International Reportage

Balkans Express 2 - Les jeunes de Serbie se sentent pris au piège

Toute la semaine, Mediapart vous propose une série de reportages, accompagnés de photos et de vidéos, dans les Balkans. Après la Croatie, deuxième étape à Belgrade et à Novi Sad, à la rencontre d'une jeunesse serbe qui voudrait en finir avec les politiques nationalistes et post-communistes.

Thomas Cantaloube

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De notre envoyé spécial à Belgrade et Novi Sad.

Novi Sad est une pépite d'architecture austro-hongroise enchâssée dans des blocs de béton du plus pur style communiste. Cette ville de Voïvodine, la troisième plus grande de Serbie, à 80 kilomètres au nord de Belgrade, est, depuis une bonne décennie, le havre d'une jeunesse festive et rétive à l'ordre en place. (Voir la carte de la région dans l'onglet Prolonger.)

Le festival Exit (c'est-à-dire "Sortie") a été créé en 2000 afin d'orienter Slobodan Milosevic dans la bonne direction. Depuis, il est devenu la plus grande manifestation musicale d'Europe centrale et orientale, dont le succès ne se dément pas – cette année, la tête d'affiche en juillet sera Manu Chao.

En ce jour de début mai, sous le soleil plombant de midi, le centre-ville est occupé par les stands des partis politiques qui vont s'affronter dans quelques jours pour les élections législatives et municipales. Musique rock ou pop serbe, ballons, tee-shirts et affiches. Un air de kermesse. Au milieu, le stand du parti démocrate. De grandes photos en noir et blanc sont posées sur des tréteaux, représentant des manifestations de rues, des arrestations, des scènes de guerre ou les visages patibulaires de Milosevic et sa clique post-néo-titiste.

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© Thomas Cantaloube/Mediapart

Rajko Bozic, un des fondateurs du festival Exit toujours actifs, avise les militants du parti démocrate qu'il connaît bien. Il s'avance vers eux et leur lance : « Vous n'avez vraiment rien d'autre comme programme électoral ? C'est tout ce que vous proposez, la peur d'un retour aux années 90 ? Agiter le fantôme de Milosevic ? »

Vaguement penaud, le responsable du stand, un jeune étudiant de 25 ans, lui répond : « On a un programme, mais les instances nationales du parti n'ont pas voulu le valider... Il paraît qu'il était trop à gauche. » « Pfut ! Alors c'est tout ce que vous avez trouvé ? C'est pitoyable. On ne va pas revivre le passé éternellement ! » réplique Rajko avant de tourner les talons et de poursuivre son chemin.

C'est un peu le problème de la Serbie aujourd'hui. Trop d'hommes politiques rejouent les batailles d'un passé proche : Grande Serbie, Kosovo, bombardements de Belgrade, yougonostalgie, pour les uns. Lutte pour la liberté d'expression et contre les nationaux-communistes des années post-1989, pour les autres. Entre les deux se trouve une jeunesse qui a grandi sous les années de guerre, d'embargo et d'opprobre international et qui aujourd'hui voudrait bien vivre autre chose.

Notre vie est meilleure, mais l'atmosphère est pire

« Notre vie est meilleure, sans aucun doute, si l'on compare à 2000, surtout d'un point de vue économique, s'épanche Rajko Bozic, mais l'atmosphère est pire. Quand nous essayions de nous débarrasser de Milosevic, notre frustration et notre colère se nourrissaient d'optimisme. Aujourd'hui, j'ai le sentiment que la plupart des gens, surtout la jeunesse, sont cyniques et apathiques. Nous ne croyons plus qu'il est possible de changer les choses et qu'il est en notre pouvoir de le faire. »

Ce qu'un musicien trentenaire de Belgrade résume à sa manière : « Quand nous vivions sous les bombes, on croyait que tout était possible. Maintenant, nous cuvons notre gueule de bois. »

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© Thomas Cantaloube/Mediapart

Derrière une façade brillante et moderne de magasins chics et mondialisés, de bars branchés, et d'expositions culturelles destinées à donner le sentiment d'appartenance au continent, Belgrade reste une capitale marginalisée. Impacts de balles sur les façades, rigidité bureaucratique post-communiste, langueur d'une société qui a gagé son futur en hypothèque chez des politiciens retors.

« Nous souffrons d'une classe politique minable, plus préoccupée de conserver sa parcelle de pouvoir acquise lors des conflits des quinze dernières années que de gouverner le pays », juge, péremptoire, Ivan Radic, ancien journaliste contestataire, devenu animateur de centre culturel. « Notre problème est similaire à celui de la Belgique : quel que soit le résultat des élections, c'est toujours la même coalition qui se retrouve au pouvoir, les mêmes petits arrangements, et rien ne change. »

La récente victoire du modéré proeuropéen Boris Tadic aux législatives du 11 mai ne change pas vraiment la donne, puisqu'il devra certainement composer avec l'ancien parti de Slobodan Milosevic pour s'installer au poste de premier ministre.

