L’avenir de la démocratie américaine au cœur des élections de mi-mandat

Les « midterms » ont lieu le 8 novembre prochain aux États-Unis. Ce scrutin sera déterminant pour la suite de la présidence de Joe Biden et aura aussi des conséquences pour le reste du monde. Première chronique de la chercheuse et historienne Maya Kandel pour Mediapart. 

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Les « midterms », considérées comme un référendum sur le président en place après deux ans de mandat, ont souvent marqué des tournants politiques aux États-Unis, voire inauguré de nouvelles ères, comme en 1994 ou en 2010. 

En 1994, sous la houlette du républicain Newt Gingrich et de son « Contrat avec l’Amérique », les républicains avaient repris la majorité dans les deux chambres du Congrès pour la première fois depuis 1954, face à un Bill Clinton qui avait échoué à faire voter sa grande réforme de santé.

En 2010, la vague Tea Party, avant-garde du trumpisme, avait stoppé net les ambitions de Barack Obama, en ajoutant 63 républicains à la Chambre des représentants.

Ces élections 2022, qui auront lieu le 8 novembre, sont déterminantes pour la suite de la présidence Biden, sur le plan de la politique intérieure et de la poursuite du programme démocrate, et sur la nomination des juges, y compris ceux de la Cour suprême.

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Elles auront aussi des conséquences pour le reste du monde, par leur impact sur certains dossiers de politique étrangère, un domaine gagné par la polarisation partisane et qui fait l’objet de débats intenses au Congrès entre partis mais surtout au sein des deux principaux, républicain et démocrate.

On peut citer le cas de l’aide américaine à l’Ukraine, puisqu’il faut rappeler que 57 républicains avaient déjà voté « contre » en mai dernier ; d’autres exemples sont le soutien militaire à Israël ou à Taiwan, ou encore l’exportation de gaz américain aux Européens, auxquels certains élus s’étaient également opposés au printemps dernier. Or il est probable que les républicains reprennent la majorité à la Chambre des représentants, peut-être aussi au Sénat, même si les pronostics à ce stade sont extrêmement serrés et que l’été a redonné espoir aux démocrates.

La campagne générale vient de débuter, après six mois d’élections primaires dans les deux partis et l’ensemble du pays. Le 13 septembre avaient lieu les trois dernières primaires dans trois États de la côte Est (New Hampshire, Rhode Island et Delaware).

Les midterms portent surtout cette année un enjeu plus crucial pour l’avenir de la démocratie américaine, et d’un certain nombre de droits fondamentaux, de l’avortement au droit de vote, dans une grande partie du pays. Ce seront les premières élections fédérales depuis celles de 2020, qui ont vu le perdant, Donald Trump, refuser de reconnaître sa défaite et donc la légitimité de son successeur, pour la première fois de l’histoire américaine contemporaine.

Ce seront aussi les premières élections depuis l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021, insurrection encouragée par le président Donald Trump dans le but d’empêcher la passation de pouvoir à l’issue des élections, en bloquant la certification prévue par la Constitution.

Les leçons des trois dernières primaires

Elles se déroulent dans un contexte politique à la fois hyper-polarisé (on parle de tribalisme), où les majorités sont faibles et où l’issue se joue dans quelques États ou circonscriptions : il suffit de cinq victoires à la Chambre et une au Sénat pour que la majorité change dans le prochain Congrès.

Surtout, les primaires sont cruciales car la majorité des circonscriptions est de toute façon acquise à l’un des deux camps : sur 435 sièges à la Chambre, moins de 10 % sont réellement en compétition ; au Sénat, qui est renouvelé par tiers (34 sièges en jeu cette année), la majorité se jouera principalement dans cinq États, pivots habituels du Sénat et des présidentielles récentes – Géorgie, Arizona, Wisconsin, Nevada, et Pennsylvanie.

Les primaires avaient une importance particulière cette année en raison des redéfinitions en cours dans chacun des deux partis. Les deux interrogations majeures portaient sur l’influence de Trump et de son mouvement MAGA (Make America Great Again) au sein du parti républicain ; et sur l’équilibre entre progressistes et centristes chez les démocrates. Les réponses sont désormais claires et ont été confirmées par les primaires du 13 septembre, marquant la fin du cycle commencé six mois plus tôt au Texas.

Dans le New Hampshire, c’est le général à la retraite Don Bolduc, candidat d’extrême droite complotiste soutenu par Trump, qui l’a emporté face au républicain plus modéré Chuck Morse. Comme dans plus d’une dizaine d’États, des groupes démocrates ont financé des publicités en sa faveur, faisant le pari dangereux qu’il serait plus facile à battre pour la sénatrice démocrate sortante, Maggie Hassan.

La question de l’influence de Trump et du trumpisme après 2020 et le 6-Janvier, que certains se posaient encore, est sans équivoque à l’issue des primaires : les électeurs et électrices républicain·es ont choisi les candidat·es trumpistes, et éliminé celles et ceux qui avaient voté la destitution. Parmi ces derniers, sur 13 en tout au Congrès, seuls trois conservent une chance d’être présents dans le prochain Congrès. Sur les sièges ouverts (sans sortant), le candidat soutenu par Trump l’a emporté dans 41 primaires sur 45.

