Perchotravensk (Ukraine).– Le Beer Bank est un minuscule bar situé à un jet de pierre de la rue principale de Perchotravensk, ville d’environ 28 000 âmes située à l’est de Dnipro, et à 80 kilomètres environ de la ligne de front du Donbass. L’entrée est une petite porte coincée entre un coiffeur et un opticien. À l’intérieur, une première pièce avec trois tables de six places chacune, et, au fond, le bar lui-même, un comptoir et une vitrine de snacks.
Natacha, la cinquantaine, en a repris la gestion après que sa fille a décidé de partir en Europe, il y a six mois environ. Elle gère ce lieu rempli d’habitués, des mineurs, qu’elle laisse se servir eux-mêmes quand elle a une course à faire : « Après, ils me disent ce qu’ils ont pris et ils me paient, c’est comme ça. » Natasha parle russe, comme tout le monde ici.

Perchotravensk est une de ces villes de mineurs du charbon qui se sont créées de toutes pièces sous le règne soviétique, en l’occurrence dans les années 1950. Aujourd’hui encore, trois mines sont en fonction autour de la ville, toutes appartiennent au conglomérat DTEK. La moitié de la population est composée de mineurs. On les reconnaît aisément quand ils entrent dans le bar : leurs yeux sont comme maquillés de khôl, sauf qu’il s’agit de charbon.
D’autres bars de la ville proposent burgers, pizzas et sushis – tout ça au même endroit –, mais pas ici. Au Beer Bank, c’est tartine de saucisson local et fromage fondu, bortsch ou même de la poitrine de porc grillée sur l’os, cuisinée par les clients dans une sorte de gros grille-pain.
Le tout est plus ou moins généreusement arrosé : bière, whisky, vodka. Dima, 49 ans, est la grande gueule du bar. Son rire grave et sonore résonne dans le petit deux-pièces. Ses paluches vous attrapent les épaules quand il vous raconte une histoire. Il a d’autant plus le temps qu’il est en vacances pour trois semaines. Vingt-cinq ans de mine au compteur, et une connaissance du travail sous toutes les coutures.
À la table d’à côté, Maxim, 38 ans, Slavik, 40 ans, et Ruslan, 36 ans, sont nettement moins bavards et bravaches. Ils sortent de leur journée sous terre et boivent juste un verre ou deux avant de rejoindre femmes et enfants. Ils en ont chacun deux.
Maxim et Slavik n’ont pas voulu rejoindre l’armée. Maxim est « contre la guerre » et certain d’une chose, « il y aura des négociations car toute guerre finit ». Slavik, lui, revendique son statut de mineur – « je suis un civil, pas un soldat » – et, né à Donetsk, dans le Donbass, il ne rêve que d’« une Ukraine totale et unie ».

Ruslan, lui, ira s’il est appelé. Pour l’instant, son boulot de mineur lui convient. Comme le rappellent certains panneaux dans la ville, les mineurs de DTEK sont sur le front civil de la guerre : « Les héros du front de l’énergie. » De fait, le charbon a pris une importance capitale depuis le début de l’invasion russe, et plus encore depuis les frappes russes sur les infrastructures énergétiques. Les Ukrainiens ne peuvent plus compter sur les exportations du voisin, et le charbon est redevenu indispensable.
C’est un vrai retournement. Avant l’invasion russe, les mines de charbon étaient condamnées à plus ou moins long terme – cinq à sept ans selon les mineurs que nous avons interrogés. Interrogé par mail, Pavlo Bilodid, responsable presse international de DTEK, se veut plus rassurant, assurant que la société a « une stratégie de développement et de maintien de nos entreprises d’extraction de charbon pour au moins la prochaine décennie ».
DTEK s’est lancé dans un plan d’énergies vertes qui condamnait les sites à long terme. « Notre stratégie d’entreprise fixe l’objectif de devenir neutre en carbone d’ici à 2040. La guerre ne modifie pas nos plans à long terme. Mais elle oblige à interrompre les projets d’investissement. À court terme, nous continuerons à soutenir et à développer la production de charbon dans nos mines. Il s’agit d’une question importante de sécurité nationale dans des conditions de guerre », dit encore Pavlo Bilodid.
Quand je fais le bilan, c’est une vie qui n’a rien rapporté.
Ce qui est certain, c’est que l’industrie charbonnière est devenue un secteur hautement stratégique en temps de guerre. DTEK refuse de nommer les mines en activité et de dire combien le sont à ce jour. « Aujourd’hui, toutes les mines de DTEK Energy continuent de fonctionner et peuvent maintenir la production de charbon au niveau de l’année dernière », indique seulement la société, qui précise que « 20 000 employés travaillent dans les mines et les usines de DTEK Energy », et que « plus de trois mille de nos mineurs servent dans les forces armées ukrainiennes ».
Nous n’avons pas obtenu l’autorisation d’en visiter une, même à la condition de ne pas nommer le site. Si nous avons pu y faire une incursion d’une vingtaine de minutes, pour assister à la sortie d’une équipe, c’est uniquement grâce à l’aide de quelques mineurs rencontrés dans la ville.

