« Il est démontré que les convictions de Salah Abdeslam demeurent intactes, qu’il reste fidèle à son idéologie de sorte que sa dangerosité demeure réelle. » C’est par ces mots que la cour d’assises spéciale a justifié, mercredi, dans son arrêt de 126 pages, la condamnation du dixième homme des commandos de Paris à une peine de réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté incompressible.
« Même s’il reconnaît une “part de responsabilité” dans les faits qui lui sont reprochés », Salah Abdeslam s’est attaché lors des débats « à minimiser son rôle », pour « ne pouvoir être considéré comme coauteur des crimes perpétrés le 13 novembre 2015 », et « à se réfugier derrière le droit au silence » face à certaines questions. Il a notamment refusé de répondre sur des sujets risquant « d’impliquer les coaccusés » ou permettant de comprendre « le fonctionnement de la cellule terroriste et la répartition des rôles entre chacun, dont le sien ».
En dépit de sa collaboration sur certains points à l’audience du 13 avril, ses silences calculés ont pesé lourd. « La cour a considéré que ce positionnement de Salah Abdeslam confortait son absence de réflexion réelle comme de remise en cause des faits qui lui sont reprochés, comme sa volonté de ne pas trahir l’État islamique », souligne l’arrêt de la cour d’assises.

Les magistrats ont aussi retenu des éléments de l’expertise psychiatrique de l’accusé effectuée peu après l’ouverture du procès en septembre 2021, concluant « à l’absence de trouble de la personnalité ou d’anomalie mentale ».
« Sur le plan criminologique, les experts concluent à un état dangereux, conséquence de son engagement jusque-là sans faille dans un projet terroriste de masse », écrivent-il. Les experts ont relevé « une oscillation chez l’accusé » entre « son engagement absolu », « un discours plaqué témoignant de sa radicalisation » et « son humanité, qu’il laisse entrevoir et voudrait voir reconnue ». « Il en résulte, résument les juges, un débat interne dont il a conscience et qu’il parvient à formuler. »
« Si une évolution de l’accusé vers une “réhumanisation” est possible, au prix toutefois d’un risque d’effondrement suicidaire, Salah Abdeslam se trouve encore enfermé dans un certain carcan idéologique issu d’un processus d’endurcissement de plusieurs années […], n’exprimant aucun regret ni aucun sentiment de culpabilité. » Pour apprécier sa dangerosité, et sa faculté de réinsertion, la cour a pris en compte son engagement idéologique, mais aussi « ses déclarations pour le moins ambiguës à l’audience ».
Salah Abdeslam a « fait valoir et revendiqué au cours des débats son statut de combattant de l’État islamique », relève la cour. Il a « affirmé comme légitimes les actes commis au nom de l’État islamique » et, enfin, il a « déclaré assumer ses actes tout en minimisant son implication ». L’accusé a ainsi démontré son « absence de toute prise de conscience de la gravité des faits », et « l’absence de regrets et de remise en cause », « même s’il a pu exprimer avoir été touché par les témoignages des parties civiles ».
La cour n’a pas retenu les explications de Salah Abdeslam tendant à faire croire qu’il aurait renoncé à actionner son gilet “par humanité”.
Lors de ses derniers mots, lundi, il a réitéré ses « excuses » aux victimes, en se plaignant maladroitement que certains doutent de sa sincérité. De fait, la cour a estimé que ses propos, « sans aucune ambiguïté quant à son engagement », et « l’absence de remise en cause de ses convictions ayant conduit aux attentats » ne témoignaient d’« aucune évolution » avec les éléments recueillis lors de l’enquête, contrairement à ce qu’Abdeslam a soutenu.
Salah Abdeslam a participé aux faits en tant que coauteur, « en pleine connaissance de cause ». La cour d’assises spéciale a repris en totalité les charges retenues contre lui par l’accusation.
D’abord sa radicalisation, et sa participation à l’association de malfaiteurs terroristes, n’a pas été soudaine.
La « concordance des témoignages quant à la réalité des visionnages des vidéos de propagande de l’État islamique » au café des Béguines, bien avant mi-2015, doit être rapprochée, selon la cour, des déclarations de Salah Abdeslam au sujet de l’engagement de son frère Brahim, membre du commando des terrasses, kamikaze du Comptoir Voltaire.
« Il ressort que son frère Brahim, deux à trois mois après son retour de Turquie, soit en avril ou mai 2015, va lui révéler avoir été en Syrie, pour ensuite lui conseiller […] de rester en Belgique pour “l’aider à travailler”, notamment en allant chercher en Europe des personnes qu’il finira par avouer savoir qu’elles étaient engagées au sein de l’État islamique. »
Dès lors, vu « son engagement auprès de son frère, comme il le soutient », « sa participation effective au groupement » ne peut s’entendre « qu’en ayant conscience du but terroriste poursuivi par le groupement dont faisait partie son frère ».
