Des images de tranchées boueuses creusées au milieu d’une terre dévastée, dans lesquelles les soldats tentent de survivre malgré le froid, l’humidité et la peur, affluent depuis plusieurs semaines sur nos écrans. Ces scènes en rappellent d’autres bien connues, en noir et blanc, comme celles des Éparges, de Passchendaele, de Verdun ou du Chemin des Dames.

Mais, en réalité, la guerre des tranchées est bien plus ancienne, et surtout, elle a continué d’exister bien après 1918. Lorsque des soldats s’enterrent, c’est avant tout pour faire face à une réalité tactique assez « classique », celle de la puissance du feu ennemi qui leur est opposé.
Depuis l’Antiquité, les hommes ont usé de fortifications pour bénéficier de quatre avantages précieux dans les guerres : l’imperméabilité (difficulté de pénétration de l’assaillant), l’invulnérabilité (difficulté de destruction), le cloisonnement (obstacle passif à la progression de l’assaillant) et le flanquement (obstacle actif).
Dans l’histoire militaire, on distingue deux types de fortifications, celles en relief (en hauteur ou basses) et celles dites « planes », qui regroupent les fortifications rasantes, où la plongée du parapet se confond avec celle du glacis, et les retranchements.
C’est au début du XVIe siècle que l’on assiste, avec l’avènement de l’artillerie, à un tournant majeur : les fortifications « s’aplatissent » et se complexifient. On cite traditionnellement la forteresse basse de Paciotto (1567) comme l’une des premières manifestations de cette « révolution » militaire, qui culminera avec les fortifications très perfectionnées de Vauban.
La tranchée, une fortification de campagne
Creuser des fossés pour créer un obstacle aux attaques de l’ennemi est une technique classique depuis l’Antiquité, mais la nouveauté à partir de ce tournant réside dans l’opportunité des soldats de se placer dans le fossé, pour se protéger des tirs de canons, de mousquets puis de fusils.
La tranchée correspond à une fortification « de campagne », puisqu’il s’agit de creuser des trouées plus ou moins renforcées à même la terre, partout où c’est nécessaire. Elle sera privilégiée lors des sièges des places fortes, pour permettre aux assaillants de s’approcher sans s’exposer aux tirs de la garnison jusqu’au pied des remparts, desquels l’assaut pourra être donné. La tranchée devient un élément central de poliorcétique (l’art d’assiéger les cités) à partir de l’époque moderne.
L’efficacité du feu augmentant, on voit apparaître les premiers retranchements creusés lors de batailles en rase campagne. L’exemple le plus célèbre est celui de la bataille de Ramillies (1706). On signale aussi des retranchements en « pas de moineau » (des redents) lors de la bataille de Malplaquet (1709).
Avec l’avènement des mitrailleuses et l’amélioration des cadences de tir des canons et fusils, le recours aux tranchées va se répandre, aussi bien lors des guerres coloniales (par exemple en Nouvelle-Zélande lors des guerres maories de 1845 à 1872) que lors de conflits entre armées régulières. Ainsi, à la fin de la guerre de Sécession, le recours aux tranchées est fréquent. On citera également la guerre russo-japonaise de 1905.
Après 1918, les tranchées ne disparaîtront pas, bien au contraire. S’enterrer dès que les opérations se figent devient le réflexe de toute infanterie expérimentée. Des armes spécifiques (comme les mortiers) sont conçues pour les opérations depuis ou contre des tranchées.
Durant la Seconde Guerre mondiale, le recours aux tranchées sera fréquent, et après 1945, on pourrait citer la guerre de Corée, celle d’Indochine (Điện Biên Phu), certains secteurs au Vietnam, la guerre Iran-Irak et l’Ukraine à partir de 2014 (voir par exemple l’excellent documentaire Tranchées, de Loup Bureau).
Un combat de position
Creuser une tranchée est d’abord la conséquence d’une situation tactique qui présente deux caractéristiques : l’importance du feu (et notamment du feu d’artillerie) comme facteur de danger sur le champ de bataille, qui oblige les hommes à chercher à s’en protéger en s’enterrant, et la fixité du front, qui empêche de trouver une protection dans la mobilité.
