On aurait pu écrire: Jérusalem est une araignée, qui étend ses pattes un peu plus loin chaque jour des deux côtés de la ligne verte. On dira plutôt que c'est le cœur d'une région qui attire chaque matin les Juifs de Cisjordanie, pour les laisser s'en retourner dans leurs alvéoles une fois la nuit tombée.
Noam Ben David emprunte chaque jour l'une de ces artères, une des dizaines de routes qui pénètrent la ville trois fois sainte. Construite en 1993 après les accords d'Oslo pour permettre aux colons de contourner Ramallah, la route de Noam est désormais mixte, et encombrée: la moitié du temps, les véhicules y vont, pare-chocs contre pare-chocs, plaques blanches contre jaunes, arabes contre juives.
Passé le point de contrôle à la sortie de Jérusalem, les véhicules longent le village arabe de Mahmas. À l'entrée, un panneau : «Interdit aux juifs», en hébreu, puis en arabe: Israël impose toujours une amende aux (rares) Israéliens qui se rendent dans les villes palestiniennes; des soldats aux check-points contrôlent en priorité les voitures israéliennes. Au-delà de Mahmas, la route se sépare en deux: une portion continue vers la colonie d'Eli, l'autre profite d'un ultime élan pour se hisser au sommet de la colline. Voici Psagot, colonie juive de 250 familles, créée en 1981. C'est ici que les services de renseignements israéliens ont installé leur quartier général régional, au-dessus de Ramallah. C'est là qu'habite la famille Ben David: qui sont-ils ? comment sont-ils arrivés à Psagot ? pourquoi sont-ils venus habiter en «Judée Samarie», le nom qu'ils donnent à la Cisjordanie ?

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C'est l'histoire de Yaëlle, 41 ans, et Noam Ben David, 40 ans. Mariés depuis deux décennies, ils ont aujourd'hui huit enfants – quatre garçons, quatre filles. Les plus grands se rendent chaque jour à l'école en bus blindé à Beit El et Ofra, deux colonies. Le taux de fécondité de Psagot est tel que la population double tous les six ou sept ans. À Psagot, en ce premier jour de Souccot, la fête des tabernacles, l'ambiance est familiale: parents, enfants et amis se succèdent pour déjeuner sous la cabane. Mais le moindre coût de l'installation dans les colonies israéliennes n'est pas la seule raison pour laquelle les Ben David ont investi Psagot, après avoir logé un temps à Beit Horon, de l'autre côté de Ramallah: «Vous savez, ce n'est pas un hasard si nous nous établissons sur les collines tout autour de Ramallah, explique Noam. Les villes arabes ont tendance à s'étendre. Or ils n'ont aucun droit d'être là, cette terre nous appartient ! On ne le dit pas souvent mais, ces sept dernières années mises à part, toutes les implantations ont été construites par le gouvernement israélien. Et la plupart, par la gauche au pouvoir. Beaucoup ont été construites quand Rabin et Pérès étaient premiers ministres. Il y avait une même ligne politique partagée par tous les gouvernements, qui considéraient qu’il était essentiel de maintenir une importante présence civile dans toute la Cisjordanie. Certains d’entre nous voyaient cela comme une carte que nous pourrions jouer au moment des négociations, les autres – dont je fais partie – comme une autre manière de conquérir la terre et de la garder pour nous.»
Est-ce une stratégie de l'Etat d'Israël pour conquérir et se maintenir en Cisjordanie? «Regardez attentivement la carte de la Cisjordanie, vous verrez que toutes les villes arabes, Ramallah, Naplouse, Hébron, Jénine… sont entourées de très près par des implantations. Ce n’est pas un hasard ni une erreur. Les Arabes ont une manière bien à eux d’étendre leurs villes, en construisant loin du centre, pour ensuite garder le terrain qui sépare la nouvelle maison de la ville. Le gouvernement israélien a fait exactement l’inverse, pour contenir les Arabes.»