Voiture ouvreuse du convoi de la mort
Les tentatives de Salah Abdeslam à l’audience de « différer » la date de son intégration de la cellule basée en Belgique, « au plus près des attentats commis en France, soit 48 heures avant », « n’ont pas convaincu la cour ».
Selon l’arrêt de la cour d’assises, il résulte « de la procédure et des débats » que « Salah Abdeslam a effectivement participé dès le 1er septembre 2015 à doter la cellule non seulement de moyens humains, en assurant le rapatriement jusqu’en Belgique de terroristes projetés depuis la Syrie, mais encore de moyens matériels entrant dans la confection des explosifs, outre son implication de premier ordre dans la location des deux caches en France, et de deux des trois véhicules allant servir au convoi de la mort et à commettre les attentats en France ».
À l’issue des débats, Salah Abdeslam a reconnu n’avoir rapatrié que deux commandos sur les cinq : celui concernant Najim Laachraoui et Mohamed Belkaïd le 10 septembre 2015 (soit le deuxième rapatriement), et celui d’Ahmad Alkhald, Osama Krayem et Sofien Ayari le 3 octobre 2015 (soit le quatrième rapatriement). Ses dénégations concernant le premier rapatriement de Bilal Hadfi et Chakib Akrouh le 1er septembre 2015, et le troisième rapatriement d’Ismaël Mostefai, Foued Mohamed Aggad et Samy Amimour, le 19 septembre 2015 « n’ont pas emporté la conviction de la cour » dès lors qu’il a lui-même loué les véhicules utilisés – une BMW pour le premier et une Audi A6 pour le second. Seul le dernier rapatriement ne peut lui être imputé à ce stade, selon la cour.
Les magistrats concluent aussi qu’il a participé aux achats de produits entrant dans la composition des explosifs confectionnés par la cellule. Avant d’effectuer diverses locations indispensables aux commandos. « S’agissant des préparatifs réalisés peu avant les attentats du 13 novembre 2015, Salah Abdeslam va personnellement louer dès le 9 novembre en Belgique deux des trois véhicules pour commettre les attentats en France, soit le véhicule Renault Clio dont il sera le conducteur et qui servira à conduire le commando du Stade de France, et le véhicule Wolkswagen Polo qui servira à acheminer notamment le commando du Bataclan. »
Le 11 novembre, accompagné de Mohamed Abrini, Salah Abdeslam se rend à Alfortville afin de louer deux chambres d’hôtel. Puis le 12 novembre, à 3 heures du matin, au moyen de la Clio, il va récupérer le véhicule Seat avec son frère Brahim et Mohamed Abrini. « Ce véhicule se rendra à la cache de Charleroi à 5 h 25 pour n’en repartir qu’à 15 h 51, constituant avec la Clio et la Polo le “convoi de la mort” ; la Clio servira de “voiture ouvreuse”, suivie de la Polo et de la Seat qui se stationnera rue Georges-Tarral, à Bobigny, à 19 h 37 », rappelle la cour.
Bien qu’il s’en soit défendu à l’audience, la cour juge que « l’exploitation du GPS intégré à la Clio, rapprochée de la téléphonie et de la notice retrouvée dans le vide-poches central de la Clio » – qui comporte la mention de la place de la République et de l’Aéroport Charles-de-Gaulle – tendent à conforter l’idée que « des repérages ont été effectués au moyen de la Clio le 13 novembre 2015, non seulement au Stade de France (avenue du Stade de France à Saint-Denis), place de la République, donc à proximité des bars attaqués et du Bataclan ». L’ADN d’Abdeslam et celui du chef des commandos Abdelhamid Abaaoud ont été retrouvés sur la notice en question.
Les explications de Salah Abdeslam « selon lesquelles il aurait procédé seul, avec son frère Brahim, en partant à pied ou en taxi dans Paris à des repérages d’un bar dans le XVIIIe arrondissement, alors que la cellule disposait à Bobigny de deux véhicules, soit la Clio et la Seat, apparaissent totalement fantaisistes ».
Le gilet défectueux
À l’audience du 13 avril, l’accusé avait en outre, pour la première fois, expliqué avoir renoncé à déclencher sa ceinture explosive dans le café où il était entré, et avoir dû abandonner la Clio à cause d’une panne. « La cour n’a pas retenu les explications de Salah Abdeslam tendant à faire croire qu’il aurait renoncé à actionner son gilet “par humanité” mais a considéré qu’il y avait été contraint en raison du défaut de conception de son gilet », souligne l’arrêt de la cour d’assises.
