Et si les spectaculaires montagnes russes des places boursières, ces derniers jours, n'étaient qu'un aspect périphérique de la crise? Des économistes préfèrent mettre en avant d'autres indicateurs, plus techniques, mais surtout plus révélateurs de l'évolution de la situation. C'est par exemple le cas des credit default swaps (CDS), ces fameux produits dérivés qui permettent de mesurer le risque de non-remboursement des dettes des entreprises. Ou encore du Ted Spread, très sensible aux soubresauts de la crise, parce qu'il calcule l'écart entre le taux d'intérêt auquel les banques se prêtent de l'argent (actuellement très élevé), et le taux des bons du Trésor américain (considérés comme sans risque).
Sur le front de l'«économie réelle», les choses sont encore plus délicates: les indicateurs portant sur la situation actuelle (santé des PME, investissements en région, emploi, etc.), produits par l'administration publique, ne seront pas disponibles avant de longs mois. En attendant, c'est le brouillard. Une vraie difficulté pour comprendre l'actuelle débâcle du capitalisme financier.

Dans un entretien accordé à Mediapart, Jean Gadrey revient sur la délicate utilisation des chiffres en ces temps agités. Le professeur émérite d'économie à l'université Lille 1, spécialiste des «nouveaux indicateurs de richesses», dénonce en particulier le recours tous azimuts aux indices boursiers, dans la presse et ailleurs. Gadrey parle également, dans les pages qui suivent, de son expérience contrastée au sein de la «commission Stiglitz», cette équipe d'une vingtaine d'experts chargés de réfléchir à des indicateurs alternatifs de mesure du bien-être.
«Des méga-chiffres»
Les indices boursiers sont-ils de bons indicateurs pour suivre l'évolution de la crise ?
Jean Gadrey: Je vais vous répondre par un détour. Prenons la «Une» du Monde daté 26-27 octobre, sur les «25.000 milliards de dollars évanouis» sur les places financières depuis janvier 2008

. Des 25.000 milliards de dollars évoqués, rien ne s'est évanoui! Comparer ces «pertes» à la richesse d'un pays («deux fois le PIB des Etats-Unis») n'a vraiment aucun sens. La baisse très forte des places financières fait suite à de fortes hausses complètement déconnectées des créations de la richesse d'aujourd'hui, qui sont le résultat de pratiques spéculatives.

Le Monde n'a pas reproduit le graphique qui montre la progression du CAC 40 depuis sa création en 1988 [courbe ci-contre, source Alternatives économiques]. L'indice valait 1.000 points au moment de son lancement. Un portefeuille d'actions du CAC 40 s'est donc apprécié à monnaie constante de 120% de 1988 à aujourd'hui.
Et le salaire annuel moyen d'un salarié à temps complet, pendant ce temps-là ? Il a augmenté de 15% à peine, à prix constants, depuis 1988... Mieux: entre 2003 et 2006, le CAC 40 est passé de 2.500 à 6.100 points. A-t-on vu une première page d'un grand quotidien pour dire qu'environ 40.000 milliards de dollars auraient été «créés» durant ces trois années, grâce, entre autres, à la spéculation ?
Ce ne sont donc pas les bons chiffres pour comprendre ce qui se passe?
Ces «méga-chiffres» nous entretiennent dans une illusion. Depuis le début de la crise, il y en a eu d'autres. L'estimation des crédits toxiques liés au subprime, par exemple, passée en quelques mois d'une quarantaine à 1.500 milliards de dollars... Les chiffres énormes du plan Paulson [le secrétaire américain au Trésor], chiffré à 700 milliards de dollars. Jusqu'au plan de soutien aux banques présenté par Nicolas Sarkozy, évalué à 360 milliards d'euros. Nous sommes face à une avalanche de milliers de milliards de dollars, mobilisés à l'échelle mondiale pour préserver le système financier. Les économistes et les citoyens ont le tournis. Ces chiffres ne permettent pas de juger.
«Au cœur de la crise, un excès d'inégalités»
Pourquoi ces chiffres ne rassurent-ils pas?
Pour trois raisons. D'abord, rien n'est fait pour que l'on comprenne ces chiffres. Les 360 milliards dont parle Nicolas Sarkozy, on ne sait pas vraiment ce que c'est, c'est en partie du vent médiatique, qui est censé rassurer les marchés. En l'occurrence, sans grand succès.
Ensuite, ces chiffres sont d'autant plus énormes qu'on les compare à la petitesse d'autres chiffres... Quand on pense par exemple aux réticences observées lors du débat sur le financement du Revenu de solidarité active (RSA)...

Je rappelle qu'à l'échelle mondiale, les objectifs du millénaire pour le développement (OMD), fixés par les Nations unies, qui sont des objectifs ambitieux pour réduire la pauvreté dans le monde, coûteraient 80 milliards de dollars par an environ d'ici 2015. Prenons encore la progression des revenus des très riches dans le monde au cours des dix dernières années. Le dernier rapport de Merrill Lynch [couverture ci-dessous] montre que l'on a dépassé les dix millions de millionnaires dans le monde... Voilà des chiffres accessibles et compréhensibles, mais on ne les met pas en avant.

