Arcachon (Gironde).– « Nous sommes les meilleurs marins d’Afrique, et ça, les Français l’ont bien compris. » Doumia Sarr, la cinquantaine, touille sa tasse de thé sucré. La douceur de son regard contraste avec la dureté de ses traits, creusés par le sel et le vent. « Tout a commencé sur nos petites pirogues au Sénégal, un pays où même si tu es cadre ou bureaucrate, tu as un fond de pêcheur en toi », explique-t-il, un cure-dent coincé à la commissure des lèvres.
Doumia Sarr est arrivé en 1988 à Arcachon des îles du Saloum, au sud de Dakar, grâce à un contrat de travail émis par un armateur local, lui ayant permis d’obtenir un visa puis un titre de séjour renouvelable. Il fait partie de la deuxième génération de pêcheurs sénégalais à s’être installée sur le bassin. À bord du Petit Loïc, le fileyeur avec lequel il part en mer, parfois quinze jours d’affilée, il pêche la sole, le merlu et le bar.
Son cas n’est pas isolé. À Arcachon, une trentaine de pêcheurs sénégalais se sont installés autour du port. Sans eux, « la moitié des bateaux resterait à quai », affirme un armateur du bassin.
Alors que les Français se font de plus en plus rares à bord, hormis au poste de capitaine, les besoins en main-d’œuvre se font sentir. Dans le golfe de Gascogne comme en Bretagne, marins sénégalais, espagnols et portugais alimentent les criées françaises en poisson.
En France, 25 % des marins qui travaillent pour la grosse pêche sont étrangers, selon les données de l’Observatoire prospectif des métiers et des qualifications de la pêche. Mais cette problématique touche toute l’Europe. Des chiffres similaires sont retrouvés en Allemagne ou en Irlande, pays qui emploient massivement des travailleurs de nationalité d’Afrique de l’Ouest, mais aussi des Indonésiens et des Philippins.
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Si le secteur n’est pas clairement identifié comme étant « en tension » par l’Union européenne, les difficultés de recrutement y sont pourtant bien présentes. Considéré comme l’un des métiers les plus dangereux au monde, la pêche souffre d’un manque d’attractivité criant, qui pousse les armateurs à recruter des marins étrangers, arrivés pour la plupart en Europe après des parcours migratoires difficiles.
Si certains travaillent dans la légalité, d’autres sont victimes de pratiques abusives et de maltraitances à bord des navires. Selon les chiffres de l’Organisation internationale du travail, près de 128 000 pêcheurs sont victimes chaque année de travail forcé à travers le monde. D’après la Coalition pour la transparence financière, une ONG américaine qui enquête sur la pêche illégale, 22,5 % des vaisseaux de pêche semi-industrielle et industrielle accusés de pratiques liées au travail forcé sont européens.
Pourtant, la question des conditions de travail à bord des bateaux de pêche est rarement abordée à la Commission européenne, même dans le contexte électoral actuel. Si l’Union européenne (UE) a adopté la directive sur le devoir de vigilance concernant les enjeux environnementaux et les droits humains des entreprises en 2024, le texte ne concerne que celles de plus de 1 000 salarié·es et dont le chiffre d’affaires est supérieur à 450 millions d’euros. En France, aucune entreprise de pêche ne dégage un chiffre d’affaires aussi important.
Un métier qui n’attire plus
« Nous n’avons pas su rendre notre métier attractif », affirme Franck Lalande, propriétaire de trois fileyeurs amarrés à Arcachon et président du syndicat local des pêcheurs. Il existe une « perte de la culture maritime en France », explique celui qui se dit en « recherche continuelle de marins ».
Un constat partagé par Sylvie Roux, déléguée pêche à la CFDT de Lorient : « Ce dont on se rend compte aussi, c’est que la génération des plus jeunes n’a plus envie de cette vie-là. On a décrit la pêche comme le rêve, la mer, la navigation, le voyage, la liberté. Ce n’est pas un espace de liberté, loin de là. C’est un des métiers où il y a le plus de contraintes ou de réglementations. »
En trois décennies, l’image du secteur a été ternie par la casse des bateaux pour limiter la surpêche, et des conditions de travail compliquées (sorties de nuit, dans le froid, avec peu de sommeil, répétition de gestes physiques et techniques...). Anciennement métier de passionnés perpétuant la tradition familiale, la pêche n’attire plus.