Au Beer Bank, outre le volubile Dima, les plus bavards sont les mineurs retraités. Le système est ainsi fait : au bout de vingt-cinq ans de carrière sous terre, ou à défaut à partir de 50 ans, tout mineur peut partir à la retraite. C’est le cas d’Andreii, 59 ans, et Vitali, 55 ans. Ils gagnent environ 16 000 hrivnas par mois (445 euros). Une très bonne retraite pour l’Ukraine, qui s’explique par le fait qu’ils étaient tout au fond de la mine.
Mais tout de même, « quand je fais le bilan, c’est une vie qui n’a rien rapporté », proteste Vitali. Une alarme aérienne retentit. « Vous n’allez pas dans un abri antiaérien ?
– Il n’y en a pas ici, du moins pas assez pour tout le monde.
– De toute façon, il y a tellement souvent des alertes qu’à la fin on ne réagit plus. »
Au Beer Bank, nous croisons également Micha. Il a 32 ans et propose de nous recevoir le lendemain chez lui. Il vit dans ce qu’on appelle une « Khrouchtchevka », du nom d’un style d’immeuble d’habitation lancé par Khrouchtchev. Un petit deux-pièces dans lequel il habite avec sa mère, Tanya, elle-même employée de la mine, chargée de l’ascenseur qui fait monter et descendre les hommes à 500 mètres sous terre.
Il travaille à la mine depuis deux ans et y avait déjà travaillé un an précédemment. Il est divorcé, rêve de retrouver une fille bien et de faire des enfants. Il ne peut pas dire qu’à l’heure actuelle il est heureux, car il estime « n’avoir rien fait de significatif dans [sa] vie ».
« Si vous vous sentez russes, alors allez en Russie »
Son salaire est de 10 700 hrivnas par mois (environ 300 euros). Un salaire inférieur à ceux pratiqués pour les hommes qui vont tout au fond, dans les tunnels d’un mètre de hauteur. « Pourtant, le travail n’est pas si différent, et eux, ils gagnent trois fois plus », se plaint le jeune homme. Son salaire suffit à acheter à manger et quelques habits, « mais c’est tout, ma mère est obligée de m’aider tous les mois ».
Micha a voulu s’engager dans l’armée. Deux fois. Il a été refusé au motif d’une condamnation, sans peine, pour une bagarre quand il était jeune. Il a tout de même conscience d’être en première ligne dans cette guerre. « Chaque fois que je descends au fond, je pense que peut-être je ne pourrai pas remonter. » La mine pourrait bien sûr être la cible de frappes russes. Mais elle est aussi à la merci d’une coupure de courant : l’ascenseur, les pompes permettant d’évacuer l’eau ou celles permettant d’amener l’oxygène fonctionnent à l’électricité. « S’il n’y a plus de courant, la durée de vie, au fond, c’est 30 minutes », explique le mineur.

Micha est farouchement contre les séparatistes. Certains de ses collègues mineurs sont partis se battre, certains sont déjà revenus, blessés pour la plupart. « Si vous vous sentez russes, alors allez en Russie ! Voilà ce que je dis, moi, aux séparatistes. Beaucoup de mineurs pensent comme moi, mais surtout, la plupart s’en foutent », tempère-t-il.
Selon le modèle soviétique, les Khrouchtchevka n’ont pas de parking souterrain. Les voitures sont garées à l’extérieur des bâtiments, de l’autre côté de la rue, dans des petits garages d’où dépassent des tuyaux de poêle. Et pour cause : ces garages sont l’un des lieux de rencontre des habitants, des hommes surtout, le week-end.
Nous y rencontrons Alexander, 28 ans. Il est marié, a un enfant. Il travaille depuis huit ans à la mine où il est responsable d’un secteur. Au vu du salaire, Alexander avait besoin d’un second emploi. Il répare donc des voitures au noir, comme cette Audi bien amochée dans son garage – « c’est une voiture de réfugiés du Donbass qui a morflé pendant leur fuite ».
Alexander est le prototype de la famille de mineurs : son grand-père, son père, sa mère travaillent à la mine. Sa femme et son fils sont en Allemagne depuis le 7 avril à cause de la guerre. Il ne les a pas vus depuis, si ce n’est lors d’appels vidéo. Pour autant, comme d’autres, Alexander n’a pas voulu rejoindre l’armée. Son travail, c’est déjà une façon de combattre les Russes.

