Ils ne sont pas les premiers concernés par Football Leaks, mais sans eux rien n’aurait été possible. Ils sont les hommes invisibles qui agissent à l’ombre des visages mondialement connus de Ronaldo, Mourinho et de tant d’autres. Riches et influents, ce sont des hommes de loi qui font tout pour s’arranger avec elle. Ils ? Des avocats.

Les Football Leaks, dont Mediapart et ses partenaires de l’European Investigative Collaborations (EIC) ont publié les premiers éléments le 2 décembre, montrent le rôle central joué par de grands cabinets d’avocats dans l’élaboration de schémas de dissimulation des fortunes considérables générées par l’industrie du foot.
Derrière les 150 millions de Ronaldo cachés dans les paradis fiscaux, il y a des avocats. Derrière les prestidigitations fiscales de Mourinho, il y a des avocats. Derrière tout le système de l’agent Jorge Mendes, il y a encore des avocats. Et ce sont la plupart du temps les mêmes.
Mais l’affaire est complexe. Les gouvernements décidés à lutter – avec plus ou moins de bonne volonté – contre l’évaporation de millions, de centaines de millions, parfois de milliards d’euros, soustraits à la richesse des nations et à leurs services publics (écoles, hôpitaux, policiers…), le savent bien : leur guerre se situe dans une zone grise.
De la même manière qu’il est parfois délicat de trouver la frontière qui sépare l’optimisation fiscale de la fraude, il n’est pas toujours facile de faire le tri entre l’avocat qui ne fait que son travail – défendre les intérêts d’un client, fût-ce un délinquant – et celui qui participe à la mise en place de montages frauduleux, les encourage ou en perpétue l’efficacité.
« Ce serait beau, l’honnêteté d’un avocat qui demanderait la condamnation de son client », écrivait le 16 septembre 1907 Jules Renard dans son Journal. En matière de lutte contre la fraude fiscale comme dans tout autre domaine criminel, il s’agit d’un vœu pieux. Cela étant, les avocats ne sont pas des vaches sacrées (pas plus que les journalistes, d’ailleurs) qui ne seraient pas tenus à des impératifs éthiques dans l’exercice de leur fonction.
Cela est peu connu, mais il existe, en droit, une déclaration de soupçon qui s’impose à l’avocat en vertu de trois directives européennes votées en 1991, 2001 et 2005 dans la lutte contre le blanchiment de capitaux. Il peut s’agir de l’argent du terrorisme, de la drogue ou du crime, mais aussi de la fraude fiscale, dont le principe immuable est simple : l’enrichissement d’un seul provoque l’appauvrissement de tous.
La dernière directive en date, votée le 26 octobre 2005, a même étendu le champ d’application de cette déclaration de soupçon à toutes les infractions punies d’une peine supérieure à un an de prison. Toutes ces directives ont trouvé au fil des ans des traductions dans les droits internes de l’Espagne, du Portugal ou de l’Angleterre, les trois pays les plus concernés (à ce stade) par les révélations de Football Leaks.

Depuis plusieurs années, la jurisprudence française et européenne a cadré cette obligation qui place l’avocat dans une situation pas toujours évidente : à quel moment doit-il dénoncer son client ? En avril 2008, le Conseil d’État (la plus haute juridiction administrative française) a rendu un jugement mesuré : à main gauche, il exonère les avocats des obligations de dénonciation lorsque ceux-ci exercent une mission de conseil ou de consultation dans le cadre d’une défense devant une juridiction couverte par le secret professionnel ; à main droite, il affirme que l’avocat est tenu de dénoncer des faits répréhensibles quand sa consultation est fournie à des fins de blanchiment ou qu’il sait que son client souhaite obtenir des conseils dans le même but.
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), justice supranationale à laquelle doivent se conformer tous les pays membres du Conseil de l'Europe, a pour sa part rendu un arrêt en décembre 2012 qui place l’avocat face à ses responsabilités. La cour a d’abord estimé que la notion de « soupçon » relevait du sens commun et qu’un public aussi averti qu’un avocat ne pouvait valablement prétendre ne pas être en mesure d’en cerner le sens et la mesure.
Dans le même esprit que le Conseil d’État français, la CEDH a ensuite estimé que la soumission des avocats à l’obligation de déclaration de soupçon n’était pas une atteinte insupportable au secret professionnel eu égard à l’intérêt général de la lutte contre le blanchiment.
En un mot : l’avocat est protégé quand il agit dans le cadre de ses activités juridictionnelles ou dans celui d’une consultation juridique classique, sauf si celle-ci est fournie précisément à des fins de blanchiment. Quant à l’avocat qui participe lui-même à la commission du délit, en participant par exemple à la constitution de sociétés offshore dont le but est de frauder le fisc, il n’y a pas de débat : il n’est plus un avocat, mais un complice potentiel du délit.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que le cabinet d’avocats Senn Ferrero, qui a tenté d’empêcher la publication des Football Leaks, ait invoqué dans un courrier reçu le 24 mai par l’EIC le secret professionnel et celui des correspondances pour justifier une non-publication. Dans son traitement des Football Leaks, nourris de 18,6 millions de documents très divers, Mediapart a pris soin de ne jamais violer un secret protecteur des libertés tout en remplissant sa mission fondamentale : rendre publiques des informations d’intérêt général.
En France, plusieurs affaires célèbres de fraude fiscale ont montré que les avocats n’étaient pas immunisés contre la loi. Dans le dossier des époux Balkany, l’avocat Arnaud Claude (associé historique de Nicolas Sarkozy) est mis en examen pour blanchiment de fraude fiscale. Dans la tentaculaire affaire Wildenstein, un avocat français et un autre suisse ont comparu devant le tribunal correctionnel (jugement en janvier 2017). Dernier exemple, l’avocat de l’héritière des parfums Ricci a été condamné à un an de prison avec sursis et à payer solidairement les impôts fraudés par sa cliente, Arlette Ricci.
Avec Football Leaks, les avocats se retrouvent de nouveau dans la tourmente. Deux noms sont régulièrement cités : le Portugais Carlos Osorio, l’architecte de la plupart des montages problématiques, et Julio Senn, ancien directeur général du Real Madrid reconverti dans les activités d’avocat au sein du cabinet Senn Ferrero.
- Dans le cas de José Mourinho, le célèbre entraîneur de Manchester United, notre enquête montre bien comment ses comptables et avocats ont trompé le fisc pour faire croire que l’une de ses sociétés offshore dans les îles Vierges britanniques – en fait, une coquille vide – avait une activité.
- Dans le cas de Cristiano Ronaldo, les documents Football Leaks montrent comment les membres du cabinet Senn Ferrero ont voulu absolument cacher au fisc l’existence d’une société offshore (toujours aux îles Vierges) et le montant total de 74,8 millions qui y avait été accumulé en toute discrétion.
- Dans le cas du super-agent Jorge Mendes, on voit à quel point les montages élaborés avec son avocat Carlos Osorio ont suscité des débats houleux avec son confrère Julio Senn, tant ils semblaient poser problème au regard de la réglementation fiscale.
Les avocats ont-ils été, dans cette affaire, un peu plus que des avocats ? Ce sera, à n’en pas douter, l’un des enjeux des conséquences de Football Leaks, si tant est que les justices espagnole, britannique ou d’autres pays décident de s’emparer des révélations de l’EIC.