne à recruter », explique le professeur Olivier Brissaud, chef de la réanimation pédiatrique. « Les rares soignants disponibles nous regardent avec un sourcil circonspect. À cause des salaires, des conditions de travail, l’attractivité de l’hôpital public est nullissime. »

Vendredi dernier, le ministre de la santé François Braun a visité l’hôpital des enfants Robert-Debré, à Paris. « Il nous a longuement écoutés, raconte le professeur de réanimation pédiatrique Stéphane Dauger. J’ai pu dire tout ce que j’avais à dire. Un collègue m’a glissé que cela ne servait à rien. Il avait raison, parce qu’il en a conclu quetout est sous contrôle”, puisque les transferts d’enfants sont faits en toute sécurité. Je suis vert de rage ! Bien sûr, le rôle d’un ministre est de rassurer. Bien sûr, un transfert se fait en sécurité. Le problème, et le ministre le sait très bien, n’est pas là : on risque d’avoir un problème avec un petit patient, parce qu’une équipe de Smur pédiatrique sera partie à Rouen, Amiens, Reims, Orléans ou Caen. »

Dans le PLFSS, le professeur Salomon ne voit aucune mesure susceptible d’aider l’hôpital à recruter : « Il faut absolument revaloriser la pénibilité de la permanence des soins ! Les infirmières sont payées 1,07 euro de l’heure de plus la nuit, vous vous rendez compte ? » Pour le Bordelais Olivier Brissaud, « il faut mettre plus de moyens pour l’hôpital public, revaloriser les salaires les plus bas. Les infirmières, les auxiliaires de puériculture, les aides-soignantes doivent pouvoir payer leur loyer, partir en vacances. Avec 1 500 euros par mois, c’est compliqué ! On ne comprend pas pourquoi ce n’est pas compris. À ceux qui restent à l’hôpital public, on ne peut plus se contenter de leur tirer notre chapeau ».

Même pour les médecins, « les 230 euros d’une garde ne sont pas à la hauteur de ces nuits d’enfer aux urgences, où nous sommes submergé·es par les patient·es, dont nous sortons épuisé·es et inquiet·es d’être passé·es à côté de quelque chose d’important. Parce qu’on le sait, à ce rythme, il va y avoir des accidents », met en garde la professeure Christèle Gras-Le Guen, présidente de la Société française de pédiatrie.

On tombe les uns après les autres.

Docteure Pellegrino, pédiatre à l’hôpital de Mantes-la-Jolie

L’afflux est massif aux urgences pédiatriques, partout. À Rouen, par exemple, « on reçoit beaucoup d’enfants pour de simples consultations, parce que les médecins généralistes ou les pédiatres de ville n’ont plus aucun créneau disponible. Les gens attendent, au minimum deux heures. Mardi à 16 h 30, l’attente était de 4 h 30, » explique le professeur Marguet. Il est cependant conscient que Rouen n’est pas dans la situation la plus difficile.

Dans les hôpitaux généraux d’Île-de-France, hors CHU, l’attente est de « huit heures pour les situations non urgentes », reconnaît la pédiatre de Mantes-la-Jolie Béatrice Pellegrino, qui représente les services de pédiatrie des centres hospitaliers franciliens. « Il y a une explosion de la demande aux urgences, alors qu’on n’a pas plus d’hospitalisations. Des parents anxieux amènent leurs enfants dès l’apparition d’une fièvre, ou même pour avoir un certificat médical pour justifier une absence pour leurs employeurs. » La pédiatre a rencontré, avec d’autres, le ministre de la santé François Braun, pour plaider notamment pour une « éducation à la santé de la population : les parents doivent reconnaître les signes de gravité et préserver les urgences quand cela peut attendre ».

En Île-de-France comme ailleurs se pose aussi l’insoluble question de l’accès aux soins de ville, qui sera aussi au programme du PLFSS : de nombreux territoires sont désertés par les médecins libéraux, qui n’assurent que partiellement une permanence de soin le soir ou le week-end. « Si tout le monde prenait sa part, cela nous soulagerait un peu », dit Béatrice Pellegrio. En attendant, « une cinquantaine de pédiatres manquent en Île-de-France. Toutes les équipes en ont perdu. On tombe les uns après les autres ».

Des enfants font déjà les frais de cette situation dégradée, toujours les mêmes, les plus fragiles. « On doit espacer les consultations de nos enfants diabétiques. Certains ne peuvent pas être mis sous pompe à insuline, alors qu’ils en ont besoin », explique encore la pédiatre.

Elle ne veut pas rentrer dans les détails, mais elle le reconnaît : « Des services d’urgences pédiatriques ferment ponctuellement, en raison du manque de personnel médical et paramédical. Il y aura des fermetures partielles ou totales sur l’hiver. » Les équipes sont si fragiles que quelques arrêts peuvent les faire tomber : « On ne sait pas ce que sera notre semaine prochaine... »

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