Depuis son arrivée à la tête du ministère de l’intérieur, Gérald Darmanin ne cesse de communiquer sur la lutte contre « le séparatisme » que le gouvernement mènerait de manière acharnée. Grâce à la centaine de cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire (Clir) déployées sur tout le territoire, l’État aurait ainsi pu mener 18 000 opérations de contrôle et décidé la fermeture de 400 établissements « communautaires » suspectés de radicalisation.

De ces contrôles, on ne sait pas grand-chose, alors même que les députés entament ce lundi l'examen du projet de loi « confortant le respect des principes de la République ». L’État ne souhaite en effet donner aucun détail sur les débits de boisson, lieux de culte, associations ou écoles soupçonnés de dérives religieuses « séparatistes » et désormais fermés. Mais grâce à des notes internes et des mails envoyés par certaines préfectures, on découvre que ces contrôles donnent lieu à d’importantes dérives.
Depuis plusieurs semaines, les inspecteurs du travail sont sollicités pour participer aux actions menées, sous l'autorité du préfet, par les différentes Clir. Le but : mettre à contribution d'autres services de l’État (CAF, Urssaf, services d’hygiène…) pour trouver des raisons légales de fermeture, même lorsque les suspicions « séparatistes » ne sont pas prouvées. De simples entorses aux normes d’hygiène et de sécurité ou au droit du travail par exemple permettent dans certains cas de justifier une fermeture administrative.

Une note du 8 janvier dernier que s’est procurée Mediapart, envoyée par la direction du pôle travail des Hauts-de-Seine, avec en-tête du ministère du travail, précise en effet que les inspecteurs doivent travailler main dans la main avec les Clir pour participer à la lutte contre « la radicalisation religieuse et le repli communautaire » :
« Une Cellule de Lutte contre l’Islamisme et le Repli communautaire a été mise en place en janvier 2020 dans chaque département afin de mettre en œuvre une réponse adaptée à ces menaces. Cette instance a pour objet de mettre en commun les informations et de faire agir en concertation les services de l’État dans le département et prioritairement ceux ayant des missions de contrôle de la réglementation », introduit cette note. Qui ajoute : « Nos services sont donc l’une des institutions en charge d’apporter leur concours dans ce cadre. Notre mission consiste à procéder à des interventions dans des établissements suspectés de ne pas respecter les règles auxquels (sic) ils sont soumis. (...) L’implication de chacun de nous est une nécessité. Il vous sera bientôt transmis des listes d’établissements devant faire l’objet d’interventions de notre part, interventions que nous réaliserons dans le cadre de nos prérogatives. »
D’après nos informations, les inspections du travail de certains départements ont ainsi reçu des listes d’établissements à contrôler. Dans les Hauts-de-Seine, une réunion de service a eu lieu à la mi-janvier pour présenter la Clir et ce que cela implique pour les inspecteurs du 92. Ils ont ensuite reçu l’obligation de contrôler d’ici à la fin janvier trois boucheries et une librairie de Colombes signalées pour radicalisation.
Le 17 décembre, c’est le directeur adjoint au cabinet du préfet de Melun qui a directement envoyé un mail à la direction du 77. « Dans le cadre de la CLIR, nous souhaitons votre participation au contrôle d'un établissement de restauration rapide [un kebab halal – ndlr], au cours de la semaine du 4 janvier 2020. Nous attendons de connaître le moment le plus propice à l'organisation de ce contrôle pour fixer la date et l'heure du rdv », écrit Frédéric Lallier.
Joint par Mediapart, celui-ci assume de solliciter la Direccte (Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi), service sous la tutelle des seuls ministères du travail et de l'économie, « dans le cadre de contrôles sur des suspicions de travail dissimulé dans des structures économiques qui peuvent abriter des activités communautaristes, séparatistes ou radicalisées ».
Sous couvert de lutte contre le « séparatisme », ces injonctions préfectorales méconnaissent le droit et, surtout, l’indépendance des inspections du travail. « Cela consiste en un détournement de finalité de l’inspection du travail. On nous demande d’exercer nos missions de contrôle, ce qui n’est pas anodin. L’objectif poursuivi n’a pourtant rien à voir avec nos missions qui sont d’assurer l’application de la loi relative au droit du travail », dénonce Valérie Labatut, secrétaire nationale du syndicat CGT.
En principe, l’inspection du travail diligente un contrôle dans une entreprise lorsqu’elle reçoit le signalement d’un salarié ou d’un représentant du personnel ou qu’elle décide, de sa propre initiative, d’engager un contrôle. Jamais sur la base d’un signalement d’une préfecture. Encore moins quand ce signalement porte sur un autre sujet que le droit du travail. « L’objectif affiché n’est aucunement de veiller à l’application de la législation sociale dans le cadre des missions et prérogatives dévolues à l’inspection du travail, mais bien d’utiliser ces missions et prérogatives à d’autres fins qu’elles-mêmes, à savoir la lutte contre la radicalisation religieuse », dénonce d’ailleurs la CGT dans un tract diffusé le 18 janvier dernier.
Cela contredit aussi l’article 6 de la convention sur l’inspection du travail de 1947 qui prévoit que le statut des inspecteurs les rend « indépendants » de « toute influence extérieure indue » et notamment des demandes des préfets. Cette même convention précise que « si d’autres fonctions sont confiées aux inspecteurs du travail, elles ne doivent donc pas faire obstacle à l’exercice de ces missions principales ni porter préjudice d’une manière quelconque à l’autorité ou à l’impartialité nécessaire aux inspecteurs dans leur relation avec les employeurs ou travailleurs ».
En interne, ces demandes ne passent pas. Certains y voient un détournement des missions des inspecteurs pour permettre au ministère de l’intérieur de communiquer sur des fermetures ou des redressements. « Lorsque les collègues situés en Île-de-France ont reçu une liste de contrôles à faire visant des boucheries et des librairies, on ne leur explique pas le signalement qui justifierait éventuellement un contrôle. C’est juste le relais d’une demande préfectorale soutenue par la hiérarchie. Il n’y a aucun moyen de vérifier quoi que ce soit du bien ou mal-fondé des demandes », explique à Mediapart un inspecteur. « Il n’est pas admissible que nos missions soient détournées pour servir un objectif de stigmatisation participant à un discours xénophobe », ajoute-t-il.
D’après les syndicats, il s’agirait pour les autorités d’envoyer l’inspection du travail sur des lieux et de trouver des infractions a posteriori. « En réalité, on trouve des infractions à chaque contrôle. On a surtout l’impression que lorsqu’ils ne sont pas en capacité de prouver leur suspicion, ils nous sollicitent pour trouver un moyen coûte que coûte de faire fermer un établissement », renchérit une autre inspectrice. « Ils ont dit à un collègue : “Vous trouverez bien quelque chose.” C’est inquiétant du point de vue de la démocratie et ce n’est pas notre métier de lutter contre le séparatisme », ajoute-t-elle.
Mais si les inspecteurs n’ont pas à obéir directement aux préfectures, ils sont obligés d’exécuter les tâches demandées par leur direction. Dans le 77 par exemple, l’agent ayant été sollicité pour contrôler un restaurant halal a d’abord refusé de s’exécuter en précisant qu’il n’avait pas pour mission de lutter contre l’islamisme, que le restaurant n’avait pas fait l’objet d’un signalement et que l’injonction était contraire aux textes internationaux.

