« L’esprit critique » littérature : violer, écrire, espionner

Notre podcast culturel débat de « Débrouille-toi avec ton violeur », signé Infernus Iohannes, de « Toute une moitié du monde », d’Alice Zeniter et de « L’Espion qui aimait les livres », de John le Carré.

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C’était la semaine des récompenses littéraires, du Goncourt au Renaudot, et pourtant il ne sera pas question de romans primés cette année dans ce numéro de « L’esprit critique », à la fois parce que la comédie des prix finit par lasser tant elle semble vieillie même quand elle n’est pas pipée, mais aussi par désir d’évoquer aujourd’hui des livres plus hybrides.

Le premier est un objet littéraire non identifié, intitulé Débrouille-toi avec ton violeur, publié par les éditions de l’Olivier et émanant d’Infernus Iohannes, qui nous est présenté comme une « signature collective qui regroupe aussi bien les auteures que leurs traductrices » des textes hétérogènes qu’il contient.

Le deuxième, Toute une moitié du monde, est autant un essai qu’un désir de fiction, une rêverie qu’une analyse, une promenade qu’une dissertation. Il est signé Alice Zeniter et publié chez Flammarion.

Le dernier semble de facture plus classique puisqu’il s’agit d’un roman d’espionnage de John le Carré intitulé L’Espion qui aimait les livres (Le Seuil), mais sa particularité est d’être posthume et d’avoir été, sinon terminé, du moins relu et publié sous l’égide de son fils, lui-même romancier.

« Débrouille-toi avec ton violeur »

Débrouille-toi avec ton violeur, sous-titré Nos grandes traductions, est le nouveau livre signé Infernus Iohannes aux éditions de l’Olivier. Infernus Iohannes nous est présenté comme une « signature collective qui regroupe aussi bien les auteures que leurs traductrices » mais constitue un hétéronyme ou une nébuleuse qui tourne autour de l’écrivain Antoine Volodine.

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© Éditions de l’Olivier

Concrètement, le livre est constitué de quatre parties hétérogènes : un avant-propos explicite le projet de traduire les textes que l’on va ensuite lire en faisant l’éloge de la trahison dans la traduction : « Il nous est arrivé de procéder à une véritable coécriture plutôt qu’à un fidèle passage de la langue source à la langue cible. » Il brandit la possibilité de « mélanger les vocabulaires et les syntaxes afin de brûler, au cœur de nos annonces, de nos proclamations, de nos poèmes, de nos romances ou de nos plaies, ce qui aurait pu apparaître comme un drapeau. » 

Le premier texte, le plus long, « Débrouille-toi avec ton violeur », qui donne son titre au livre, est censé être une traduction d’une certaine Miaki Ono et peut se lire comme une longue imprécation dénonçant en tout acte de pénétration de la femme par l’homme un geste de viol immémorial.

Le second s’intitule « Sous les viandes » et serait traduit par un collectif du « maganéen » écrit par une soi-disant Molly Hurricane. Il décrit un univers où d’immenses méduses ont pris possession de la planète et nous fait évoluer dans un décor de chair et de filaments où quelques guerrières combattent les « boyaux-démocrates » et la « tripale-démocratie », c’est-à-dire « tous ceux qui règnent sans partage sur le monde, qui gouvernent à jamais la société des mille et une tripes ».

Le dernier s’intitule « Slogans », il est signé Maria Soudaïeva et serait traduit du russe par Antoine Volodine. Il est composé de trois parties, composées chacune de 343 slogans et titrées d’une phrase écrite en majuscules : la première s’intitule PROGRAMME MINIMUM, la seconde PROGRAMME MAXIMUM et la dernière INSTRUCTIONS AUX COMBATTANTES.

En 2005, 343 actrices avaient lu chacune trois fois une phrase de cette mystérieuse Maria Soudaïeva au théâtre parisien de la Colline, lors d’une représentation unique et gratuite, à partir d’un livre paru l’année précédente aux mêmes éditions de l’Olivier et intitulé précisément Slogans. Mais l’avant-propos de Débrouille-toi avec ton violeur nous explique qu’Antoine Volodine a « non seulement réorganisé le matériau originel afin d’en faire une œuvre qui réponde aux exigences musicales du post exotisme (trois blocs de 343 exclamations), mais encore qu’il s’est amoureusement approprié, s’immergeant dans le texte source, ne craignant pas de le modifier en profondeur, de lui ajouter des slogans de son cru ».

Écouter la première partie de l’émission consacrée à Débrouille-toi avec ton violeur, signé Infernus Iohannes.

« Toute une moitié du monde »

« Je veux à la fois que la fiction m’arrache au monde et qu’elle m’éduque sur lui. Est-ce que les deux sont irréconciliables ? c’est en gros, le sujet de ce livre », écrit Alice Zeniter dans le chapitre liminaire de son dernier ouvrage intitulé Toute une moitié du monde et publié par les éditions Flammarion.