Chacun des deux camps ne veut pas céder le terrain occupé et le combat qui s’impose alors est un combat de position, même dans des espaces ouverts où le mouvement devrait être privilégié. Lorsque vous cherchez à vaincre l’ennemi par la manœuvre, par exemple avec un recul associé à un contournement pour une prise de flanc, vous n’avez pas la nécessité de la tranchée, votre mobilité est alors une protection, au moins aussi efficace que celle offerte par un retranchement.
Durant la Seconde Guerre mondiale, les tranchées ne sont apparues que sur les zones ou secteurs de front où l’un des camps ne souhaitait pas abandonner le moindre pouce de terrain, par exemple à El-Alamein, dernière position d’arrêt avant la vallée du Nil en juillet 1942, ou en 1945 sur la rive gauche du Rhin, en avant des frontières du IIIe Reich, pour obliger les Alliés à monter une série d’offensives préparées pour entrer en Allemagne.
Mais la guerre des tranchées est une guerre particulière, qui a des conséquences sur les armées qui s’y livrent.
D’abord, comme toutes les fortifications, la mise en place de tranchées n’a d’intérêt que si elles permettent d’obtenir un même niveau de solidité défensive en économisant des troupes. Une tranchée doit pouvoir préserver ou récupérer une capacité de manœuvre en servant de base ou d’appui.
Or, d’un autre côté, un obstacle défensif qui n’est pas tenu par des forces suffisantes (et notamment battues par des feux) n’a aucun intérêt. Il est donc important de garnir les retranchements de forces en nombre suffisant (aussi bien dans les retranchements qu’en constituant des réserves pour contre-attaquer en cas de percée), en essayant de minimiser les effectifs engagés.
Ce « dosage » est compliqué à appliquer et seuls les événements permettront a posteriori de savoir s’il a été bon ou non.
Une tranchée peut aussi devenir un piège pour les soldats, qui éprouveront des difficultés à la quitter pour passer à une guerre de mouvement. Sortir de la guerre de tranchées demande toujours un effort de formation et d’adaptation pour les unités concernées, qui doivent désapprendre les tactiques spécifiques à cette forme de guerre de siège (en rase campagne) pour retrouver les réflexes de la manœuvre.
Tactiquement, les unités qui doivent combattre enterrées subissent l’une des formes de combat les plus dures et les plus éprouvantes. En cela, la guerre de tranchées se rapproche de la guerre urbaine. Les conditions de vie sont difficiles et les images des cahutes boueuses ou inondées qui affluent sur les réseaux sociaux (elles vont être suivies de retranchements enneigés et gelés) sont éloquentes.
Contrairement à d’autres formes de combats, la tension nerveuse des soldats en première ligne est permanente et ils ne peuvent bénéficier d’un vrai repos qu’après avoir été relevés. Dormir en silence, n’avoir plus peur à chaque sifflement des obus qui tombent tout le temps (même si la guerre de tranchées paradoxalement réduit les pertes humaines par rapport au combat mobile), pouvoir manger chaud, boire de l’eau potable, se laver, se soigner… tout est plus difficile dans une tranchée.
Et les périodes passées en première ligne sont rapidement épuisantes, mentalement et physiquement. Combattre en partie sous terre occasionne également des pathologies particulières et bien connues, liées à la sédentarité, au froid, à l’humidité, à l’impossibilité d’une hygiène correcte comme à la pression nerveuse.
Ainsi, une unité d’infanterie dont le moral serait déjà chancelant risque de connaître une dégradation importante de sa qualité au combat lors d’un séjour prolongé dans une tranchée.
De même, subir un bombardement coincé dans un boyau comme donner l’assaut à une tranchée ennemie sont toujours des expériences traumatiques qui laissent des traces, sans compter les pertes pour l’assaillant.
Solution de fortune à une situation tactique, la tranchée s’est souvent révélée dans l’histoire militaire comme une forme d’opération qui apporte au moins autant de problèmes qu’elle en résout.
Depuis 2014, les Ukrainiens comme les Russes ont accepté ce type de combat comme une concession faite aux circonstances, en attendant un retour à meilleure fortune. Le 24 février 2022, la Russie a cru pouvoir passer à une autre forme de guerre par une invasion brutale.
À l’orée de l’hiver, ses échecs font qu’elle force maintenant à un retour aux tranchées, qui n’a été accepté par l’armée ukrainienne que sous la contrainte des éléments météorologiques. Tout indique en effet qu’elle n’accepte pas de se laisser enfermer dans une guerre de tranchées. Le gel du terrain peut-il entraîner le dégel du front ?