1942, déjà deux ans après l’appel du 18 juin de De Gaulle, la Seconde Guerre mondiale est à son paroxysme, Londres tente de surmonter le Blitz survenu un an plus tôt, et, comme nous le rappelle Gaëlle Josse dans sa préface, les États-Unis viennent tout juste de rentrer en guerre, c’est le début de la bataille de Stalingrad et l’année de la rafle du Vél’ d’Hiv. C’est dans ce contexte dramatique que Vita Sackville-West (1892-1962), autrice et poétesse à succès de son vivant, plante le décor de son roman, Grand Canyon, publié en 1942, traduit pour la première fois aujourd’hui par les éditions Autrement.
Elle imagine alors une Allemagne vainqueur en Europe, signant un traité de paix avec les États-Unis. D’innombrables Européennes et Européens, considérés comme peu utiles aux nazis, sont sommés de quitter le continent, « invités » à rejoindre l’Australasie ou encore les États-Unis. Certains d’entre eux se retrouvent alors dans un immense hôtel, à Grand Canyon, dirigé par un homme pointilleux, sévère mais néanmoins voué à sa clientèle, non sans une certaine hypocrisie au diapason.
Autour de lui se déploient ses employé·es et sa clientèle « de fortune », telle une mini-société au milieu d’un lieu désertique, oublié et forgé par une nature qui nous semble inébranlable. Les deux protagonistes principaux sont Helen Temple, femme d’un âge avancé, anglaise, dont on ne sait pas grand-chose, si ce n’est que c’est une femme à l’écoute, malgré elle, de tous les malheurs des un·es et des autres, une femme qui semble forte, patiente, et libre. Elle se noue d’une amitié so british avec un homme insignifiant, quoique drôle, Lester Dale, anglais lui aussi.
Participent aussi à l’histoire une jeune fille effacée, noyée dans un groupe d’adolescents et d’étudiants ; son frère antipathique mais néanmoins aviateur combattant l’ennemi dès le général sonnant l’alerte ; une femme excentrique et bien curieuse accompagnée de son perroquet ; une employée tuberculeuse frôlant les murs et, enfin, et non des moindres, les autochtones, les Indiens mis en valeur – marchande – par le directeur, soucieux d’apporter un peu d’exotisme dans ce désert rouge.
Ces personnages survivent dans un luxe apparent, oscillant entre l’émerveillement face à ce paysage naturel au mille couleurs qu’offre l’Arizona, l’art évoqué qui semble toujours une échappée salvatrice à la déshumanisation, les histoires inventées qu’on se raconte au sujet des autres, et la légèreté d’un bal animé par un groupe de musiciens. Mais leurs conversations légères ne sont pas dénuées de l’anxiété du souvenir des frappes aériennes et des bombardements passés, de la crainte de revivre ces terribles moments, se remémorant avec précision les gestes à effectuer en cas d’attaque pour n’avoir pas les poumons qui explosent. Le cauchemar revient à bas bruit. Car même si le vacarme des bombes sonnant le tocsin dans les villes a laissé place aux cris des animaux, au frottement de la brise contre la roche, au souffle majestueux balayant le gouffre qui se déploie au pied de l’hôtel, les images viennent marteler la mémoire et les discussions d’Helen et de Lester. Les pensées et le vécu sont toujours là, ancrés dans l’esprit, dans ce présent qui les rattrape, et le vocabulaire, car c’est « la même humanité, la même stupidité invraisemblable, la même déchirure dans le cœur, la même négation de vérités qui sembl[ent] pourtant si évidentes ».

Sackville-West évoque aussi celles et ceux menacés de la guerre sur leur sol pour la première fois, brinquebalés entre semblant de vie et abandon de tout, optimisme et lassitude, espoirs et désespoirs, qui ne savent encore rien de ce qui les attend, tout en niant l’impossible : « Ils ont lu des articles sur tout cela, oui, mais lire dans les journaux, ce n’est pas la même chose que de vivre et mourir. »
Toutes et tous ont l’immensité du Grand Canyon pour refuge, dont l’horizon réveille le soleil qui joue avec les roches aiguisées pour peupler le précipice d’ombres spectrales. Paysage infini dont ils sont pourtant prisonniers.
Les brûlures sont vives et se pansent dans le spectacle inaltérable et éternel de la nature, unique moment de contemplation durant lequel l’Homme cesse de penser, de conscientiser, juste voué à observer, réduit à l’état de statue se délectant de ce qu’il ne crée pas, de ce qui est plus fort que lui, à tout jamais, quelles qu’en soient ses inventions, ses progrès et ses rêves d’immortalité. C’est bien ainsi que la race humaine est la plus belle.
Et la vie continue donc en temps de guerre au grand hôtel, les jeunes continuent d’embrasser et de danser, les sourires perdurent car c’est souvent la seule chose qui reste parmi la peur, les tickets de rationnement et les abris de fortune à vingt mètres sous terre.
Mais la sérénité et le soulagement de façade risquent de ne pas perdurer puisque le rêve d’Icare est vendu aux désirs de crime et d’abomination. Les armées si promptes à enfourcher leurs destriers de métal n’attendent que le danger et la peur pour « exister ».