Un pasteur, ancien mineur, ancien drogué
Non loin des garages se trouve le Tyson Club, un club de sport où viennent s’entraîner des mineurs mais aussi les gros bras de la ville. Vladimir a 38 ans. Il en a passé quatorze dans la mine où il s’occupait de la remontée du charbon. Il vient ici trois fois par semaine. Pour s’entraîner mais aussi pour entraîner d’autres adeptes, notamment des adolescents, au sein d’une association.
Quand on lui parle de la guerre, il répond « Poutine Huylo », qu’on pourrait traduire par « Poutine tête de bite » (ou « tête de nœud », ou « connard ») sans être tout à fait dans le vrai ni dans le faux. Vladimir n’est pas particulièrement heureux d’être mineur – « c’est juste une source d’argent mais pas le travail qu’il aime ». Mais comme beaucoup, il est né ici, alors ce métier tenait de l’évidence. Son père l’était aussi.
Son but dans la vie ? Quitter ce boulot, toucher sa retraite et oublier cette vie pour toujours, même s’il doute qu’il partira jamais.

La vie après la mine peut réserver quelques surprises. Prenez Vadim, un grand gaillard de 56 ans. Il a pris sa retraite il y a six ans et est désormais pasteur pour le mouvement New Generation, une Église protestante. Nous le rencontrons au temple de Perchotravensk mais il n’y officie pas. Son église se trouve à deux heures en voiture en allant vers le front, à Droujkivka. Mais c’est bien à Perchotravensk qu’il habite et qu’il a été mineur.
Vadim a commencé dans la mine à l’époque de l’URSS. « Dans la mine, sous le communisme, c’était le bordel, explique-t-il. Par exemple, si je n’allais pas travailler pendant disons deux semaines, mon père achetait une bouteille de vodka, l’offrait au responsable, et voilà, c’était réglé, pas de sanction. »
Ensuite, tout a changé. Là où il fallait douze personnes par équipe, seulement six étaient estimées nécessaires après la chute du soviétisme. Et puis, « en 1998, les salaires n’étaient plus versés : il y a même eu une grosse manifestation de mineurs à Kyiv ». Depuis, les oligarques ont pris le pouvoir sur les usines du pays. Mais Vadim ne les juge pas si mal : « Au moins les oligarques, ils versent les salaires, ils ont l’argent, alors que l’État, eh bien, ça dépend. »

Dans sa vie, Vadim a été accro à la drogue, surtout des opiacés. C’est à ce moment-là qu’il a rencontré un pasteur de New Generation qui lui a dit qu’il pouvait trouver un autre moyen de vivre. « Ça a marché, j’ai même rencontré ma femme dans la communauté, elle aussi une ancienne droguée. »
Si Droujkivka n’est pas une ville de mineurs, sa principale activité consiste à fabriquer des pièces pour l’industrie minière. « Si les mines ferment, la ville va péricliter, tout comme ici à Perchotravensk, pense-t-il. On a déjà vu ça à Donetsk : les mines ferment et la ville se meurt. »
En tant que pasteur, Vadim a du mal à comprendre l’Église orthodoxe de Russie, dont le patriarche Kirill appelle clairement à soutenir la guerre lancée par Vladimir Poutine. « C’est incompréhensible ! s’exclame Vadim. Voir Kirill appeler les Russes à faire au moins deux enfants pour qu’un puisse mourir en soldat et qu’un autre survive, comment peut-on appeler ça ? »
Pour autant, le pasteur estime qu’il pourra « pardonner aux Russes » : « C’est aussi une guerre spirituelle qu’on doit gagner. » « On va gagner car le droit est avec nous, le monde nous soutient, argue-t-il. J’ai surtout de la pitié pour la Russie après la fin de la guerre, qu’est-ce qu’ils vont devenir ? »