«Les Arabes, c'est nous qui vivons avec eux»
En ce mois d'octobre, le soleil de Cisjordanie diffuse encore une lumière implacable. Avec ses rangées de maisons neuves, propres, identiques, ses allées de bitume sans défaut, sa salle de sport et son jardin d'enfant, Psagot a davantage l'allure d'un village de vacances que d'un avant-poste juif en territoire arabe hostile. Même les quelques caravanes entassées près de l'aire de jeu donnent à la colonie un petit air de camping. La politique semble loin; le conflit, un mirage. Les habitants de Psagot utilisent les mêmes systèmes de distribution d'eau, d'électricité et de traitement des déchets que les Palestiniens de Ramallah et des villages alentours. «Nous vivons avec eux, au quotidien, nous les voyons tous les jours!», souffle Yaëlle Ben David. S'il faut être juif pour habiter la colonie, la plupart des routes de cette partie de la Cisjordanie sont communes, et Noam, «qui a beaucoup d'amis arabes», notamment «parmi ses ouvriers», n'hésite pas à s'arrêter lorsqu'une «voiture arabe» paraît en difficulté. Ce qui ne manque pas d'inquiéter sa femme :
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«Ces sept dernières années, les choses se passent bien entre les Arabes et nous, explique Noam. Entre êtres humains j'entends, je ne parle pas des gouvernements.» Un constat qui ne l'empêche nullement de n'accorder aux Palestiniens aucun droit sur la terre de Cisjordanie. Mais peut-on seulement parler de Palestiniens ?
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« Vous pourriez dire qu'Israël a pris la Cisjordanie aux Jordaniens, affirme-t-il. Mais vous ne pouvez pas dire qu'Israël a pris les territoires aux Palestiniens, puisqu'ils n'ont jamais été une nation qui tenait ces territoires. Tous les Arabes qui vivent à Ramallah ont un passeport jordanien [NDR: seule une minorité des Palestiniens de Cisjordanie disposent en réalité d'un passeport jordanien]. Quand Israël a signé en 1994 le traité de paix avec la Jordanie, les Jordaniens ont de fait renoncé aux territoires, au profit d'Israël. N'oubliez pas que la Jordanie avait elle-même conquis ces territoires en 1948... Au final, vous pouvez dire qu'Israël a conquis aux dépens de la Jordanie, ce que les Jordaniens avaient conquis auparavant, mais aux dépens de personne. C'est pour cela que nous ne considérons pas les Palestiniens comme propriétaires de quoi que ce soit sur cette terre de Cisjordanie. L'Etat palestinien, il est en Jordanie.»
«Les frontières de la guerre de 1948 n'ont jamais été reconnues par le monde»
Entre colons, on ne se mélange pas. Contrairement aux idées reçues, la carte électorale de «Judée Samarie» épouse assez fidèlement celle d'Israël, du moins lors des dernières élections. Il y a les colonies de droite, de gauche, les ultra-orthodoxes, les «laïcs»... Les Ben David sont venus à Psagot parce qu'ils recherchaient une communauté de droite, proche du Likoud et des partis de la droite nationale religieuse comme le Mafdal. Cela signifie-t-il pour autant qu'ils soutiennent l'actuel gouvernement mené par Nétanyahou et Lieberman? «C'est un moindre mal, concèdent-ils. Israël a eu peu de grands leaders. Jabotinsky en était un, car il a su prévoir ce qu'il allait advenir d'Israël quarante années après son temps.»
Qui pourrait incarner demain l'homme providentiel dont Israël a besoin? «Moshe Feiglin, à coup sûr. Un visionnaire, organisé dans sa pensée.» Moshe Feiglin, le cofondateur de «Zo Artzeinou» («C'est notre patrie»), opposé aux accords d'Oslo. Interdit de territoire britannique depuis 2008, «pour ses activités de nature à encourager ou à provoquer des violences terroristes», selon le ministère de l'intérieur britannique. La vedette montante de la frange d'ultra-droite du Likoud, qui prône un Etat d'Israël 100% juif, quitte à «expulser tous les Arabes vers la Jordanie». 47 ans, 5 enfants. Il réside avec sa famille à Karnei Shomron, une colonie de «Samarie». Un homme qui, contrairement à Rabin ou même Sharon, saura «résister à la tentation de faire plaisir aux Occidentaux», pour ne se préoccuper jusqu'au bout que des intérêts d'Israël.
