Une indiscutable dynamique. Mais une tout aussi franche incertitude pour la suite. Un mois après la présentation de la réforme des retraites par Élisabeth Borne le 10 janvier, à la veille des deux manifestations du 7 et du 11 février, le mouvement de contestation mené par les syndicats fait face à une question inédite au moins depuis 2010 : après avoir rassemblé plus d’un million de manifestant·es dans les rues les 19 et 31 janvier, comment prolonger le mouvement de fond qui ébranle l’exécutif ?
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Et surtout, comment remporter le bras de fer si ce dernier reste inflexible sur l’essentiel de son projet – le recul de 62 ans à 64 ans de l’âge légal de départ à la retraite, et l’accélération de l’augmentation de la durée de cotisation nécessaire pour obtenir une retraite à « taux plein » ?
Les prises de position du week-end illustrent parfaitement le dilemme, pour ne pas dire le risque de blocage, qui pointe, alors que le texte commence d’être débattu à l’Assemblée, et que la France vient d’entrer dans un long tunnel de vacances scolaires s’étalant sur quatre semaines, selon les zones.

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Dimanche 5 février dans un entretien au Journal du dimanche, la première ministre a annoncé qu’elle acceptait de « bouger », en accédant à la demande des député·es du parti Les Républicains d’autoriser après 43 années de cotisation le départ des travailleurs et travailleuses ayant commencé à travailler entre 20 et 21 ans. Autrement dit, ils et elles pourront partir avant 64 ans, une option qui était encore présentée comme inenvisageable quelques jours plus tôt. Le jeudi précédent sur France 2, la cheffe du gouvernement n’avait par exemple rien concédé.
Mais aussitôt, Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, répliquait, sur France Inter et dans Les Échos, que cette évolution n’était qu’une « rustine », concernant 30 000 personnes par an au maximum sur les plus de 750 000 prenant leur retraite chaque année, destinée à s’assurer le vote des député·es LR, indispensable pour faire adopter le texte à l’Assemblée.
« Va-t-on permettre à des salariés ayant cotisé 43 ans à partir de 20 ans de partir à la retraite (à quelles conditions ?), et continuer à demander aux salariés qui ont commencé avant, c’est-à-dire entre 16 et 18 ans, 44 ans de cotisation ?, interroge Laurent Berger dans le quotidien économique. Ce serait profondément injuste. » Le patron de la CFDT maintient le mot d’ordre de l’intersyndicale, qui rassemble pour la première fois depuis 12 ans les huit syndicats de salarié·es : « Il faut retirer le décalage de l’âge à 64 ans. »
Le bras de fer se poursuit donc, chacun se rejetant la responsabilité d’une situation qui pourrait bien être grippée pour plusieurs semaines. « Nous avons une urgence : assurer la pérennité de notre système de retraite par répartition », a maintenu Élisabeth Borne dans Le JDD. « Si la première ministre avait dit : “On entend le message, on reprend depuis le début, on remet les choses à plat”, on partirait sur un meilleur pied. Ce soir, on est dans un blocage à cause du gouvernement, pas des organisations syndicales », assénait dès jeudi soir Laurent Berger.
Parmi les têtes pensantes des syndicats, pour imposer au gouvernement une autre voie de sortie que la négociation avec les groupes politiques de droite, on mise d’abord sur le maintien d’une mobilisation de très haut niveau. Même si chacun est conscient qu’il ne sera pas simple de réitérer l’exploit du 31 janvier, plus grosse manifestation syndicale depuis la fin des années 1980, avec ses 1,27 million de manifestant·es partout en France comptabilisé·es par la police.
