Une femme qui attend un homme, un père qui espère sa fille et une actrice à la recherche d’autres regards et références pour se construire et vivre… Même si elles le font à travers des esthétiques dissemblables, les trois pièces dont « L’esprit critique » discute aujourd’hui partent d’un manque : absence mystérieuse, définitive ou non, d’un mari dans la première ; éloignement définitif d’une enfant dans la seconde ; lacune théorique et politique pour s’orienter dans le monde quand on veut s’émanciper hors du système de l’hétérosexualité.
On évoque la pièce Et jamais nous ne serons séparés, du dramaturge norvégien Jon Fosse, mise en scène par Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou au théâtre de Gennevilliers ; La Distance, la nouvelle pièce du Portugais Tiago Rodrigues créée à Avignon l’été dernier et qui part en tournée cet automne ; et enfin Voir clair avec Monique Wittig, première mise en scène d’Adèle Haenel avec le collectif féministe DameChevaliers.
« Et jamais nous ne serons séparés »
Daniel Jeanneteau, directeur du théâtre de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), y met en scène, avec Mammar Benranou, Et jamais nous ne serons séparés de l’auteur norvégien Jon Fosse, Prix Nobel de littérature en 2023 pour « ses pièces de théâtre et sa prose novatrices qui ont donné une voix à l’indicible ». Toutes ses pièces sont publiées en français aux éditions de l’Arche, celle-ci datant de 1994.
Sur le plateau, dans un décor d’intérieur froid, avec moquette grise, canapé beige et mobilier blanc, une femme en robe à fleurs, interprétée par Dominique Raymond, attend, en soliloquant, le retour d’un homme dont on ne sait s’il est mort, parti pour un moment ou pour toujours, voire dont on pourrait se demander s’il n’a jamais existé ailleurs que dans l’esprit de la protagoniste de la pièce.
Dominique Raymond s’accroche aux objets qui l’entourent : un téléphone d’où la voix attendue ne vient pas, de vieux et beaux verres avec lesquels elle attend – ou pas – de pouvoir boire cette bouteille de bon vin, qui laisse imaginer, parmi beaucoup d’autres hypothèses possibles, que cet étrange et dérangeant monologue pourrait être le fruit d’un excès éthylique.
L’homme – en tout cas un homme – finit toutefois par apparaître sous les traits de l’acteur Yann Boudaud, en compagnie d’une autre femme, plus jeune, incarnée, elle, par Solène Arbel.
Et jamais nous ne serons séparés part en tournée en novembre à Angers, en décembre à Valence, en mars à Annecy, Poitiers et Reims et en avril à Montpellier.
« La Distance »
Tout va bien en ce début d’automne pour le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues. Il vient de voir son mandat renouvelé pour quatre ans à la direction du Festival d’Avignon, ce qui ne semblait pas gagné d’avance dans la fournaise du mois de juillet.
Il montrait récemment aux Bouffes-du-Nord, à Paris, une de ses premières productions, Le Chœur des amants, qui sera visible bientôt dans de nombreuses villes de France. Et, surtout, la nouvelle pièce qu’il a créée cet été à Avignon, ou plus précisément à Vedène, intitulée La Distance, commence une ample tournée déjà passée par Malakoff, Anvers et Strasbourg.
Cette pièce met en scène deux comédiens, Adama Diop et Alison Dechamps, un père et sa fille, séparés, dans un futur situé en 2077, par 220 millions de kilomètres, puisque la fille a choisi de partir sur Mars, laissant son père désespéré sur une Terre qui a déjà connu trois effondrements et en attend de nouveaux.
Le père, Ali, médecin de profession dans un hôpital en déliquescence en tenue années 1970, est contraint de communiquer avec sa fille Amina par messages interposés.
Cette distance de la Terre à Mars est représentée au théâtre par une scène ronde et tournante, sur laquelle les deux acteurs se tournent le dos, séparés par un tronc, des branches, des feuillages et des rochers.
Le rythme de la rotation s’accélère au fur et à mesure qu’à la distance physique s’ajoute la distance irrémédiable liée au fait que la fille a choisi de faire partie des « oubliantes » qui, pour construire un nouveau monde sur Mars, ont choisi d’effacer tous les souvenirs de leur vie sur Terre en signant un « protocole d’oubli ».
La Distance sera visible dans les prochains mois à Clermont-Ferrand, Grenoble, Châteauroux, Dunkerque, Le Havre, Grasse, Istres et Aix-en-Provence, mais aussi Naples, Lausanne, Barcelone, Athènes et Milan.
« Voir clair avec Monique Wittig »
Adèle Haenel, figure névralgique du mouvement #MeToo – et l’une des rares actrices à mettre sa notoriété au service de causes politiques allant de la lutte contre la réforme des retraites à la solidarité avec Gaza puisqu’elle a récemment participé à l’une des flottilles tentant d’amener de l’aide humanitaire à la bande palestinienne –, propose sa première mise en scène.
La pièce s’intitule Voir clair avec Monique Wittig, elle est signée de DameChevaliers, un collectif artistique féministe à géométrie variable composé notamment de la musicienne Caro Geryl, qui occupe ici la scène avec Adèle Haenel.
L’actrice y raconte, sur un ton de confidence voire de communion avec un public conquis, son expérience de lecture de Monique Wittig (1935-2003), autrice notamment de La Pensée straight, Dans l’arène ennemie ou encore Les Guérillères, une œuvre en grande majorité publiée aux Éditions de Minuit. Elle s’appuie aussi sur d’autres autrices féministes : Sarah Ahmed, Audre Lorde, Adrienne Rich ou encore Elsa Dorlin.
La pièce, présentée dans le cadre du festival d’Automne, à Paris, commence comme une réunion secrète. Autour de quelques braises, au milieu d’une forêt profonde peuplé de bruits d’animaux, Adèle Haenel débute sa prise de parole en chuchotant…
Voir clair avec Monique Wittig, signée Adèle Haenel et le collectif DameChevaliers, était récemment au théâtre des Bouffes-du-Nord, et sera ensuite en tournée en novembre au théâtre de la Croix-Rousse, à Lyon, puis au Centre dramatique national d’Orléans, et ensuite à Mons, en Belgique.
Avec :
- Zineb Soulaimani, que vous pouvez lire dans Le Quotidien de l’art et dont vous pouvez aussi écouter le podcast « Le Beau Bizarre » ;
- Caroline Châtelet, qui écrit pour ScèneWeb et les trimestriels Théâtre, Novo et Jeux ;
- Vincent Bouquet dont vous pouvez retrouver la plume sur ScèneWeb.
L’esprit critique est un podcast enregistré par Gong et réalisé par Karen Beun.