«Vous savez, insiste Noam, les frontières de la guerre de 1948 n'ont jamais été reconnues par le monde. Aujourd'hui encore, aucun pays ne les accepte : regardez les Arabes, qui continuent à dire que la guerre de 48 leur a enlevé leur terre, et qui l'appellent leur Nakba [catastrophe, en arabe].»
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Soldat dans l'infanterie israélienne de 1988 à 1990, un «séjour» au Liban en prime, Noam expose une conception toute israélienne de la «guerre d'indépendance» qui a succédé à la création de l'Etat d'Israël en 1948. De son point de vue, «si la guerre de 1948 s'est achevée de la manière que l'on sait, c'est parce qu'Israël était très faible à l'époque. Les Arabes étaient trop nombreux, trop forts, trop bien armés». Mais il fait sienne une rhétorique très différente de celle entendue chez la plupart des Israéliens : «Du fait de cette faiblesse, nous n'avons pas pu conquérir la totalité du pays comme nous en avions besoin à l'époque. Plus tard, pendant la guerre des Six Jours, l'attaque défensive [NDLR: Israël considère qu'il a répondu à une provocation égyptienne] d'Israël nous a permis de reconquérir les territoires que nous avions déjà détenus quelques années auparavant. Nous voyons donc tous les territoires comme un tout, et nous ne faisons pas de différence entre Tel-Aviv, Psagot, Beit El, et Ramallah. Au final, tout cela n'est qu'une seule entité, appelée Israël.» Cette justification de l'occupation par la guerre, que les partis de droite ne manient qu'avec prudence en Israël, est en Cisjordanie la pierre angulaire d'un discours de conquête pleinement assumé.
«Un État palestinien pour Gaza»
Qu'en est-il de Gaza? «C'est une tout autre affaire.» Pour comprendre le mécanisme qui aboutit à cette conviction absolue, invariable, sereine, que l'on sent si forte au contact de Noam et Yaëlle, cette certitude inébranlable d'être dans son droit en s'installant en Cisjordanie, il faut se laisser donner un petit cours d'histoire.
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«Outre les habitants de Gaza qui vivaient déjà là-bas en 1948, la plupart des camps de réfugiés qui s'y trouvent ont été établis par les Égyptiens, entre 1948 et 1967, quand les Arabes ont fui Israël : certains parce qu'ils avaient peur que les juifs les tuent, mais la majorité parce la Jordanie et l'Egypte leur avaient promis de récupérer leurs terres par la suite. Et ils se sont trouvés pris au piège. Gaza, c'est une très petite région, pour une très grosse population, qui grossit de plus en plus, avec très peu de soins médicaux, très peu de moyens pour éduquer les enfants. Les Egyptiens ne leur ont jamais donné la nationalité égyptienne. Contrairement aux Arabes de Cisjordanie, les habitants de Gaza n'ont donc pas de nationalité. Quand il veut aller à l'étranger, un habitant de Gaza doit demander la permission à Israël d'aller en Egypte, puis un passeport égyptien. Retirer nos implantations de Gaza n'a pas entraîné une réelle amélioration de leur quotidien. La nourriture, l'électricité, l'essence... Tout ce dont Gaza a besoin transite par Israël. On comprend donc bien pourquoi la colère de Gaza est dirigée contre nous...»
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Quelle solution imagine-t-il alors pour la population de la bande de Gaza? «Les 2 millions et demi d'habitants de Gaza sont palestiniens, parce qu'ils n'ont pas d'autres nationalités. Et s'il devait y avoir un Etat palestinien aujourd'hui, il faudrait l'établir à Gaza, et peut-être aussi sur une partie du Sinaï, que les Egyptiens pourrait gentiment leur donner. Depuis des années, Israël aurait du dire : OK, Gaza, c'est la Palestine, ayez un aéroport à vous, un port, et même votre propre armée. Soyez un pays normal. Et si vous nous bombardez, nous agirons comme si la Jordanie, l'Egypte ou la Syrie nous bombardaient : nous vous bombarderions à notre tour, comme l'avons fait l'hiver dernier.»
