Affligeant, le récent échange entre Bertrand Delanoë et Ségolène Royal sur le libéralisme n'en est pas moins symptomatique des non-dits théoriques qui paralysent le Parti socialiste depuis trente ans. Parmi tous les impensés, la relation au libéralisme occupe une place de choix, un formidable angle mort, soudainement révélé dans le rétroviseur de cet étrange parti social-démocrate au moment du débat sur le Traité constitutionnel européen.
Car la question n'est plus de savoir si le PS est ou non social-démocrate (l'ensemble des politiques qu'il a menées au pouvoir offre une réponse dénuée de toute ambiguïté) mais pourquoi ne l'a-t-il pas reconnu et surtout théorisé plus tôt. D'où la réelle gêne, en 2005, face à l'expression, canonique partout ailleurs, d'« économie sociale de marché » qui figurait au centre de ce traité défendu par l'ensemble des sociaux-démocrates européens.
L'expression passionnait déjà Michel Foucault au milieu des années soixante-dix lorsque, dans ses cours du Collège de France, il explorait l'histoire de l'ordo-libéralisme et de la social-démocratie allemande tout en évoquant, en incise, les batailles théoriques des congrès de Metz et de Nantes qui opposaient François Mitterrand à Michel Rocard. Au moment de la victoire du premier sur le second, suivie de son accession à la présidence de la République, une lourde chape de plomb est venue recouvrir ces débats sans que personne, depuis, ne soit parvenu à la dynamiter.
Au point que, trente ans plus tard, si le PS avait d'autres ambitions intellectuelles que la rédaction d'une creuse déclaration de principes (à laquelle on imagine mal un Michel Foucault s'intéresser), il pourrait presque reprendre la discussion là où il l'avait laissée.
Ce serait pourtant oublier que pendant que ce parti, trop occupé à gouverner sans doute, s'arrêtait ou presque de penser, d'autres, à gauche, s'emparaient avec curiosité de la question du libéralisme.
S'inscrivant précisément dans le sillage d'un Foucault, ils prenaient soin, comme lui, d'éviter d'être classés à l'extrême gauche et s'affichaient davantage, à l'anglo-saxonne, comme des radicals et des... liberals. Face aux silences des socialistes et à l'antilibéralisme revendiqué de l'extrême gauche et des communistes, ces intellectuels qui pourraient aussi se reconnaître dans l'expression gauche de gauche (et non gauche de la gauche, nuance chère à Pierre Bourdieu) n'entendaient pas abandonner le libéralisme à une droite néo-libérale en pleine tentative de reconquête de l'hégémonie culturelle.
Critiques de l'anti-libéralisme
Dans les années récentes, deux revues en particulier ont organisé cette contre-OPA de gauche sur le libéralisme : Vacarme et Multitudes. Avant même d'être traversée par ce débat lors de la campagne pour le référendum sur le TCE, la rédaction de Vacarme avait consacré dès 2002 un passionnant "chantier" à la question, avec des articles du sociologue Eric Fassin, du philosophe Michel Feher et de l'économiste, par ailleurs directeur de la revue Multitudes, Yann Moullier-Boutang.
Dans leur présentation du dossier, deux animateurs de Vacarme, Philippe Mangeot et Mathieu Potte-Bonneville, commencent par faire part de leur désarroi face à cette question du libéralisme, mise en exergue par des « batailles à fronts renversés » comme celle sur la propriété intellectuelle qui a opposé les grands groupes pharmaceutiques aux associations de malades, ou bien encore celle sur la liberté de circulation revendiquée par les groupes de défense des immigrés.
« La grille anti-libérale nous a longtemps semblé difficile à manier, écrivent Mangeot et Potte-Bonneville, comme un tamis trop gros, et qui de surcroît aurait une fâcheuse tendance à nous revenir dans la poire. » En pleine montée en puissance du mouvement anti puis altermondialiste, ils éprouvaient ainsi combien « la dénonciation du libéralisme dépossédait de leurs prises ceux-là mêmes auxquels elle prétendait restituer un monde ».
Revenant notamment sur les arguments déployés lors des débats autour du Pacs et de la parité, Eric Fassin mettait de son côté en évidence la nouvelle alliance (très visible à Attac) entre des Républicains critiquant les minorités et d'autres critiquant la mondialisation, les deux s'accordant à « dépeindre les mouvements minoritaires comme les jouets du libéralisme économique ».
C'est notamment à partir de l'analyse du traitement de la question des sans-papiers par la gauche revenue au pouvoir (et plus spécialement par son ministre de l'intérieur, Jean-Pierre Chevènement), que Michel Feher mettait en évidence les usages stratégiques de l'antilibéralisme.
Pacs, parité, intervention au Kosovo, sans-papiers, accès aux médicaments, Europe : tous les grands dossiers du moment pouvaient être pensés comme autant d'épreuves pour la question libérale. « La question du libéralisme se retrouve partout, écrivait ainsi Yann Moullier-Boutang dans son texte pour Vacarme. Elle innerve l'ambiguïté du mouvement anti-mondialisation », avant d'ajouter, en précisant qu'il n'est probablement pas le seul : « La question du libéralisme me sépare de nombre d'opposants vaillants à la mondialisation capitaliste. »
Une longue tradition libérale socialiste
C'est donc dans ce contexte politique précis, marqué par la nouvelle donne internationale résultant de l'effondrement du bloc de l'Est et l'accélération de la financiarisation d'un capitalisme plus que jamais mondialisé, marqué aussi par l'apparition de luttes pour des causes minoritaires hors des partis politiques, qu'une toute petite partie de la gauche prend conscience qu'elle a eu le tort d'abandonner, peu à peu, depuis les années 80, le libéralisme à une droite non plus conservatrice mais désormais porteuse d'un ambitieux projet de transformation économique et sociale.