« Il y aura du monde mardi et samedi, il n’y a pas de question là-dessus, veut croire Frédéric Souillot, le dirigeant de Force ouvrière. Samedi, nous attendons aussi des familles complètes, les salariés qui ne peuvent pas perdre un jour de grève, ceux qui seront en congé… Tous pourront se mobiliser. »
Même volontarisme chez Benoît Teste, à la tête de la FSU, le premier syndicat de l’Éducation nationale : « Il ne faut pas que le soufflé retombe. Mais on a le sentiment que beaucoup de gens viennent en manifestation pour la première fois, et on sent une grande confiance dans la façon dont le mouvement est organisé. Les gens s’investissent dans le cadre défini par les syndicats. »
Nous vivons un mouvement que nous n’avons jamais connu en trente ans. On mobilise des salariés que nous n’avions jamais vus.
Tous soulignent le caractère inédit d’une mobilisation qui ne compte pas de secteur professionnel faisant office de locomotive du mouvement, comme les transports ou les raffineries, qui se cantonne très largement à des manifestations massives dans un grand nombre de communes (malgré diverses initiatives locales), et pour laquelle, contrairement à ce que la mythologie du mouvement social de 1995 a installé dans les têtes, les Français·es ne font pas « grève par procuration », en soutenant les grévistes de la SNCF par exemple.
« Nous vivons un mouvement que nous n’avons jamais connu en trente ans, constate Yvan Ricordeau, secrétaire national de la CFDT chargé du dossier des retraites. On mobilise des salariés que nous n’avions jamais vus. Nos unions régionales, en Aquitaine ou en Occitanie, nous disent que cela a pris bien plus qu’elles ne le pensaient au départ : les gens font des débrayages de deux ou trois heures pour aller manifester juste à côté de chez eux. Et cela vient du secteur privé à 80 %. »
Les indicateurs sont nombreux : « Dans les territoires, on a même des chefs d’entreprise qui viennent nous voir pour nous dire que leurs salariés font grève alors qu’ils ne l’ont jamais fait auparavant pour une journée de mobilisation interprofessionnelle, poursuit Yvan Ricordeau. Et des députés de la majorité et de droite nous disent qu’il se passe des choses très marquantes dans leurs territoires… »
Souci constant de l’unité syndicale
La recette principale de ce succès ? Le souci constant de maintenir l’unité syndicale, un trésor lorsqu’il s’agit d’embarquer l’opinion publique et de faire pièce à l’exécutif. Il faut donc avant tout garder la CFDT dans le bateau, en ne prêtant pas le flanc aux accusations de radicalité ou de velléités de blocages du pays, par le biais de grèves reconductibles.
« En intersyndicale, la CGT ne se dit pas particulièrement favorable à une grève reconductible : ils tiennent plus à l’unité du mouvement », glisse une responsable. « Et puis, il faut signaler que dans les assemblées générales organisées par les secteurs les plus remuants, comme l’énergie, les ports et docks, les raffineries, il n’y a personne aux assemblées générales organisées pour tenter de durcir le mouvement », souffle un autre.
Chacun a noté que la CGT des raffineries avait annoncé une grève de deux jours les 26 et 27 janvier, mais que le mouvement n’a en fait tenu qu’une journée. Tout aussi notable, la réticence des cheminots à se mettre la population à dos en partant seuls dans un mouvement long pendant les vacances scolaires : tous les syndicats de la SNCF feront grève mardi 7 février, mais seuls Sud et la CGT appellent à continuer le lendemain. Et aucun syndicat ferroviaire ne demandera à ses adhérent·es d’être grévistes samedi 11, malgré la journée de manifestation prévue.
« Le gouvernement commence déjà à fustiger les grèves et les blocages, pointant le chassé-croisé des vacanciers de février en espérant “retourner” l’opinion publique », écrivent la CGT Cheminots, l’Unsa Ferroviaire, Sud Rail et la CFDT Cheminots. C’est peine perdue et c’est un mauvais calcul ! » Dans le même ordre d’idée, les militants venus du secteur de l’énergie n’ont pas multiplié les opérations de coupures de courant, préférant rester populaires et offrir des tarifs réduits ou la gratuité aux abonné·es.