« Salah Abdeslam a reconnu et maintenu à l’audience avoir été muni d’un gilet explosif le 13 novembre lorsqu’il va déposer au Stade de France Bilal Hadfi et les deux Irakiens également porteurs d’un gilet explosif et dont il sait qu’ils vont se faire exploser au Stade de France, relève la cour. Contrairement à ses dernières explications devant la cour, invérifiables plus de six ans après les faits et dénuées de toute précision quant au prétendu bar du XVIIIe arrondissement dans lequel il aurait dû se faire exploser, la cour a retenu que Salah Abdeslam dans sa seule déclaration sur le fond le 19 mars 2016, d’une part n’avait jamais invoqué une panne de la Clio, étayée par aucun élément du dossier, mais surtout avait admis être le 10e homme ayant agi ce soir-là. »
« L’expertise de ce gilet a établi qu’il n’était pas fonctionnel », soulignent les magistrats, qui rappellent qu’Abdeslam s’était plaint de son « matériel défectueux » dans un document retrouvé par la suite en Belgique.
La cour rappelle que la première revendication des attentats perpétrés en France par l’État islamique dès le 14 novembre 2015 a fait précisément état de « huit frères (alors qu’à ce stade seuls sept sont décédés) porteurs de ceintures d’explosifs et armés de fusil d’assaut » ayant « pris pour cibles des endroits choisis minutieusement, et cite expressément le Stade de France, le Bataclan et d’autres cibles dans les Xe, XIe et XVIIIe arrondissements, et ce simultanément ». « Cette revendication nécessairement préparée à l’avance traduit le projet d’attentats concertés dont l’un devait manifestement avoir lieu dans le XVIIIe arrondissement où Salah Abdeslam a donc abandonné son véhicule et en est descendu muni de sa ceinture explosive, avant de l’abandonner pour cause de dysfonctionnement », tranche la cour.
Concernant « la connaissance par Salah Abdeslam » du « plan coordonné des attaques terroristes projetées en France », l’exploitation de l’ordinateur de la cellule belge d’un dossier établit de manière incontestable, que le dossier « 13 novembre » a été créé le 7 novembre 2015, et qu’il fait déjà apparaître cinq groupes constitués – le groupe des terrasses (Omar), le groupe du Bataclan (les Français), le groupe du Stade de France (les Irakiens).
« Il s’ensuit qu’à la date du 12 novembre 2015, lorsque Salah Abdeslam prétend accepter sa mission attentat suicide confiée par Abdelhamid Abaaoud, le plan concerté et coordonné des attaques terroristes est parfaitement établi et nécessairement discuté pendant les 10 heures passées dans la cache de Charleroi, et durant tout le trajet jusqu’en région parisienne. »
Le cloisonnement au sein de la cellule invoqué par différents avocats de la défense n’est pas crédible à ce stade avancé de l'opération, selon la cour. La coordination des attaques le montre aussi.
« Cette coordination est également vérifiable au travers de la téléphonie dès lors que la procédure révèle que les coordinateurs restés en Belgique ont eu recours à six lignes téléphoniques distinctes, toutes activées le 11 novembre mais à chaque fois en contact avec une seule ligne téléphonique utilisée par les auteurs des attentats de Paris, avec recours à un numéro d’appel spécifique pour chaque jour. »
Selon la cour, « une telle organisation n’a pu être improvisée », « et la distribution des puces ou téléphones confiés aux auteurs des attentats, toutes activées le 11 ou 12 novembre avant leur départ de Belgique, comme le mode opératoire gage d’étanchéité entre les remontées d’informations aux coordonnateurs restés en Belgique ont nécessairement été explicités aux auteurs avant qu’ils ne quittent la planque de Charleroi et la Belgique ».
« Ceci est totalement contraire aux déclarations de Salah Abdeslam selon lesquelles il n’aurait été au courant ni des cibles ni des modes opératoires, alors même que les occupants de la Clio qu’il conduisait étaient munis d’un téléphone dédié et devaient nécessairement remonter les informations au coordinateur belge, et ce d’autant plus que ce véhicule ouvrait la route, les deux autres véhicules transportant notamment les armes, munitions et gilets explosifs les suivant. »
Dès lors, ayant participé à ce plan d’attaques concerté et simultané, plan se traduisant par des meurtres et tentatives de meurtres au moyen d’armes de guerre et de gilets explosifs, moyens dont il avait toute connaissance, « Salah Abdeslam doit être considéré comme coauteur de l’ensemble de ces crimes commis à Paris et Saint-Denis les 13 et 14 novembre 2015, s’agissant d’une scène unique de crime », a conclu la cour d’assises.