Ukraine : la guerre fait une halte à Mylno, village perdu au milieu des champs

Même au fin fond de la campagne de l’ouest de l’Ukraine, jusqu’alors épargné par les bombes et les combats, la guerre est bel et bien là. À Mylno, petit village agricole, les habitants ont transformé l’école pour héberger des familles ayant fui Kharkiv. Là aussi, la mobilisation bat son plein contre l’« occupant » russe.

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Mylno (Ukraine).– Cette nuit du 11 mars, un missile russe a frappé Ivano-Frankivsk, une ville de l’ouest de l’Ukraine, déjà visée au tout début de la guerre mais depuis complètement épargnée. À quarante kilomètres de là, les habitants de Mylno l’ont immédiatement appris. Village agricole de 800 habitants, Mylno est pourtant perdu au fond de la campagne ukrainienne. Là, quelques bouts de forêt le disputent à l’immensité des champs de blé, de maïs, de colza, ces fameuses terres noires qui font la richesse agricole du pays.

Ce village isolé, où les routes sont des pistes de terre, est resté éloigné de l’agro-industrie. Ici, pas grand-chose n’a changé depuis 50 ans. Sacha, 71 ans, retraité, cultive sa parcelle, nourrit sa vache, ses poules et ses oies et regarde le village se défaire peu à peu.

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Le village de Myslo, dans l'ouest de l'Ukraine, dépérit lentement. © Hervé Lequeux (Hans Lucas)

« Les gens sont morts, personne ne les remplace, les jeunes partent. Après 45 ans de travail, je touche l’équivalent de 120 euros par mois de pension, je n’ai jamais pu m’acheter une voiture », dit Sacha. Son voisin abonde, soulignant tout de même la nouvelle discipline qui s’est saisie du village : l’alcool est interdit depuis le début de la guerre et, même ici, le tord-boyaux maison n’est plus fabriqué. C’est dire combien chacun joue le jeu.

Mais ce n’est pas vraiment cette conversation qui intéresse Sacha. Le missile de la nuit a une fois de plus réveillé sa haine de Poutine et des Russes.

« On ne peut que souhaiter la mort de Poutine, non ? Regardez ce fou, regardez les temps terribles qu’il nous oblige à vivre. Le printemps arrive, le soleil est là, les champs se réveillent, ce devrait être la vie et pas la guerre des Russes », assure-t-il. La femme de Sacha soupire. Le voisin opine et se lance dans un long rappel des terribles massacres et des déplacements de population de la Seconde Guerre mondiale qui ont ravagé ces régions.

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Sacha, agriculteur retraité, 120 euros de pension : « On ne peut que souhaiter la mort de Poutine. » © Hervé Lequeux (Hans Lucas)

Mais la vie reprend pourtant, de l’autre côté du petit vallon qui traverse le village. On ne rentre pas comme ça dans l’école primaire et collège. La police est là, tout comme les hommes qui se sont portés volontaires pour la force de « défense territoriale » qui, loin du front, sert d’armée de réserve.

Car les habitants de Mylno ont une nouvelle fierté qu’ils protègent : avoir réussi en un tour de main à faire de l’école un centre d’hébergement de réfugiés. Il abrite quinze familles, près de quarante personnes, qui ont fui Kharkiv à 950 kilomètres de là, ses bombardements massifs et les combats violents qui s’y poursuivent.

Des douches ont été très vite construites près de la salle de gymnastique. Les habitants ont donné matelas, couvertures, draps, machine à laver, télévision, nourriture. La cuisine de la cantine tourne à plein régime. Les salles de classe ont été transformées en dortoirs. On nettoie les sols, multiplie les lessives. « Oui, nous sommes fiers de notre école et maintenant de ce centre. C’est beau la solidarité, c’est beau de résister tous ensemble. Il [Poutine] ne nous aura pas », dit l’institutrice Oxana.

Dans le hall d’entrée de l’école, Oxana montre les photos épinglées au mur de chacun des cent élèves de l’école. Sur le côté, c’est un autre album photo qui rappelle que la guerre dure, de fait, depuis 2014 : des anciens collégiens ont été appelés ces dernières années à combattre dans le Donbass contre les séparatistes pro-russes. Ils ont envoyé lettres et photographies à leur ancienne école. Mais aussi des tubes de mortier ou de lance-roquettes et deux fusils soigneusement exposés dans une vitrine.

Le prêtre du village vient donner du pain, et « de l’aide morale », affirme-t-il. Quelques enfants du village viennent se faire des copines et copains de leur âge. Les enseignants visitent les familles installées dans les classes. Ils préparent aussi la reprise des cours la semaine prochaine, à distance sur Internet cette fois.