Les syndicats ont aussi découvert que la CFDT pouvait mobiliser très largement ses troupes, comme le prouve la composition des cortèges, dans les grandes villes et ailleurs. Les drapeaux et gilets orange représentent régulièrement un tiers des défilés, ce qui pèse dans l’équilibre des forces. « La CFDT en a sous la pédale, on ne le savait pas et c’est impressionnant. Aujourd’hui, c’est clairement Laurent Berger qui mène l’intersyndicale et le mouvement social, c’est le moment de la CFDT », concède l’un de ses homologues.
Rigidité de l’exécutif
Pour autant, les organisations syndicales le constatent également : leur unité et le nombre de protestataires n’ont pas réussi à faire dévier Emmanuel Macron et son gouvernement. « On met des millions de salariés dans la rue, et le gouvernement agit comme s’il ne voyait pas, regrette Frédéric Souillot. Élisabeth Borne ne parle plus qu’aux groupes parlementaires de droite, pour essayer d’arracher un accord à l’Assemblée. Mais à nous, elle ne dit plus rien. »
« On est stupéfaits de la réaction du gouvernement, c’est hallucinant d’enfermement, grince Benoît Teste. Ils n’ont pas pris la mesure de ce qui se joue : c’est un mouvement très profond, on touche au rapport au travail, à la carrière, il ne s’agit pas de Français juste un peu mécontents. »
C’est là le paradoxe de ce mouvement social. La rigidité de l’exécutif semble appeler en réponse à durcir la mobilisation, à multiplier les jours de grève et à se lancer dans « la reconductible » pour tordre plus vigoureusement le bras du gouvernement. « La rivière doit sortir de son lit », a ainsi exhorté le député LFI François Ruffin dès le 31 janvier.
Mais dans les états-majors syndicaux, ils sont peu à parier sur le succès d’une telle stratégie : après des années de défaites syndicales sur ces mots d’ordre, alors que l’inflation est au plus haut, l’espoir est mince de voir s’engager dans le mouvement une masse critique de salarié·es des secteurs clés. Au moins pour le moment.
Laurent Berger ne dit pas trop fort qu’il est personnellement opposé aux grèves reconductibles, je pense qu’on trouvera un terrain d’entente.
Face à l’inflexibilité du gouvernement, on trouve aussi celle affichée par la CFDT, empêchant de toute manière toute évolution du mode de mobilisation pour le moment. Manifester en masse, « ça reste la stratégie qui est la nôtre, maîtrisée par le mouvement syndical », a redit dimanche Laurent Berger sur France Inter, souhaitant « que ce soit suffisant ».
« La clé de la réussite, c’est un mouvement qui va crescendo, et ce sont les manifestations qui le permettront. Personne ne croit qu’une grève reconductible emmènera les salariés de notre pays », assure Yvan Ricordeau, pour qui « l’évolution du mouvement, ce n’est pas forcément la radicalisation de quelques bastions syndicaux ».
Dans l’intersyndicale, la plupart sont pourtant conscients qu’il sera nécessaire de faire évoluer le rapport de force. Personne ne souhaite monter en pression avant la fin des vacances scolaires, le dimanche 5 mars. Le texte de loi devrait alors se trouver devant le Sénat. D’ici là, les discussions iront bon train entre dirigeants syndicalistes. « Laurent Berger ne dit pas trop fort qu’il est personnellement opposé aux grèves reconductibles, je pense qu’on trouvera un terrain d’entente », sourit l’un d’eux.
Plusieurs échanges sont d’ailleurs prévus dans les heures suivant la manifestation de mardi, avec un but affiché par une partie de l’intersyndicale : réussir à lancer en commun un appel solennel à une journée de grève massive, nationale, dans tous les secteurs de l’économie. « Nous montrerons alors que nous sommes capables de bloquer l’économie », espère un responsable. La décision pourrait être prise rapidement.