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© Thomas Cantaloube/Mediapart

L'indépendance autoproclamée du Kosovo en février est venue pimenter, si besoin était, la tambouille nationaliste concoctée par la plupart des partis politiques. Proclamant solennellement que jamais au grand jamais la Serbie ne laisserait filer le Kosovo, les politiciens en ont tous rajouté dans l'inflexibilité grand-guignolesque – surtout quand on sait que l'acte fondateur de cet attachement est une défaite, celle des futurs Serbes devant les Turcs en 1489.

Si un problème existe réellement au sein du Kosovo, avec son imbrication de minorités et de ressentiment historique, il n'a que peu d'incidence sur la vie courante des Serbes. « Je suis revenue effarée d'un séjour chez mes grands-parents dans le sud de la Serbie », raconte Mijka, une jeune artiste-peintre. « Dans un village où la moitié de la population est au chômage, où l'électricité n'arrive pas partout, où la pauvreté est criante, ils ne parlaient que de cela : du Kosovo. Ils étaient prêts à partir en guerre, alors qu'ils n'y ont jamais mis les pieds et n'en connaissent même pas l'Histoire. Mais les politiciens leur ont bourré le crâne de ce nationalisme déplacé ! »

On ne peut sentir ni toucher l'Europe

Autrefois, les Yougoslaves, contrairement à la plupart des habitants du « bloc de l'Est », avaient la possibilité d'obtenir un passeport et de voyager librement à l'étranger. Depuis 1992, l'éclatement du pays puis les sanctions prises contre la Serbie, le passeport serbe est devenu un document sans grand intérêt.

« Si l'Europe voulait renforcer notre insularité, elle ne s'y prendrait pas autrement », peste Olja Homa, la directrice du Pacte des citoyens pour l'Europe du Sud, une organisation qui milite pour faciliter l'obtention des visas. « Les jeunes Serbes ne peuvent pas voyager librement et la procédure de demande des visas est humiliante. Il faut donner des preuves de salaires, de loyer, d'invitation à l'étranger, etc. On nous parle sans arrêt de l'Europe, mais on ne peut ni la toucher ni la sentir. À quoi bon ? »

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© Thomas Cantaloube/Mediapart

Olja (sur la photo ci-contre, avec Rajko), qui dirige une ONG reconnue et qui négocie sans cesse avec Bruxelles, a eu toutes les peines du monde à obtenir un visa d'une semaine pour se rendre en Belgique. Pareil pour Rajko Bozic, fondateur d'un des plus grands festivals de musique européens, qui, après des années, a enfin pu obtenir un visa Schengen de trois ans grâce à l'appui de l'ambassadeur français. « C'est désespérant », clament-ils en chœur.

Au début du mois, l'Union européenne a décidé de supprimer le paiement des visas, une mesure présentée de façon magnanime comme un grand pas en avant. Sauf que le problème des jeunes Serbes n'est pas l'argent qu'il fallait débourser, mais la difficulté d'obtenir ledit sésame.

« Parfois, j'ai le sentiment d'être emprisonné dans mon pays », écrit Anja Piljic, dans un essai publié dans un journal étudiant de Novi Sad. « Cernée par des gouvernants qui se moquent de mes aspirations, tenue à distance par des voisins européens qui se méfient de nous, obligée de rendre des comptes sur un passé qui ne me concerne pas. » Difficile de lui donner tort quand, quelques jours plus tard, un Bosniaque de Sarajevo explique que « tous les problèmes de la région pourront être réglés quand les problèmes de la Serbie seront réglés ».

Les Serbes, qu'ils le veuillent ou non, et même s'ils ne sont pas les seuls responsables, portent aujourd'hui le poids des guerres des années 90 et des exactions commises en leur nom. L'Europe, de son côté, continue de regarder la Serbie avec un air de reproche mêlée de suspicion, peu désireuse de tendre la main, comme si l'immobilité était le meilleur des garants pour qu'une nouvelle crise n'éclate point.

Et la jeunesse serbe, qui n'a rien fait, a subi, ou s'est battue contre ces conflits, se retrouve aujourd'hui comptable de cette situation, avec le sentiment de s'être fait piéger au jeu de l'Histoire.

Tournez la page pour une carte postale multimédia.

Restes d'amitié franco-serbe

En conclusion, une carte postale multimédia de Belgrade:

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