Ce récit fait effroyablement écho à l’actualité meurtrière qui sévit en Ukraine, les massacres au Yémen, ou encore la guerre en Syrie sur laquelle nous fermons les yeux. Il évoque aussi le programme Lend-Lease (« Prêt-bail »), un programme d’armement mis en place par les États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, afin de fournir aux pays amis du matériel de guerre sans intervenir directement dans le conflit. Et ainsi que Lester Dale nous le précise : « On n’avait pas retenu les leçons de la dernière guerre et les dirigeants américains, avec leur incroyable confiance, s’étaient laissé prendre au dépourvu une fois de plus. » « La destruction mutuelle est absurde […] absurde et inutile ; la coopération constitue notre unique espoir, tant sur le plan humain qu’économique ; coopérons dès aujourd’hui pour sauver ce qui subsiste du monde et le reconstruire. »
Au-delà des victimes de guerre et des destructions matérielles, Vita Sackville-West interroge sur les concepts mêmes de la mort et de la vie, créés par l’humanité, pour lesquelles il n’existe peut-être ni de début ni de fin, « seulement une continuité que nous divisons en segments comme on fait des nœuds à une ficelle ». Alors quand la menace de l’ennemi nous effleure, le dilemme est cornélien entre les pilules cachées en dernier recours, pour échapper à la capture et la torture, pour choisir sa mort et ne pas la subir, et l’extase face ces paysages lunaires et féeriques de l’Ouest américain, où chaque strate raconte des milliers d’années. La nature, loin d’être revancharde, aide alors l’humain à se raccrocher aux belles choses et à laisser la belle nuisette, habit mortuaire, pour un autre jour, une autre nuit. Car « ce n’est pas la mort que l’on craint, c’est la vie que l’on regrette de quitter ».
Le gouffre de calcaire, de schiste, de granite, de grès, traversé par le chant lancinant des rapides, est béant et représente ce qui sépare les hommes ennemis. Les souffles rougeoyants du ciel et de la terre déséquilibrent les corps sacrifiés et calcinés. Mais la nature a ses propres ennemis qu’elle enfante elle-même, le vent et la pluie, la grêle et les raz-de-marée, les orages et les tempêtes créant ainsi de nouveaux reliefs, de nouvelles rivières, de nouvelles vallées, qui à leur tour disparaîtront dans une couche de sédiments. Les hauteurs sont extravagantes, à l’instar des constructions américaines, démesurées, vertigineuses. La nature construit et déconstruit, et nous semble si immobile et pourtant porteuse d’histoires et de mouvements que notre temps contemporain n’est pas en mesure de discerner. Le décor est minéral, géologique, animal, à l’opposé des joies anéanties de l’humain, comme pour mieux accompagner ces absentes. L’homme construit et détruit, dévaste et tue les symboles de notre grandeur monstrueuse et arrogante, à la faveur d’un tyran.
L’écriture de Vita Sackville-West est fluide, élégante, prophétique, parfois académique. Elle fait triompher l’art de la narration sur les champs de ruines de notre civilisation et nous emporte au bord du précipice. À nous d’en tirer les conclusions qui s’imposent, aussi infimes que nous soyons. Elle mêle la traîtrise, l’héroïsme et le sacrifice. En 2020, alors que la pandémie de Covid-19 déroulait son rouleau compresseur, le président Macron nous annonçait que nous étions en guerre. Mais l’autrice nous redéfinit par ses mots la réelle définition de la guerre : une impossibilité de l’homme à vivre en harmonie avec ses semblables, à l’échelle d’une nation.
On avait dit « Plus jamais ça ». Et pourtant l’extrême droite revient en force en Europe, après avoir formé de nouvelles troupes insidieusement. Alors que les livres d’histoire s’entêtent à nous faire apprendre des – les – noms que nous devrions oublier, Hitler, Mussolini... (ainsi que nous le faisait remarquer Nujeen Mustafa, migrante syrienne, dans son livre Nujeen. L’incroyable périple, éditions Harper Collins, en 2016), la descendance est aux premières loges pour accéder au pouvoir et voler la démocratie – il est des noms qui s’endorment, pour mieux se réveiller, ainsi que Ludovic Lamant nous le raconte ici. Alors on nous enseigne que le mal a existé, qu’il a tué, décimé. Pour ne pas recommencer. Mais l’âme humaine, pourtant douée de conscience, récidive. Attirée, voire fascinée par le mal, par les armes, par les souffrances et les tortures, tant que l’on est du bon côté. Est-ce par ennui ? par virilité ? par faiblesse ? De jeunes générations reprennent les chemins obscurs alors que nous sommes censés vivre à une époque éclairée depuis des lustres, mais pourtant tailladée par le fanatisme engendrant « de la violence et du mensonge dans [notre] propre pays […] ainsi que les funestes passions de la haine et de la vengeance dans ceux des autres ».
La guerre en Ukraine fait rage et voit des millions de réfugié·es se cacher dans les caves, les sous-sols et les métros, quand d’autres quittent le pays, leur maison, et 80 ans après la publication de Grand Canyon, une chose est sûre, et Vita Sackville-West nous le rappelle : « Nous sommes incapables d’apprendre. L’expérience ne signifie rien. »
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Vita Sackville-West, Grand Canyon,
traduit de l’anglais par Mathilde Helleu, préface de Gaëlle Josse,
éditions Autrement, 296 pages, 21,90 €