Dans la salle de biologie, Iryna, une femme âgée, s’efforce de sourire même si les larmes aux yeux l’emportent souvent. « Ma maison à Kharkiv a été complètement détruite. Une bombe est tombée non loin et a tout soufflé. Elle devait être énorme puisqu’elle a dévasté un immeuble de seize étages à côté de chez moi. À côté, un jardin d’enfants a aussi été détruit. Un jardin d’enfants ! C’était terrible. La défense territoriale m’a évacuée. Je suis partie sans rien, j’ai maintenant tout perdu », raconte-t-elle.

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Iouri, blessé à Kharkiv par des éclats d'obus au visage et dans le dos. © Hervé Lequeux (Hans Lucas)

À la différence de beaucoup d’autres familles, Iryna se retrouve seule. Son fils travaille à l’étranger, elle n’a ni famille ni connaissances dans l’ouest du pays. « Je ne sais pas ce que je vais devenir. Heureusement, les gens ici sont formidables. Des jeunes femmes m’ont donné des vêtements, ils sont généreux, sympathiques, c’est le seul réconfort », ajoute-t-elle.

Plus loin dans la classe, Iouri montre la balafre rouge qui court au-dessus de ses lèvres. Un petit éclat d’obus sans doute, de la taille d’un ongle, qui a pu être extrait et qu’il sort de sa poche. Un autre l’a blessé dans le dos.

« Des quartiers entiers de Kharkiv ont été bombardés, voitures brulées, vitres explosées. Ce n’est pas que quelques rues autour de la place centrale et du centre administratif. Ce sont des sauvages, comment peut-on bombarder une ville comme Kharkiv », dit-il. Iouri a pu fuir avec sa fille. Ils tentent de récupérer à Mylno avant de penser à la suite.

Dima, 33 ans, présente sa famille : son épouse, sa fille, sa mère et sa belle-mère. « Nous vivions tous ensemble dans notre maison, elle a été très endommagée par les bombardements. Il fallait fuir, pas de choix possible. Il y a beaucoup d’endroits où il n’y plus d’eau, plus d’électricité, plus de chauffage. Le réseau de téléphone est souvent coupé. Les Russes choisissent de bombarder les civils pour terroriser le pays, ils évitent d’affronter directement nos combattants », raconte-t-il.

Dima et sa famille sont parvenus à monter dans un train. Le trajet a duré vingt-cinq heures pour arriver à Ternopil, une ville de l’ouest du pays. Là, les autorités qui, chaque jour, prennent en charge des milliers de réfugiés les ont orientés vers le village de Mylno.

« On est très bien accueillis », ajoutent Dima et son épouse, tout en pensant à la suite : trouver dans l’ouest du pays un logement. « Deux millions et demi de personnes ont fui le pays, sans doute deux millions se sont réfugiés dans l’ouest, ce n’est pas facile », disent-ils.

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Dima, son épouse et sa mère (à gauche), sa belle-mère et sa fille, tous intallés dans une salle de classe de l'école de Myslo. © Hervé Lequeux (Hans Lucas)

À Kharkiv, Dima était développeur informatique, salarié d’une société allemande qui continue de le payer. « Personne ne s’attendait à cette guerre. Maintenant ce fou maniaque de Poutine a mis le pays en feu », enrage-t-il. Comme tous les habitants réfugiés de Kharkiv croisés ces derniers jours à Lviv, à Ternopil et dans l’école de Mylno, la haine ne se concentre plus seulement sur Poutine. C’est bien la Russie tout entière qui est désormais visée.

Fait-on remarquer à Dima que Kharkiv, grande ville russophone, a toujours entretenu des liens très étroits avec la Russie et que les Russes ne soutiennent pas tous Poutine, qu’il répond : « Des liens, oui, malheureusement ! Mais on ne veut plus voir un Russe. Ils supportent Poutine. Nous, on a fait deux révolutions, nous avons renversé deux présidents en 20 ans, nous construisons notre démocratie, nous avons arraché nos libertés. Et eux ? Ils acceptent, ils se taisent ou ils soutiennent. »

« Il faut oublier cette langue maudite. Pour moi, c’est terminé, je ne parlerai plus russe. L’ukrainien, une très belle langue, ou l’anglais suffisent après tout », ajoute-t-il.

La rupture est totale. La guerre ne fait pas qu’unifier la société ukrainienne dans l’épreuve des bombardements, morts et dévastations. Elle est en train de faire de la Russie un ennemi pour toujours, quand Poutine promet à son opinion publique que les soldats de sa « force de paix sont accueillis en libérateurs ».

Dans la plupart des villes d’Ukraine, de grandes affiches 4 x 3 proclament, sur fond de drapeau national : « Soldat russe, va te faire foutre ! » C’est ce slogan qui a aussi remplacé les panneaux indicateurs routiers, pour la plupart enlevés. C’est lui qui décore bon nombre de check-points érigés aux entrées de toutes les villes, même les plus petites. C’est lui qui dit la rage de tout un peuple et sa détermination à battre l’occupant.

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