Côté démocrate, là aussi à l’image de l’ensemble des primaires, ce sont plutôt les centristes qui l’ont emporté dans le très démocrate Rhode Island, même si plusieurs candidat·es progressistes ont obtenu des résultats en hausse. À l’issue de ce cycle 2022, la révolution progressiste semble être mise en pause : on est très loin du mouvement de 2018, puisque cette fois les centristes l’ont majoritairement emporté, même si localement les progressistes ont vu leurs scores augmenter.

Le critère de la possibilité d’être élu·e lors des élections générales l’a emporté, à l’inverse du camp républicain, puisque dans plusieurs courses serrées, les démocrates les plus à gauche se sont parfois retiré·es pour améliorer les chances du parti.

Enfin, dans le minuscule Delaware, où Biden est allé voter en personne, les sortants ont perdu, illustration d’un dégagisme particulièrement élevé de la part des électeurs, alors que traditionnellement les sortant·es l’emportent dans la majorité de leurs primaires. Ajoutée au nombre important de départs, cette tendance accroît l’incertitude quant au résultat du scrutin.

Dans les États, des élections encore plus cruciales

La campagne pour les élections générales a désormais commencé, les écrans saturés de publicités de campagne et le retour en force des sujets sur l’immigration sur Fox News en témoignent.

Joe Biden en avait anticipé le lancement par un discours offensif en Pennsylvanie début septembre contre les MAGA, les républicains trumpistes, qu’il a qualifiés de « semi-fascistes » : l’adjectif faisait référence au culte de la personnalité autour de Trump et à l’évolution anti-démocratique avérée de cette faction du parti (majoritaire chez les électeurs et électrices républicain·es), puisque les candidat·es MAGA ont refusé de dire s’ils accepteraient le résultat des élections, en écho à Trump.

JUST IN: President Biden Lambasts « MAGA Republicans » In « Soul Of America » Address | FULL SPEECH © Forbes Breaking News

L’avenir de la démocratie américaine est bien au cœur des enjeux de ces midterms 2022 et se joue en particulier dans les élections au niveau des États. Parmi les nombreuses élections qui auront lieu dans les États en même temps que celles au Congrès fédéral, il faut mentionner en particulier les assemblées locales, ainsi que les deux tiers des gouverneurs, « Attorney General » (AG, ministre de la justice de l’État), et secrétaires d’État.

Ces mandats sont décisifs, en particulier dans l’organisation et la certification de toutes les élections états-uniennes, puisque la Constitution laisse ce soin aux États ; en raison du droit de veto des gouverneurs sur les lois votées par les législations locales, par exemple pour restreindre l’accès au vote ou le droit à l’avortement ; pour le rôle des gouverneurs sur le choix de poursuites criminelles contre des médecins ou des femmes à la suite des nouvelles restrictions sur l’avortement.

Plus largement, la Cour suprême à majorité conservatrice poursuit son travail de sape des prérogatives et droits fédéraux, qu’ils concernent les femmes, la lutte contre le changement climatique et l’environnement, ou encore le droit à la vie privée, ce qui transfère la réglementation de ces sujets aux États.

C’est donc là en particulier que se joue l’avenir de la démocratie américaine, la capacité du pays à tenir et à respecter les prochaines élections en 2024, dont la présidentielle, et plus largement les droits des Américaines et Américains. Or, là aussi, les primaires ont donné un avant-goût inquiétant, puisque plus de 120 candidat·es républicain·es issu·es des primaires contestent la validité des scrutins et annoncent des réformes, y compris dans des États qui auraient pu changer l’issue de l’élection 2020.

Un référendum sur le président et l’économie

Traditionnellement, le parti présidentiel perd des sièges au Congrès lors des midterms. Au cours du dernier demi-siècle, il n’y a eu que deux exceptions à cette règle, en 1998 et en 2002. Ces élections sont normalement un référendum sur le président et l’économie.

Mais plus rien n’est normal aux États-Unis, où même l’état de l’économie est sujet à débat : certes, il y a de l’inflation, mais les prix à la pompe sont en décrue depuis juin ; le chômage est au plus bas et les salaires augmentent, mais le coût de la vie aussi ; les inégalités ont baissé grâce au plan de relance Covid et au moratoire décidé par Biden sur la dette étudiante, mais la majorité de la population considère que le pays va dans la mauvaise direction.

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Joe Biden lors de la discussion sur les investissements du plan de sauvetage américain à la Maison Blanche, à Washington le 2 septembre 2022. © Photo Haiyun Jiang / The New York Times / REA

Depuis fin 2021, tout semblait annoncer une vague républicaine au Congrès pour les midterms, face à un président Biden apparemment impuissant malgré sa majorité au Congrès et des républicain·es à l’offensive sur les guerres culturelles. Le constat était déjà discutable, alors que Biden avait obtenu du Congrès le vote d’une loi de relance ambitieuse dès le début de son mandat, puis d’une loi sur les infrastructures qui venait combler un vide de plusieurs décennies, deux exploits politiques au vu des faibles marges démocrates au Congrès.