S’ils permettent un bon niveau de rémunération – 3 000 euros par mois en moyenne, si la pêche est bonne – et un départ à la retraite à 55 ans, les navires vieillissants de la flotte européenne rendent les conditions de navigation difficiles. Les marins dissuadent ainsi leurs enfants de faire ce métier, après avoir eux-mêmes trop souffert. « Quel parent a envie d’envoyer ses gamins dans une école de pêche pour embarquer sur des vieux bateaux dont on exige malgré tout qu’ils restent très sécurisés ? Ce n’est pas attractif pour un gamin », explique Sylvie Roux.
Le recrutement d’une main-d’œuvre immigrée est devenu essentiel pour continuer de faire tourner les ports de pêche, comme celui d’Arcachon. En 1995, Doumia a été rejoint par Sana, son cousin. Les deux hommes louent une petite maison non loin du port, au mobilier sommaire et aux pièces surchauffées. « Ce qui est le plus difficile pour nous, c’est la météo », sourit Sana.
Bien qu’ils vivent en Gironde depuis quelques dizaines d’années, Doumia et Sana Sarr ont laissé leurs femmes et enfants au Sénégal, qu’ils visitent une fois par an et à qui ils envoient presque tous leurs salaires, ne vivant sur place qu’avec le strict minimum. Sana balaye tout sentimentalisme et tranche : « Si tu aimes quelqu’un, il faut l’aimer avec son métier. » Sa vie conjugale est rythmée par les appels vidéo et les messages échangés sur WhatsApp.
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Et puis, il y a les conditions de travail à bord des bateaux, les nuits passées à pêcher sans s’arrêter, car « tant qu’il y a du poisson, il faut travailler ». Le mal de mer, qui parfois met plusieurs jours à passer, malgré l’habitude. La dangerosité du métier et les accidents, parfois mortels. « La mer, c’est fatigant, dit Doumia. Imagine, tu travailles soixante-douze heures de suite, c’est dur. Mais c’est le métier, et comme dans tout métier, il faut de la volonté. »
Le « parcours du combattant » de la régularisation
Pourtant, malgré la dépendance de la plupart des armateurs d’Arcachon aux marins étrangers, il est de plus en plus difficile de faire venir ces derniers sur place avec des papiers en règle. Face aux difficultés administratives, les patron·nes se tournent depuis une dizaine d’années vers le Portugal, dont les citoyen·nes n’ont pas besoin de titre de séjour, seule la conversion des brevets de pêche étant obligatoire.
« Avoir les bons papiers relève du parcours du combattant, dénonce Franck Lalande, président du syndicat local des pêcheurs. Notre rôle en tant qu’armateurs est d’accompagner les Sénégalais, de leur fournir un contrat pour opérer une demande de visa, puis de titre de séjour, et d’effectuer toutes les reconnaissances de titres nécessaires. »
Afin d’alléger les démarches, certains pêcheurs du Sénégal migrent (en passant par le Maroc) vers l’Espagne, où il est plus facile de passer son diplôme de pêche et d’obtenir des papiers. « Régulariser un Sénégalais peut prendre jusqu’à plusieurs mois », regrette Franck Lalande. Quant à faire travailler des sans-papiers, il vaut mieux ne même pas y penser. Les contrôles, à quai comme en mer, sont très réguliers. « On a l’impression que la pêche est un milieu désorganisé, mais c’est tout le contraire », conclut l’armateur.
En France, jusqu’à cinq organisations contrôlent la pêche, notamment les douanes, la gendarmerie maritime ou les « Afmar » (la direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l’aquaculture). Une sécurité bien plus forte que parmi ses voisins européens, même si pas toujours coordonnée.
Pêcheur est le métier le plus dangereux au monde.
Ousseynou Sarr a rejoint son père à Arcachon en 2009 via le regroupement familial, ce qui lui a permis d’effectuer des études de management en France. Son père, pêcheur retraité, est reparti vivre au Sénégal, mais Ousseynou est resté à Arcachon où il vit avec son frère, également marin.
En décembre 2023, le jeune homme a fondé avec d’autres Sénégalais l’Association de la communauté des marins-pêcheurs sénégalais, à la suite du naufrage du Cycnos, un bateau arcachonnais, dans lequel deux de ses compatriotes ont perdu la vie. « Quelques jours avant sa mort, Karamo, un pêcheur installé depuis vingt-cinq ans à Arcachon, est venu me demander de lui réserver un billet d’avion pour Dakar. Le billet est toujours là, sur ma table de chevet. Il aurait dû s’envoler le 2 février », soupire Ousseynou Sarr, qui a perdu son oncle dans un naufrage il y a quinze ans.
