Culture et idées Documentaire

« Kindertotenlieder », chants pour Zyed et Bouna

À partir des archives du journal télévisé, retour sur l’embrasement de 2005 survenu après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois, en région parisienne. En expurgeant les images de leurs commentaires journalistiques originels, Virgil Vernier révèle un autre récit de cet événement traumatique.

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Mediapart et Tenk

1 avril 2023 à 15h02

En 2005, les vidéos des téléphones portables ne documentaient pas encore les violences policières et n’alimentaient pas les flux des réseaux sociaux. Les chaînes d’information en continu et leurs récits manichéens étaient encore balbutiants, et le journal de 20 heures la « grand-messe » de l’actualité télévisée.

C’est à partir de ces images du JT du soir de TF1, le plus regardé de France, couvrant la période du 27 octobre au 17 novembre 2005, extraites des archives avec l’aimable autorisation de la chaîne, que Virgil Vernier effectue un retour sur les « émeutes de 2005 » survenues après la mort à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) de Zyed Benna et Bouna Traoré, poursuivis par la police (retrouvez notre dossier Clichy-sous-Bois, mort sans justice).

En expurgeant les images de leurs commentaires journalistiques originels, le cinéaste révèle un autre récit de cet événement traumatique. Cette simple variation et l’intelligence d’un montage épuré interrogent subtilement la fabrique des contenus médiatiques.

Alors qu’il y a finalement très peu d’images de cet événement, peu documenté en dehors des chaînes de télévision, la mort de Zyed et Bouna ne cesse d’alimenter la production documentaire. De Europa 2005 - 27 octobre, de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, à Clichy pour l’exemple, d’Alice Diop, au plus récent Le Transformateur, de Pierre-Édouard Dumora, tous témoignent de la nécessité de sortir les quartiers populaires du silence.

Relativement peu connu du grand public, malgré une œuvre riche et originale alternant fiction et documentaire,  longs métrages (Mercuriales, Sophia Antipolis, Commissariat) aussi bien que courts métrages remarqués en festival, Virgil Vernier a remporté le prix Jean Vigo du court métrage 2022 pour ce film.

Déconstruire les discours préfabriqués

Initié par le romancier Éric Reinhardt, originaire de Clichy-sous-Bois et alors chargé d’un projet culturel pour la ville, Kindertotenlieder, « Chants sur la mort des enfants », fait référence aux poèmes de Friedrich Rückert, rendus célèbres par le compositeur Gustav Mahler. Virgil Vernier redonne un sens nouveau à ces paroles : « Souvent je pense qu’ils sont seulement partis se promener. Bientôt ils seront de retour à la maison », en remettant au cœur du récit les témoignages pluriels et complexes des habitants du quartier, opposés aux discours simplistes et générateurs de conflits des politiques, en premier lieu le ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy.

Ici, le procédé consiste à déconstruire les discours préfabriqués et à reconstruire le réel en dépouillant avec sobriété les images de tout ce qu’elles contenaient « d’idéologique ou de superflu ». « Comme un archéologue qui nettoie avec des instruments pour mettre au jour et conserver l’état originel des choses. J’ai essayé de retrouver dans ces images ce qu’elles nous apportent de précieux », précise Virgil Vernier dans un entretien avec Quentin Moyon pour le site Somewhere Else.

Ce dispositif n’est pas sans évoquer la séquence remarquable de Lettre de Sibérie où Chris Marker illustre les interprétations multiples que peut donner une voix off aux mêmes images.

Garant de « l’ordre républicain » ?

Dans un texte consacré au film et publié sur le site AOC, Cloé Korman analyse comment le travail de commentaire des journalistes est indexé sur celui des policiers : « Ces images-là sur TF1 existent et sont conscientes d’elles-mêmes, de leur tâche. Virgil Vernier a raison de leur faire subir ce traitement, de les malmener, de les passer par le feu, alors qu’elles préparent un terrain médiatique qui va polariser la banlieue, qui stigmatise l’adolescence des milieux populaires sans lui concéder l’effort de l’enquête. Les suites sur le long terme ne sont pas anodines, de cette coïncidence entre un certain point de vue journalistique et celui des policiers. »

Pour l’écrivaine, « les violences d’octobre à novembre 2005 ont marqué un tournant médiatique dans le traitement des banlieues ». Advient alors une résonance insolite : aux coups de menton du ministre de l’intérieur de l’époque pour exhiber sa fermeté font écho ceux de son lointain successeur se prévalant d’être garant de « l’ordre républicain ».

Même terminologie de la part des pouvoirs, même questionnement autour des médias accusés de faire du « journalisme de préfecture », mêmes images de poubelles en flammes : « Ce que j’ai tenté de souligner en les compilant toutes les unes à côté des autres, c’était à la fois le côté spectaculaire de la France qui brûlait de tous les côtés, mais aussi cette obsession journalistique malsaine », décrit Virgil Vernier. Ou comment interroger la manière dont la composition des récits façonne l’opinion.

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Kindertotenlieder, France, 2021. 28 minutes // Réalisation : Virgil Vernier // Montage : Charlotte Cherici // Montage son et mixage : Simon Apostolou // Une production Petit film