Mais la gestion calamiteuse du départ d’Afghanistan était encore dans les mémoires, le Covid poursuivait ses vagues d’éternel retour, et la popularité de Biden était en chute libre. La décision début juin de la Cour suprême de mettre fin au droit fédéral à l’avortement semblait consacrer l’impuissance démocrate.

L’été de tous les projets

L’été 2022 a inversé les perceptions. D’abord, le Congrès a voté deux lois historiques de politique industrielle et de compétition avec la Chine, l’une sur les semi-conducteurs (« Chips and Science Act »), l’autre sur le climat (« Inflation Reduction Act »).

La loi « climat », aux ambitions certes diminuées par rapport aux aspirations du programme « Build Back Better », inclut aussi des priorités démocrates de longue date sur le prix des médicaments et la taxation des superprofits des entreprises.

Du côté de la politique étrangère, l’élimination de la figure historique d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, l’admission de la Finlande et de la Suède dans l’Otan, et le succès de la contre-offensive ukrainienne, grâce notamment aux armements américains, ont réhabilité l’image de compétence de l’équipe de politique étrangère de Biden.

Enfin, les prix du gaz ont cessé d’augmenter depuis fin juin et l’inflation a ralenti, même si elle reste la première préoccupation des Américain·es. Le bilan de ces deux premières années de Biden au Congrès est au moins comparable à celui d’Obama avec la réforme de santé « Obamacare ». Et la décision d’annuler une partie de la dette étudiante est venue s’ajouter à cette vague de succès démocrates.

Pour autant, les pronostics pour novembre restent délicats, en raison des marges extrêmement faibles et du biais pro-rural, donc pro-républicain, du système politique américain. La contre-offensive médiatique républicaine bat son plein. Les préoccupations principales demeurent l’économie et l’inflation, même si le droit à l’avortement nourrit la mobilisation des femmes en particulier. Les sondages au niveau fédéral montrent un parti démocrate en tête en termes d’intentions et de soutiens, mais n’ont aucune valeur prédictive puisqu’aucun scrutin des midterms ne se joue au niveau fédéral.

Le rôle des indépendants

Il manque surtout à ces sondages la question des indépendant·es, c’est-à-dire les Américain·es qui ne sont affilié·es à aucun parti, et qui représentent une part toujours croissante de l’électorat, près du tiers pour les midterms. On dit souvent que l’issue se joue sur la mobilisation et la base. Mais les dernières élections se sont jouées au centre, auprès des indépendant·es.

En 2016, Trump avait gagné parmi les indépendant·es, avec quatre points d’avance sur Hillary Clinton ; en 2020, Biden les a gagné·es de treize points sur Trump, et de plus de vingt points dans les États clés qui ont déterminé la présidentielle, le Michigan, le Wisconsin, et la Géorgie. Au début de son mandat, Biden était soutenu par la majorité des indépendant·es ; la tendance s’est inversée aujourd’hui, près des deux tiers désapprouvent son action.

Il n’est pas certain que l’été ait suffi à inverser cette tendance : les midterms ne verront pas le tsunami républicain annoncé, mais une victoire démocrate reste très incertaine, au moins à la Chambre. Et dans de nombreux États républicains, les candidat·es trumpistes devraient l’emporter, ce qui leur donnerait la responsabilité de l’organisation et de la certification des élections 2024.

Le principal péril qui menace les États-Unis est là, dans cette radicalisation politique d’un des deux principaux partis, davantage que dans une nouvelle guerre civile (nous reviendrons dans une prochaine chronique sur cette question très débattue). On parle souvent de la polarisation politique américaine comme si elle était équivalente dans les deux partis, mais elle est asymétrique, les primaires 2022 l’ont à nouveau illustré.

La question n’est plus de savoir si le parti républicain actuel est d’extrême droite (il l’est), ou s’il embrasse toujours Trump et l’ultranationalisme chrétien et complotiste (il l’embrasse), mais à quel moment cette évolution ira vraiment trop loin pour la majorité du pays.

Rappelons que sur des questions allant de l’avortement au contrôle des armes à feu, les positions extrêmes de la droite républicaine MAGA, qui sont désormais reflétées par la Cour suprême et empêchent toute action décisive du Congrès, ne sont pas majoritaires dans l’opinion américaine, au contraire.

Sur ces choix majeurs de société, qui affectent le quotidien des habitants, le système politique paraît de plus en plus en décalage avec l’opinion majoritaire. Il est utile aussi de rappeler que, depuis 1988, un seul candidat républicain à la présidentielle l’a emporté en nombre de voix : George W. Bush en 2004.

Au Congrès également, la majorité en sièges diffère souvent du score en voix. Certes, le système américain est fédéral, et l’organisation du pouvoir le reflète en donnant une surreprésentation aux États et aux districts ruraux. Mais face au décalage croissant entre l’opinion et la représentation politique, la majorité des analystes s’attend à une crise politique majeure testant la solidité du système avant la fin de la décennie. Les midterms 2022 sont un premier test.

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