Finance Analyse

La liquidité financière est-elle un bien public ?

La crise financière commencée en août 2007 a placé sur le devant de la scène le risque de liquidité, un réveil brutal pour les banques et leurs autorités de surveillance qui avaient perdu de vue la mutation de ce danger, pourtant inhérent à l'activité bancaire consistant à transformer une ressource à court terme en placement à long terme. Si la liquidité financière en vient à être regardée comme un bien public, quelles leçons politiques faut-il en déduire? Un débat qui commence à peine.

Philippe Riès

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Olivier Blanchard, qui quittera le 1er septembre sa chaire de macroéconomie au prestigieux MIT de Boston pour devenir l'économiste en chef du Fonds monétaire international, l'avoue bien volontiers : il y a un an à peine, il ignorait à peu près tout de la liquidité. La crise financière a imposé, à lui comme à tant d'autres, un cours intensif de rattrapage. Les banques et autres institutions financières ont redécouvert brutalement que la liquidité était comme l'air que l'on respire: qu'elle vienne à manquer et la mort s'ensuit à bref délai.

Cette redécouverte s'est produite très précisément le 9 août, quand un vague sentiment d'inquiétude venu d'un recoin obscur du marché hypothécaire américain se mue en tsunami de défiance dans les relations quotidiennes entre grandes banques : le marché interbancaire est victime d'une thrombose, contraignant la Banque centrale européenne (BCE), qui réagit la première, à injecter des centaines de milliards d'euros de cette précieuse liquidité pour soulager des établissements financiers menacés d'asphyxie.

Depuis, la BCE et les autres principales banques centrales, dont la Réserve fédérale des Etats-Unis, ont renouvelé ces injections, sans être parvenues à ce jour, près d'un an plus tard, à restaurer un fonctionnement normal du marché interbancaire. Et de très nombreux travaux ont été lancés pour élucider les mécanismes de transmission d'une crise de liquidité. «Les marchés interbancaires sont très importants et très peu étudiés», constatait le professeur Franklin Allen, de l'Université de Pennsylvanie, lors du séminaire organisé récemment à Paris par la Banque de France, en collaboration avec l'Ecole d'économie de Toulouse.

Dans cette réunion d'économistes de haut niveau, la question fût logiquement posée : si la liquidité financière, au même titre que la qualité de l'air ou l'eau potable est un bien public, ne faudrait-il pas que la puissance publique garantisse qu'elle ne vienne jamais à manquer ?

D'abord le diagnostic, ensuite les remèdes.

Cercles vicieux

Le papier (à paraître) préparé pour le Journal of Economic Perspectives par Markus Brunnermeier, de l'université Princeton, est sans doute destiné à devenir un texte classique.

Il commence par définir les deux catégories de liquidité financière : la liquidité de financement et la liquidité de marché. La première est élevée quand il est facile d'emprunter de l'argent, sans garantie ou en apportant des actifs en garantie. La liquidité de marché est forte quand il est facile de lever de l'argent en vendant un actif, c'est-à-dire quand cette vente ne pèse pas trop sur le prix.

Il y décrit ensuite en détail «les mécanismes amplificateurs qui expliquent pourquoi la crise des crédits hypothécaires a provoqué des dislocations et des turbulences aussi importantes sur les marchés financiers». En effet, même considérables en valeur absolue, les pertes effectives ou potentielles touchant les institutions financières «se montaient à quelque 500 milliards de dollars soit l'équivalent d'une baisse de 2 à 3% des marchés boursiers», relève Brunnermeier. Ce sont donc les effets d'amplification qui sont en cause.

«Le premier mécanisme concerne des spirales de liquidité qui naissent de la détérioration du bilan des emprunteurs», explique l'économiste de Princeton. En effet, «quand les prix des actifs et la liquidité de marché chutent en période de crise, les exigences de financement des institutions financières augmentent». Ceci se produit parce que «la valeur collatérale des actifs inscrits au bilan des emprunteurs subit une érosion et que les appels de marge augmentent ou que les investisseurs ne peuvent pas renouveler leurs engagements à court terme. Les appels de marge plus élevés forcent les institutions financières à diminuer l'effet de levier, accentuant la baisse des prix initiale. Un problème clef concerne la discordance des maturités créée à travers le financement par effet de levier.»