Depuis le drame, le descendant de pêcheurs est quotidiennement en lien avec la femme de Karamo. Une cagnotte à laquelle tout Arcachon a contribué a été créée, et l’argent envoyé aux familles des deux disparus. « C’est le destin, tôt ou tard, on va tous partir un jour », commente Doumia à l’évocation du naufrage. « Pêcheur est le métier le plus dangereux au monde », rappelle tristement Yves Herszfeld, ancien directeur du port de pêche d’Arcachon.
Alors dans les jours ayant suivi le naufrage, Ousseynou Sarr s’est donné pour mission de « promouvoir la solidarité entre les pêcheurs sénégalais et la communauté arcachonnaise et d’accueillir les nouveaux arrivants », martèle-t-il en regardant le port où il a passé ses dix dernières années.
Le jeune homme se souvient de l’époque où, âgé de 18 ans, il vendait les poissons pêchés par son père sur la criée, pour se faire un peu de sous. Les yeux rivés vers le large, il évoque les conditions de travail éreintantes à bord des bateaux et la responsabilité qui pèse sur les pêcheurs sénégalais, souvent unique soutien financier d’une famille entière restée au pays.
Renouvellement de titre de séjour, rendez-vous avec l’Office français d’immigration et d’intégration (Ofii), regroupement familial… Ousseynou Sarr s’occupe des démarches administratives de chacun des marins-pêcheurs : « Parfois, ils sont en mer quand les convocations à l’Ofii tombent. Ce sont nos pères, nos frères, nos oncles, et je m’engage à être là pour eux. »
Travail forcé
Si les Sénégalais installés à Arcachon sont en règle, les cas de marins-pêcheurs sans papiers et maltraités se multiplient en Europe. Noel Abdallah a été recruté sur un bateau nord-irlandais par l’intermédiaire d’une agence implantée dans son pays, le Ghana, qu’il a payée 1 000 euros pour effectuer le voyage jusqu’en Europe. À son arrivée à Belfast (Royaume-Uni), où il obtient un visa de transit via son passeur, il signe un contrat de travail d’une durée de quinze mois, pour lequel il sera payé quelques centaines d’euros mensuels.
À bord, le travail excède les vingt heures quotidiennes de pêche. Les conditions de vie sont primaires. Si un marin décide de rompre son contrat pour cause de mauvais traitement, il prend le risque de n’être pas payé. « Le cas de Noel Abdallah n’est qu’une minuscule partie de l’iceberg », affirme Michael O’Brien, syndicaliste au sein de l’International Transport Workers’ Federation, implantée partout en Europe.
Le cœur du problème se trouve dans ces agences de « manning », c’est-à-dire de recrutement de marins étrangers, sélectionnées par de nombreux armateurs européens dans l’objectif d’abaisser leurs coûts sociaux. Un dumping social qui prospère en raison de l’absence d’une réglementation ciblée à l’échelle européenne, chaque État étant libre de réguler comme il l’entend. Si l’Espagne est familière de ces agences, elles ont encore du mal à s’implanter en France où les contraintes, notamment sur les contrats de travail, sont importantes.
Si la question de l’exploitation de migrants à bord des navires de pêche européens n’est pas arrivée jusqu’à la commission pêche, son président, l’eurodéputé macroniste (Renew) Pierre Karleskind, assure être attaché à la garantie des bonnes conditions de travail. Pour autant, il affirme que « le corpus législatif existe déjà » et que « le contrôle de la mise en œuvre des lois européennes incombe aux pays, à l’inspection du travail ». Mais peut-être l’UE devrait-elle « harmoniser l’inspection du travail à bord des bateaux ? », s’interroge-t-il.
Pêcheurs et armateurs sont unanimes. Tous dénoncent à la fois le durcissement des politiques migratoires et l’opacité des démarches administratives. « On souhaite que les démarches soient facilitées. Nous, on vit ici, on paye des impôts, on cotise en France. Alors pourquoi est-ce si compliqué de faire venir nos familles ? », s’interroge Ousseynou Sarr. « Le Sénégal, ce n’est pas l’Europe, déplore Yves Herszfeld. Il faudrait que les décideurs politiques parviennent à simplifier les choses. » Un constat partagé par Doumia et Sana Sarr qui regrettent qu’avec la loi immigration, « il sera plus compliqué pour la nouvelle génération de venir s’installer en France ».