Mais alors, que faire des «Arabes» de Cisjordanie ? Leur donner la nationalité israélienne ?
«Non, non. Ce serait stupide de notre part de prendre des gens qui disent du soir au matin vouloir nous détruire, et d'en faire des citoyens israéliens.» Faudrait-il les expulser vers la Jordanie, ces ouvriers que Noam fait travailler, et qu'il côtoie tous les jours avec tant de plaisir ? «Aujourd'hui, la seule situation que je peux m'autoriser à souhaiter, c'est de leur dire de partir. Mais je ne crois pas que cela soit si facile. Nous devrions donc regarder la carte de manière intelligente et dire : puisque Gaza constitue l'Etat palestinien, donnons aux Arabes de Cisjordanie la citoyenneté palestinienne, sans lien avec le territoire sur lequel ils vivent (comme on peut être citoyen français et vivre en Suède). Appliquons les lois israéliennes sur toute la Cisjordanie, à l'exception des quelques grandes agglomérations arabes comme Ramallah ou Naplouse, où nous laisserions l'autorité palestinienne appliquer ses propres règles.»
«Les Indiens non plus ne voulaient pas que l'on conquière leur territoire»
«Toute cette histoire, c'est une guerre de religion, pas un conflit politique, scande Noam Ben David. Les Arabes ont tout ce qu'ils désirent : l'eau, beaucoup de pays et donc beaucoup de terres. Ils n'ont jamais aidé les Palestiniens. Et s'ils nous combattent, ce n'est pas parce que nous détenons la Cisjordanie. C'est parce que nous sommes juifs. Nous sommes les boucliers d'Israël, mais aussi du monde, car nous sommes un rempart contre l'islam tel qu'il est vécu par la majorité des musulmans aujourd'hui.»
Malgré leur détermination, les Ben David regrettent l'image négative dont continuent de souffrir les habitants des colonies, dans le monde comme en Israël. C'est sans doute ce qui a décidé Yaëlle à convaincre son mari de recevoir un journaliste, quand tant de colons refusent catégoriquement d'accueillir la presse, et à plus forte raison celle de France :
(Durée du son : 2 min.)
Comprennent-ils que pour les citoyens étrangers à Israël, juifs ou non, la présence dans les colonies ne va pas de soi ? Que l'on ne considère pas comme un «mal nécessaire» les check-points qui empoisonnent la vie des Palestiniens ? Le fait que la communauté internationale dans son ensemble réprouve leur présence en ces terres ne les pousse-il pas à réfléchir sur ce qu'ils considèrent comme acquis ?
(Durée du son : 2 min. 25 sec., en anglais)
«Je comprends la rhétorique palestinienne, affirme Noam, je parle souvent avec eux, je veux dire avec les Arabes. Je sais exactement ce qu'ils pensent. Et cela n'a rien à voir avec mes convictions. Écoutez, les Indiens eux non plus n'acceptaient pas l'idée que les Américains conquièrent leur terre. Mais les Américains avaient besoin de terres, et aujourd'hui tout le monde reconnaît que les Etats-Unis forment un tout, sur tout le territoire. Un jour, ce sera le cas ici aussi... Cela a été la même chose en France, en l'Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Quand il y a une guerre, celui qui gagne occupe la terre de l'autre, c'est normal.»
À table, le regard en coin, la petite Einat écoute ce flot de paroles autant qu'elle observe le nouveau venu qui lui accapare père et mère. À 12 ans, elle déjà assez sûre d'elle pour répondre aux questions qui comptent. Elle qui n'a pas choisi de vivre à Psagot, comprend-elle ce qui se joue sous son toit? Habiter au-dessus Ramallah, au cœur de la Cisjordanie; entourer et être entouré de villages arabes, qu'en pense-t-elle, la petite Einat ?

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