Exemple de spirale de pertes : avec une marge de 10%, un investisseur peut lever 100 millions de dollars avec un capital de 10 millions, soit un effet de levier de 1 à 9. Si la valeur de l'actif recule à 95 millions (une baisse de 5%), la richesse nette de l'investisseur chute elle de moitié, à 5 millions. Pour maintenir l'effet de levier à un niveau constant, il doit céder la moitié de l'actif (soit 50 millions). Il vend, provoquant une nouvelle baisse du prix, et ainsi de suite.

La spirale des pertes enclenche celle des marges, c'est-à-dire des apports de nouveaux actifs que l'emprunteur doit fournir en garantie à l'investisseur au fur et à mesure que la valeur de l'actif initial chute. «A cause des appels de marges plus élevés, l'emprunteur doit réduire son effet de levier. Ceci fait baisser le prix et impose de nouvelles ventes, poussant les marges à la hausse et créant un cercle vicieux, ou spirale de marges.»

Une crise "classique"

Mais, ajoute, Brunnermeier, «un second mécanisme d'amplification opère à travers le canal du crédit» : «quand les prêteurs ont également un capital limité, il limite leur activité de prêt au fur et à mesure que leur situation financière se détériore». Une situation d'incertitude ou de crise va conduire les banques à accumuler un «coussin de précaution», seul l'argent restant hors de ce matelas étant prêté à d'autres institutions financières. Comme l'écrit Brunnermeier, «les troubles récents sur le marché interbancaire fournissent un bon exemple d'un comportement individuel de stockage de l'argent par les banques».

La rapidité et la violence de la contagion de ces comportements individuels s'expliquent par la nature même de la finance contemporaine: «la plupart des institutions financières sont à la fois emprunteuses et prêteuses», ce qui fait que «notre architecture financière moderne consiste en un réseau tressé d'obligations financières», explique son texte. Que l'un des maillons faiblisse et tout le grillage se disloque. Exactement ce qui s'est passé le 11 mars 2008, quand une équipe de produits dérivés de Goldman Sachs a informé un fonds spéculatif de ses clients qu'elle n'honorerait plus les accords de réseau qui l'exposaient directement à Bear Stearns. Ce qui provoqua le mouvement de panique sur Bear Stearns conduisant finalement à la disparition de la cinquième banque d'affaires de Wall Street.

Bear Stearns, comme Northern Rock au Royaume-Uni, était représentative de ces institutions financières qui empruntent à très court terme (sur le marché du papier commercial) pour financer des clients investissant long terme. Elles doivent donc pouvoir renouveler en permanence leur accès à ces fonds. Elles étaient donc particulièrement vulnérables au risque de liquidité de financement qui «résulte du divorce de maturités entre l'actif acheté et le financement de cet achat».

Sous cet angle, analyse Brunnermeier, «il est surprenant de constater à quel point la crise de 2007-08 est "classique"». Ce qui était nouveau dans cette crise, c'était l'ampleur de la titrisation qui ne permettait pas de savoir quelles institutions étaient exposées au risque et rendait très difficile la valorisation des produits financiers concernés. Mais l'émergence «d'une crise massive de liquidité» procédait «avant tout de l'écart dans la structure des maturités», phénomène inhérent à l'activité de banque depuis la nuit des temps.

L'aveuglement des régulateurs

Or, ce risque de liquidité a été ignoré à la fois par les banques et par leurs autorités de surveillance. De l'aveu même de Peter Praet, directeur exécutif de la Banque de Belgique et participant actif aux travaux du Comité de Bâle pour la supervision bancaire, «le changement de nature du risque de liquidité n'était pas bien compris». Le comité lui-même n'avait à l'esprit que le risque de solvabilité, au cœur des accords de Bâle II. «Nous n'avons pas vu l'augmentation de l'effet de levier dans les institutions financières», explique-t-il. Le premier exercice de «stress» sur la liquidité n'a eu lieu qu'en 2006. Et, regrette-t-il, «ce sont les banques considérées comme ayant les meilleures pratiques qui ont fabriqué ce fiasco». De plus, ajoute-t-il, «il est difficile pour un régulateur d'aller contre la tendance dominante».

