De notre envoyé spécial en Tunisie
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C'est le récit d'une vengeance. La bâtisse est splendide, construite sur les hauteurs de Sidi Bou Saïd, dominant le port et ses yachts de luxe, avec la Méditerranée en toile de fond. Plusieurs dizaines de pièces, une piscine, des meubles antiques et des lustres en cristal. Des dressings dans chaque chambre, des salles de bains aux larges baignoires, des orangers dans le jardin. C'est la maison de Slim Shiboub.
Ou plutôt, c'était. La demeure tient toujours debout, mais l'intérieur est devasté, et son occupant ne reviendra pas de sitôt. Shiboub était un gendre de l'ancien président Ben Ali, et il aurait été arrêté par l'armée. Dans les heures qui ont suivi la manifestation du 14 janvier et la fuite de l'ex-dictateur, l'habitation de Slim Shiboub a été prise d'assaut: vitres brisées, mobilier défoncé, placards éventrés, salles d'eau fracassées.

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Un coffre-fort de plus d'un mètre de haut gît par terre, sa porte péniblement tordue pour pouvoir passer une main à l'intérieur. Juste à côté, la tête d'une pioche qui a dû servir à cette besogne. Le sol est jonché de gravats, de verre, de bris de vaisselle, de vêtements, de papiers et de pochettes de DVD (des bluettes américaines), le tout baignant par endroits dans quelques millimètres d'eau écoulée des canalisations éventrées. Parmi les documents répandus par terre, des revues d'architecture européennes, des catalogues de ventes de chevaux à Deauville, des comptabilités d'entreprises, des photos de voyage prises à différents endroits de la planète.
Il y a peu de doute, la famille Shiboub vivait bien. Mieux que cela même, elle tutoyait l'opulence.
Aux alentours, dans cette banlieue chic et balnéaire de Tunis, il y a des dizaines et des dizaines de villas quasiment identiques. Elles sont toutes intactes. Pas une vitre brisée, pas un pot de fleur retourné. La maison de Shiboub a été clairement ciblée. Et ce n'est pas la seule, le long de la côte qui va de La Goulette jusqu'à Gammarth, à une vingtaine de kilomètres du centre de la capitale. D'autres ont subi le même traitement.
«Il est normal que le peuple se venge»
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Au surlendemain de la révolution tunisienne – en est-ce vraiment une? est-ce un coup d'État déguisé?, s'interroge-t-on ici –, la situation reste tendue dans Tunis, ses quartiers et sa périphérie. Les carrefours le long des principaux axes routiers sont gardés par des militaires, avec parfois un char dont le canon est pointé sur la route.
À l'intérieur des villages, des policiers effectuent des contrôles, souvent épaulés par des jeunes armés de bâtons cloutés. Ce sont des brigades d'auto-défense des quartiers. Les rues résidentielles sont fréquemment bloquées par des barricades de fortune : arbustes, caisses, parpaings et même un piano quart de queue...
«Nous craignons les milices de l'ancien régime et la garde présidentielle, raconte Khaled, la soixantaine, habitant Sidi Bou Saïd. Il y a encore eu des coups de feu la nuit dernière.» La quasi-totalité des Tunisiens accuse les jusqu'au-boutistes de l'ancien régime et la garde du président de semer les troubles : fusillades, incendies, pillages. Ils ont des armes et des voitures et, par dépit ou par sentiment d'avoir été abandonnés, s'en servent pour terroriser la population.
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Sur la corniche de Gammarth, une autre villa appartient à un membre du clan Trabelsi, la famille de la femme détestée de Ben Ali, «la coiffeuse» comme tout le monde la surnomme. La maison est dans un état pire que celle des Shiboub. Le premier étage a brûlé, la voiture dans le garage a été incendiée, il y a une tête de mouton, un matelas et le chauffe-eau dans la piscine. Les vitres blindées, que le propriétaire avait cru bon d'installer, sont en miettes.