Historiquement pourtant, la gauche pouvait se prévaloir d'une certaine tradition libérale, au point que le libéralisme doit même être considéré comme l'un des principes identitaires d'un certain socialisme français.
C'est ce que montre admirablement Serge Audier dans son récent livre sur La Pensée anti 68. Remettant en cause l'idée reçue d'une éclipse du libéralisme en France entre les années 30 et 80, il rappelle, par exemple, l'extraordinaire variété de socialismes libéraux défendus par l'humaniste Albert Camus, le catholique Jean Lacroix (qui fut le professeur de Louis Althusser), le juriste Maurice Hauriou, le socialiste André Philip, le libertaire autogestionnaire Daniel Guérin ou encore le philosophe Maurice Merleau-Ponty, qui, dès les années 1950, théorise dans Les Aventures de la dialectique un « nouveau libéralisme », « ouvert aux luttes sociales et à la transformation du libéralisme ».
Serge Audier tire également de l'oubli les travaux de deux économistes : Louis Baudin qui, en 1954 avec L'Aube d'un nouveau libéralisme, s'inscrit dans le sillage de Jaurès et Blum, et appelle à une synthèse entre libéralisme et socialisme. Et François Bilger, dont Michel Foucault se servira beaucoup, qui fit connaître en France, toujours dans les années 50, le courant allemand de « l'économie sociale de marché » et en particulier son chef de file Röpke, un libéral qui a « toujours développé une critique radicale des impasses de ce qu'a été l'histoire du capitalisme : gigantisme, consumérisme, amoralisme, etc. ».
C'est pourtant la très grande méconnaissance de cette riche tradition qui sautait aux yeux lors du débat autour du référendum sur le TCE. Le clivage interne au parti socialiste n'ayant même pas permis une clarification attendue depuis si longtemps sur cette question du libéralisme – ce qui rend aujourd'hui encore possible les échanges de pur démarquage tactique et vides de sens entre Delanoë et Royal.
Le libéralisme, une sauvagerie auto-contrôlée
Dans les tout petits lieux où cette question agitait déjà les esprits, le référendum fut au contraire à l'origine de débats plus nourris et souvent passionnés.
Ainsi à Vacarme, dont la rédaction, s'est elle aussi retrouvée divisée entre partisans du oui et du non. Et cette situation est à l'origine de l'une des contributions récentes parmi les plus stimulantes sur la question du libéralisme : un petit livre du philosophe Pierre Zaoui (membre de la rédaction de Vacarme) au titre provocateur, Le libéralisme est-il une sauvagerie ?
Oui, pourrait-on dire en caricaturant sa réponse : une sauvagerie qui organise son auto-contrôle, et donc préférable à tous les autres modes de contrôle. Ce livre, qui se méfie des fausses oppositions simplistes, entre libéralisme politique et économique, par exemple, prend la forme d'un véritable plaidoyer pour le libéralisme élargi et véritable, c'est-à-dire compris comme un principe de concurrence libre et non faussée.
Dans un article écrit à l'automne à la demande de la revue Mouvements, Pierre Zaoui estime urgent « de prouver que les droites et les gauches dites libérales pèchent avant tout par... manque de libéralisme. Ce qui à coup sûr ne serait guère difficile, poursuit-il : elles remettent en cause les libertés fondamentales de l'individu (notamment depuis le 11 Septembre), sont fauteurs de guerre et de troubles à l'ordre public (par les émeutes qu'elles provoquent), laissent se développer la pauvreté qui exclut de facto les plus démunis de l'accès aux marchés, reviennent sur les piliers de l'État providence, qui, pourtant, permettent seuls à chacun de s'engager dans des risques humains et calculés, homogénéisent les individus, tant l'individualité ne peut se développer que dans des sociétés multipliant les types de "réussite" possible, refusent l'ouverture des frontières aux immigrés tout en prônant la libre circulation des biens et des personnes, sont essentiellement réactionnaires en matière de mœurs et de culture ».
Le libéralisme, un fait anthropologique
Pour Pierre Zaoui, au fond, le libéralisme n'est pas une idéologie politique. Dès lors, n'en déplaise à Bertrand Delanoë et Ségolène Royal, il est aussi absurde de se définir comme libéral que comme antilibéral !
Le libéralisme est d'abord un fait historiquement construit serait-on tenté de prolonger, en s'appuyant sur le livre de Christian Laval, L'Homme économique, qui retrace ce processus par lequel les principes libéraux de l'intérêt et de la valeur ont opéré entre le XVIIe et le XIXe siècle une véritable « transvaluation des valeurs », et, du même coup, une véritable révolution anthropologique.
La question n'est alors plus, pour la gauche, celle de son rapport au libéralisme, mais bien celle de l'équilibre qu'elle met en œuvre entre égalité et liberté. Il devient alors urgent, pour elle, de retrouver une spécificité française autrement féconde que le déni de social-démocratie qui la caractérise depuis trop longtemps, en se re-tournant vers les auteurs comme Célestin Bouglé ou Emile Durkheim qui ont su constituer au tournant des XIXe et XXe siècles ce que Jean-Fabien Spitz a qualifié, dans un livre, de Moment républicain.