Enfin, troisième raison au tournis, ces chiffres tendent à nous faire croire que la seule crise qui compte est celle de la finance. Il suffirait de soutenir ces marchés pour réaliser le but ultime de l'économie, la fameuse croissance, qui serait, évidemment, la solution à tous les problèmes. Ces chiffres déforment la crise! Car ils laissent de côté l'un des principaux aspects de ce qui se passe en ce moment, à savoir l'explosion des inégalités sociales, aux Etats-Unis et ailleurs.
Vous voulez dire que la crise actuelle est d'abord une crise des inégalités?
Au cœur de la crise, il y a aussi un excès d'inégalités et de précarité. On sait aujourd'hui avec certitude que parmi les facteurs déclenchants des subprimes, il y a bien eu au départ la finance des riches à la recherche de valorisation facile pour leurs revenus énormes, contre des ménages pauvres ou modestes poussés à l'endettement risqué, en l'absence de logements sociaux, avec une stagnation ou une réduction du salaire médian américain depuis 2000, etc. Où avez-vous vu de belles courbes à la «Une» des quotidiens, sur les inégalités aux États-Unis, les hauts revenus, le pouvoir d'achat du salaire médian, le logement social ?
Bref, ces chiffres partiels ne nous renseignent pas correctement. En niant les dimensions sociales de la crise, ils nous empêchent de réaliser les bons diagnostics. La question, dès lors, est la suivante: cette critique des chiffres dominants peut-elle déboucher sur la construction d'autres indicateurs?
«Vers la dé-mesure»
Formulé autrement: la crise actuelle représente-t-elle une opportunité pour imposer des indicateurs alternatifs de mesure de la richesse?
Effectivement. Les indicateurs de type financier comme le CAC 40, et ceux de la croissance économique, nous mènent à la «dé-mesure». Car ils mesurent des choses qui ne comptent guère du point de vue du bien-être, et pas des choses qui comptent. Il faut aller au-delà du PIB, au-delà de la croissance. D'ailleurs, toute une série d'indicateurs possibles de participation citoyenne, dont on ne parle pas, progressent, à l'heure actuelle: on assiste par exemple à la réactivation du débat public sur des questions de fond – le capitalisme, l'Etat et l'économie, la régulation de la finance, etc. Je n'avais plus vu autant de débats citoyens depuis le référendum sur le traité européen en 2005. J'espère que cette intensité intellectuelle confortera l'idée qu'il faut d'autres indicateurs pour comprendre l'économie.
Certains vous jugent trop utopique en la matière...

Je ne crois pas l'être. Dans les territoires, des initiatives existent, dans le sillage des travaux pionniers, en France, de Dominique Méda et de Patrick Viveret. Le réseau PEKEA organise à Rennes, les jeudi et vendredi 30 et 31 octobre, un colloque pour la construction d'indicateurs locaux pour le progrès sociétal. Il faut toutefois rester prudents. Même si je n'espère pas ce scénario, il n'est pas du tout exclu que la crise actuelle conduise à revenir sur ces avancées, au nom de l'urgence à retrouver la ‘croissance' à tout prix.
Beaucoup d'économistes et de dirigeants politiques appellent de leurs vœux un nouveau Bretton Woods, pour la refonte du système financier mondial. Seriez-vous partant pour que la «commission Stiglitz», d'une façon ou d'une autre, s'y associe?
La «commission Stiglitz» n'a rien d'une conférence internationale! Mais votre question me conduit à l'idée que refondre un système financier sans objectifs de société et sans indicateurs de progrès n'est pas l'idéal. Une jonction éventuelle entre ces deux problématiques devrait répondre à trois conditions. Que cette initiative soit placée sous l'égide des Nations unies. Que l'ensemble des pays de la planète y participent. Que n'y soient pas conviés que des experts et des responsables politiques, mais aussi des représentants de la société civile. Car je pose la question: qui est légitime pour mettre au point de nouveaux indicateurs de progrès si ceux qui dominent sont en crise de sens? Le processus ne peut se limiter aux seuls experts, fussent-ils nobélisés.
Quelle place pour la société civile ?
Précisément, est-ce que la «commission Stiglitz», qui comprend pas moins de cinq prix Nobel, se montre à l'écoute de la société civile?
Force est de constater que les choses traînent un peu en ce qui concerne le dialogue avec la société civile, dont le principe a toutefois été acquis. Le collectif FAIR [Forum pour d'autres indicateurs de richesse] a été reçu en avril, mais les experts internationaux ne sont pas spontanément enclins à ouvrir le débat à des représentants de la société civile. Je n'attends donc pas de miracles des travaux de cette commission, même si les travaux en cours sont intéressants et dynamiques. Le risque existe d'une coupure entre des visions d'experts sur ce que doivent être de bons indicateurs, et des visions d'acteurs de la société civile.
L'enjeu aujourd'hui, c'est l'irruption de la société civile dans ces débats! Cinq Nobel, et quelques autres personnalités marquantes, ne suffisent pas à définir le bien-être individuel et collectif. Chacun a sa vision, ses priorités, ses réseaux d'influence pour faire avancer ses propres théories. Il n'est d'ailleurs pas exclu, même s'il est encore tôt pour le dire, qu'à l'arrivée, les travaux de la commission soient extrêmement intéressants et riches, mais qu'il s'agisse plutôt d'une addition de conceptions particulières.
En évitant soigneusement de trancher sur le fond?

Oui, mais c'est peut-être une bonne chose, après tout... Disons que ce n'est pas forcément la meilleure chose à faire que de réunir des personnalités aussi fortes, si l'on veut obtenir une synthèse. Joseph Stiglitz [photo], qui anime très bien cette commission, avec beaucoup d'ouverture d'esprit, a clairement dit que le rapport final, remis en avril 2009, constituera un point de départ, et pas un point final. C'est un point positif pour continuer «au-delà... de la Commission», en faisant fonctionner la «démocratie statistique».