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© Flammarion

Le titre est inspiré par le philosophe et écrivain Tristan Garcia qui expliquait, dans un podcast, avoir eu le sentiment que son éducation littéraire s’était faite à 90 % au moins par des romans et des fictions écrites par des hommes et donc, je cite « une littérature à laquelle il manque la moitié du monde ». Mais aussi par une lecture de L’Autre Moitié du Soleil, de l’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, pour laquelle Alice Zeniter dit son admiration.

Le livre poursuit le travail de réflexion et d’écriture qu’Alice Zeniter avait amorcé dans Je suis une fille sans histoire qui repartait, dans une perspective féministe, de la question posée par la romancière de science-fiction états-unienne Ursula Le Guin, de savoir comment notre civilisation de chasseurs-cueilleurs avait produit avant tout des récits parlant de chasseurs et de héros masculins auxquels il arrive des aventures, et s’il était possible de faire vivre une « fiction panier » plutôt qu’une « fiction lance », même si chasser le mammouth paraît plus spectaculaire que ramasser des airelles.

Alice Zeniter cite ici le désormais fameux test de Bechdel et même une version plus radicale de ce dernier proposée par la scénariste américaine Kelly Sue DeConnick, surnommé le test de la lampe, qui ne contient qu’une question : « Peut-on remplacer le personnage féminin par une lampe sans que l’histoire soit modifiée ? » Zeniter écrit alors : « La formule me fait beaucoup rire ; le fait que la réponse soit “oui dans un certain nombre de productions contemporaines beaucoup moins. »

Écouter la seconde partie de l’émission consacrée à Toute une moitié du monde, d’Alice Zeniter.

« L’Espion qui aimait les livres »

Le livre posthume de John le Carré, mort en 2020, que publient les éditions du Seuil s’intitule L’Espion qui aimait les livres, un titre relativement éloigné de la version originale, en l’occurrence Silverview. L’ouvrage est publié dans une traduction d’Isabelle Perrin, traductrice habituelle de l’œuvre du maître britannique du roman d’espionnage.

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© Seuil

Ce dernier livre est de facture relativement classique, alternant des chapitres qui suivent la vie de Julian, qui a volontairement quitté son job lucratif à la City pour devenir libraire dans une station balnéaire d’Angleterre et reçoit la visite d’un étrange personnage, prénommé Edward, qui vit dans une vaste demeure en bordure de la ville, se présente comme un ancien ami de son père et s’intéresse plus que de besoin à sa librairie, et d’autres chapitres qui retracent l’enquête menée par un nommé Stewart Proctor, haut gradé des services britanniques qui cherche à identifier une taupe qui organise la fuite d’informations confidentielles. Deux intrigues qui vont se rejoindre sur fond de souvenirs de la guerre d’Irak ou de celles de Bosnie.

Les conditions de la parution de cet ouvrage posthume sont explicitées dans une postface par le fils de John le Carré, lui-même romancier. Nick Cornwell raconte qu’alors que son père était atteint d’un cancer, il lui avait posé cette question : « S’il venait à disparaître en laissant une histoire inachevée sur son bureau, accepterais-je de la terminer ? » Il avait alors répondu oui, mais explique que cet ouvrage n’est pas un « roman inachevé, mais un roman non publié ».

Pour Nick Cornwell, la non-publication de ce roman aurait été liée au fait que son père s’était toujours refusé « à évoquer les vieux secrets jaunis et légèrement moisis de l’époque où il avait travaillé dans les services de renseignement » et que ce livre-ci présenterait une caractéristique inédite pour un roman de le Carré, qui serait de « décrire un service divisé entre plusieurs factions politiques, pas toujours bienveillant envers ceux qu’il devrait protéger, pas toujours très efficace ou attentif, et en fin de compte, plus très sûr d’arriver à se justifier lui-même ».

Dans ce livre, poursuit-il, les « espions britanniques ont, comme beaucoup d’entre nous, perdu leurs certitudes sur ce que représente leur pays et sur son identité véritable ». Et son père « consciemment ou non, renâclait à l’idée d’être le héraut de ces révélations sur l’institution qui l’avait recueilli quand il était un chien perdu au mitan du XXe siècle ».

Écouter la dernière partie de l’émission consacrée à L’Espion qui aimait les livres, de John le Carré.

Pour discuter de ces trois ouvrages :

  • Lise Wajeman, professeure de littérature comparée, qui chronique l’actualité littéraire pour Mediapart.
  • Pierre Benetti, que vous pouvez lire chez notre partenaire En attendant Nadeau.
  • Louisa Yousfi, que vous pouvez notamment écouter sur le site Hors-Série.

 « L’esprit critique » est un podcast enregistré dans les studios de Gong et réalisé par Samuel Hirsch.