«Personne n'aurait pu imaginer un gel du marché interbancaire», reconnaît pour sa part Jean-Pierre Landau, sous-gouverneur de la Banque de France. Il rappelle pourtant que «la part des actifs liquides détenus par les banques n'a cessé de décroître au cours des deux dernières décennies, jusqu'à ne plus représenter que 5% de leurs bilans».

Défaillantes dans la prévention, les banques centrales et les autres autorités de tutelle se sont un peu rachetées dans les interventions conduites pour éviter un effondrement généralisé du système financier. Face au danger posé par la défaillance de Bear Strearns, «le réseau des banques centrales a été activé au cours du week-end (des 15 et 16 mars) et il a bien travaillé», affirme Peter Praet.

Mais la persistance des tensions sur le marché interbancaire, un an après le début de la crise, atteste la gravité du problème et appelle par conséquent un effort d'imagination pour traiter correctement le risque de liquidité.

La première solution qui vient à l'esprit consiste à demander aux banques centrales d'assumer en permanence le rôle de prêteur en dernier ressort qui ne leur revient généralement qu'en cas de crise grave.

La proposition d'Olivier Blanchard

C'est le sens d'une proposition présentée lors du séminaire par Olivier Blanchard, qui estime que la fourniture de la liquidité relève en quelque sorte du service public. Selon lui, ce n'est d'ailleurs pas à la banque centrale de l'assurer, mais au Trésor, c'est-à-dire à l'Etat.

Selon Blanchard, «l'Etat doit publier une liste d'actifs qui pourront être échangés» pour se procurer de la liquidité. Il fixerait par anticipation le niveau de décote auquel ces actifs, des titres négociables pour l'essentiel, seraient achetés (afin de limiter le risque de pertes pour le contribuable). «Le Trésor pourrait même faire de l‘argent sur de tels accords», prédit-il. «Ex ante, les banques y trouveraient une incitation à détenir ces actifs échangeables et, ex post, cela atténuerait la gravité des crises.»

Mais pour Jean-Pierre Landau, «cela signifierait prendre en charge une responsabilité dans la fixation des prix» des actifs. «Est-ce que c'est le travail d'une entité publique», s'interroge-t-il? Pour lui, «quel que soit le mécanisme, s'il y a un guichet permanent, cela revient à fixer le prix du risque.» Des institutions publiques doivent-elles s‘en charger de manière permanente ? Pour le représentant de la Banque de France, «c'est très discutable».

Autre question : «Le métier des banques centrales est-il de prendre des risques?» Et celle-ci, non moins cruciale: «comment dès lors préserver l'indépendance de la politique monétaire?» qui n'a pas en principe pour objet de venir au secours d'un système bancaire défaillant.

Jean-Pierre Landau admet que les autres pistes de réflexion soulèvent également des difficultés. «Imposer aux banques des exigences de liquidité plus fortes pose le problème de la définition du niveau optimal», dit-il ainsi.

Les agences de notation, déjà très critiquées pour avoir accepter de noter, et souvent généreusement, les produits structurés fabriqués par les banques d'affaires, ne sont pas très chaudes pour évaluer le risque de liquidité. En marge de l'entretien qu'il a accordé à Médiapart, le président de la Société générale, Daniel Bouton, estimait d'ailleurs que chaque banque devait être responsable de l'évaluation de son propre risque de liquidité et des moyens d'y faire face.

Il est évident que les grandes banques internationales verraient d'un mauvais œil la puissance publique leur imposer de nouvelles contraintes réglementaires en échange d'un accès garanti à la liquidité.

C'est pourtant une conclusion probable de la crise. Même les gouvernements réputés les plus libéraux, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, ont démontré qu'ils n'étaient pas prêts à assumer le risque de la faillite d'un établissement financier important: Northern Rock a été nationalisée et Bear Stearns renflouée avec la caution financière de la Réserve fédérale. Ce qui tendrait à prouver que la liquidité est de fait un bien public et qu'il faut en tirer les conséquences.

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