Exilés russes en Serbie : « Pas de retour tant que Poutine sera vivant »

Dès l’annonce de la « mobilisation partielle » décrétée par Vladimir Poutine le 21 septembre dans le cadre de la guerre en Ukraine, des milliers de jeunes Russes ont fui leur pays pour trouver refuge à l’étranger, notamment en Serbie où ils n’ont pas besoin de visa.

Philippe Bertinchamps

28 septembre 2022 à 13h57

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Belgrade (Serbie).– « J’avais prévu d’arriver à Belgrade lundi 26 septembre avec ma femme et mon fils de 4 ans, mais la mobilisation a accéléré notre départ. » Dimitri, 32 ans, peine à retenir son émotion. Ce responsable service clients dans une entreprise de mode à Moscou a débarqué à l’aéroport Nikola Tesla, en Serbie, via l’Arménie et le Qatar.

« Nous avions réservé un vol direct Air Serbia, mais j’ai changé nos billets à la dernière minute le 20 septembre, la veille de la mobilisation. Les autorités russes parlent d’une mobilisation partielle. En réalité, il suffit de lire les journaux pour comprendre que tout le monde peut être affecté. J’ai donc décidé de fuir tant que les frontières étaient ouvertes. »

Selon les estimations du site d’information anglo-serbe Birn, du 20 au 22 septembre, quelque 1 068 passagers sont arrivés directement de Moscou à Belgrade. À quoi il faut ajouter ceux beaucoup plus nombreux en provenance d’Istanbul, en Turquie, l’un des principaux hubs de transfert, ainsi que ceux ayant transité via Doha, au Qatar, et Podgorica au Monténégro.

La Serbie est un pays où de nombreux exilés russes ont trouvé refuge dès le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie : selon le ministère serbe de l’intérieur, du 24 février au 31 mai, 44 531 citoyens russes sont entrés sur le territoire serbe, 3 998 ont demandé un permis de séjour temporaire et 2 586 l’ont obtenu.

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Belgrade, le 24 septembre 2022. Des membres de la communauté russe lors d’une manifestation sur la place de la République pour protester contre la guerre en Ukraine et la mobilisation ordonnée par Vladimir Poutine. © Photo Andrej Ivanov

La Serbie, candidate à l’intégration européenne, a voté les résolutions des Nations unies condamnant l’invasion de l’Ukraine, mais elle refuse toujours d’imposer des sanctions contre la Russie et continue d’assurer avec elle des liaisons aériennes régulières. C’est aussi l’un des rares pays européens à ne pas exiger de visa pour les ressortissants russes.

En Serbie, une bonne partie de l’opinion se déclare russophile et des manifestations de l’extrême droite pro-Poutine ont eu lieu. Si l’Union européenne est son principal partenaire économique, la Serbie est aussi dépendante du gaz russe et, politiquement, compte sur le soutien de Moscou au Conseil de sécurité des Nations unies pour bloquer la reconnaissance internationale du Kosovo, l’ancienne province qui a proclamé son indépendance en 2008.

Exercice d’équilibriste

Belgrade mise sur les deux tableaux au nom de la « neutralité », au risque de froisser les uns et les autres. Ainsi, le 23 septembre en marge de l’Assemblée générale des Nations unies à New York, le ministre serbe des affaires étrangères, Nikola Selakovic, a signé avec son homologue russe, Sergueï Lavrov, un accord de coopération diplomatique, la première signature de cette importance depuis le 24 février, s’attirant aussitôt les foudres de Bruxelles.

Deux jours plus tard, toutefois, le même Nikola Selakovic égratignait « la fraternité russo-serbe » en refusant de reconnaître les résultats des référendums organisés par le Kremlin dans les régions occupées d’Ukraine, invoquant « l’attachement de la Serbie à la Charte des Nations unies et aux règles du droit international ».

« Quand la guerre en Ukraine sera finie, les soldats russes qui rentreront au pays ne seront pas accueillis en héros, mais comme des hors-la-loi, estime Dimitri. En ordonnant la mobilisation, Poutine s’est mis le doigt dans l’œil. Tout le monde en Russie est contre, aussi bien les libéraux que son noyau d’électeurs. Comment croire la propagande quand le nombre officiel de soldats russes tués en Ukraine est de six mille et que l’on annonce la mobilisation de trois cent mille réservistes ? La propagande fonctionne tant qu’il s’agit de rendre les citoyens passifs. Mais dès qu’il s’agit de les rendre actifs, ça ne prend plus. »

Dans un rapport confidentiel du 25 septembre divulgué dans la presse russe, le FSB, le service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie, a annoncé que 261 000 hommes auraient quitté le pays entre le 21 et le 24 septembre. « La normalisation sera difficile », lâche Dimitri.

« Russie libre ! »

Sur la place de la République, dans le centre-ville de la capitale serbe, samedi 24 septembre, plusieurs centaines de manifestants ont répondu à l’appel du groupe Facebook « Russes, Ukrainiens, Biélorusses et Serbes ensemble contre la guerre ». Né dès le premier jour du conflit, ce groupe compte à présent plus de 4 000 membres.

Si la plupart se disent « apolitiques », tous s’opposent farouchement au « fascisme » du Kremlin. Ils brandissent des écriteaux « Poutine n’est pas la Russie », « Fuck Poutine », « Pas de guerre, paix en Ukraine » et déploient un étendard blanc-bleu-blanc, « le drapeau de la Russie sans le rouge du sang ».

La messagerie Telegram est devenue le principal réseau de communication de ces exilés. Jeunes pour la plupart, beaucoup travaillent à domicile dans la technologie de l’information et sont à la recherche d’un trois-pièces meublé, de préférence dans un immeuble neuf et bien chauffé. Payer le loyer n’est pas un problème.

Ivan, 35 ans, était programmateur informatique à Saint-Pétersbourg. Il a quitté la Russie en mars « par peur de la mobilisation » qu’il anticipait. Il a atterri en Serbie en juin après un détour par l’Ouzbékistan, la Turquie et le Monténégro. « Poutine est l’ennemi de la Russie, dit-il. Avec la mobilisation, la guerre a pénétré dans les foyers et déchire les familles. En ce moment, beaucoup d’hommes se cachent ou prennent la fuite. Mais d’autres, plus manipulables, partent à la guerre. Combien d’entre eux rentreront mutilés ou dans un cercueil ? »

Daniil est arrivé il y a un mois à Belgrade via Tbilissi, en Géorgie, Erevan, en Arménie, et Istanbul. « Ici, je suis libre d’exprimer mes opinions », dit-il encore tout surpris de pouvoir manifester sans prendre le risque d’être bastonné par la police. Pour ce programmateur informatique de 23 ans, lui aussi originaire de Saint-Pétersbourg, le Kremlin a commis une erreur en décrétant la mobilisation : « Beaucoup de Russes vont mourir à cause de cette guerre absurde. Tous ceux qui le peuvent quittent le pays. Ces derniers jours, 50 % de mes amis sont partis. » Lui-même exclut la possibilité d’un retour, « du moins tant que Poutine sera vivant ».

Philippe Bertinchamps

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