Les deux maisons adjacentes, plus cossues encore, n'ont pas une éraflure. «Vous le notez bien, hein, vous avez remarqué», insiste un homme au visage rieur: «Les gens qui ont fait cela n'ont pillé que la maison des Trabelsi. Ce n'est pas par besoin qu'ils ont volé; c'est par vengeance.» Un jeune type bien habillé passe : «Les Trabelsi avaient fait partir le précédent occupant pour prendre sa maison. C'était comme cela dans tout le pays. Pour les agriculteurs, pour les chefs d'entreprise, pour les investisseurs. Il est normal que le peuple se venge.»
«Il leur en fallait toujours plus. Ils ne savaient plus s'arrêter»
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À La Goulette, le grand port de Tunis, ce ne sont pas les maisons qui ont subi la colère des citoyens, mais des voitures. Pas n'importe lesquelles : des voitures flambant neuves, tout juste débarquées du bateau et pas encore immatriculées. Plusieurs centaines d'entre elles bloquent les rues ou stationnent sur le bas-côté. Certaines ont juste été abandonnées, avec encore un film plastique sur les sièges. D'autres ont été précipitées dans des murs ou des fossés. Des dizaines ont été brûlées et servent de barricades. Elles appartenaient toutes à l'un de membres de la famille Trabelsi, principal concessionnaire et importateur de voitures, et par ailleurs maire de La Goulette. Il n'y a, encore une fois, pas de hasard.
La demeure du ministre de l'aménagement du territoire, érigée sur un terrain appartenant normalement à l'État, a subi un sort identique, de même que celles d'autres Trabelsi dans la même zone. Et, en ce dimanche matin où les Tunisiens cherchent à comprendre le monde nouveau dans lequel ils s'aventurent, ils sont venus contempler les vestiges du régime déchu.
En famille, en couple, entre amis, ils pénètrent dans ces bâtiments. Ils observent, se font des commentaires à voix basse. La plupart ont l'air narquois. Certains sont dégoûtés. «Vous voyez ce luxe?», crache un mécanicien, dont la femme est enseignante. «C'est indécent. Et ce monsieur (Adel Trabelsi, le beau-frère de Ben Ali), il était censé être instituteur et gagner 400 dinars par mois (200 euros)! Ils se sont moqués de nous.» «C'est normal d'aider sa famille, mais ils en ont trop fait, renchérit une femme portant son bébé dans ses bras. Il leur en fallait toujours plus, toujours plus. Ils ne savaient plus s'arrêter.»
L'arrière-petit-fils de l'ancien Bey (roi) de Tunis est venu lui aussi contempler une des villas des Trabelsi. Il ne peut s'empêcher de sourire en avançant : «Nous, notre famille, on est pauvre maintenant. Mais on vit mieux qu'eux, on est plus heureux. Ils voulaient toujours plus d'argent. C'était un gouffre sans fond.»
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À la mi-journée, le président de la municipalité de Sid Bou Saïd vient faire le tour de la demeure de Slim Shiboub, en compagnie d'un ami, tous les deux très «élégance du dimanche». Il fait comme tous les autres visiteurs, il déambule dans les pièces. Mais, au moment de partir une famille à l'air modeste l'aborde et commence à le traiter de voleur. Il prend un air indigné, d'autant qu'il n'a rien pris dans la maison, contrairement à d'autres qui se servent allègrement. La famille le suit dans la rue et continue de le houspiller. Il répond et commence à se battre avec le père, très remonté. Des passants interviennent pour les séparer. L'édile, de par sa fonction, était forcément un proche du pouvoir, surtout dans une ville comme celle-ci où résident de nombreux membres de l'ancienne élite. Cette fois-ci, les comptes se règlent oralement, mais rien ne garantit que ce sera toujours le cas.
Dans le jardin d'une des villas saccagées, un jeune homme arrache des jeunes pousses d'arbrisseaux. Il les range de manière bien ordonnée sur une planche, avec leur motte de terre, puis les emporte avec l'aide de sa mère dans le coffre de sa voiture. «Ils seront mieux dans mon jardin», commente-t-il. Un homme s'avance vers nous. Quelques minutes auparavant, il était en train de décrocher les derniers éléments d'un lustre. Il nous prend la main et glisse dedans une pièce de cristal: «Pour vous, en souvenir de la Tunisie libre!»