Il a immédiatement été rappelé à l’ordre par son responsable, comme le montre un mail du 4 janvier dernier que s’est procuré Mediapart. « Autant je comprendrais parfaitement que vous opposiez des contraintes d’agenda (...) autant les arguments que vous avancez ne sont pas entendables », écrit le supérieur qui affirme que ce contrôle fait partie des missions de l’inspecteur. « Ma courte expérience m’amène à constater qu’un employeur commettant des actes de délinquance sur des sujets éloignés de la relation du travail, commet bien souvent, aussi, des violations sur des sujets qui nous occupent, sur l’hygiène-sécurité, la durée du travail...», justifie-t-il avant de conclure : « En conséquence, je vous remercie de prendre toute disposition utile afin de participer à cette action de contrôle dont je viens de l’apprendre (sic) interviendra mercredi prochain 7 janvier en fin de matinée. »
Le 9 novembre dernier, c’est l’inspection du travail en Côtes-d’Armor qui avait reçu des ordres similaires dans le but, non avoué à cette époque, de cibler des établissements suspectés de radicalisation. Des gérants musulmans et des barbiers faisaient partie des établissements à contrôler avant que les syndicats ne réagissent pour s’y opposer.
« La CGT-TEFP et ses sections locales constatent que des agent·e·s de l’inspection du travail ont été enjoint·e·s de participer, dans le cadre des comités opérationnels départementaux anti-fraude (CODAF), à des opérations qui n’ont rien à voir avec la protection des travailleurs·euses mais ciblent des entreprises, associations ou personnes musulmanes ou supposées l’être, à des fins de communication politique », dénonçait le syndicat dans un tract.
Celui-ci rappelait aussi que plusieurs inspecteurs avaient été chargés de contrôler des écoles coraniques pourtant jamais signalées auparavant. « Ces injonctions se sont multipliées au cours des derniers jours, le gouvernement ayant fait le choix, suite à l’assassinat abominable de Samuel PATY, de se livrer aux amalgames les plus grossiers entre islam et terrorisme, quitte à piétiner l’État de droit. Mais elles participent d’une logique nauséabonde qui n’est pas nouvelle », déplore la CGT qui considère « ce harcèlement administratif » comme illégal.

Dans l’Est aussi, une demande émanant de la gendarmerie et relayée par la direction du travail aux inspecteurs du Grand Est avait scandalisé. Le 21 octobre, le chef d’escadron de la gendarmerie Pascal Petit envoyait ce mail aux directions des inspections du travail : « Il nous est demandé de nous rapprocher de l'ensemble de nos partenaires pour réaliser dans l'urgence un point de situation concernant la communauté tchétchène (...). Cette requête, à l'origine purement interne à nos propres canaux hiérarchiques, nous oblige à solliciter votre contribution pour être en mesure d'avoir une photographie la plus pertinente possible de la situation sur l'Alsace. »
Il demandait à la Direccte du Grand Est de lui communiquer « le nombre de dossiers impliquant des Tchétchènes » et « les éventuels renseignements dont vous auriez connaissance visant des entreprises douteuses impliquant cette communauté (gérants ou salariés), que vous ayez ou non le projet d'engager une action et/ou d'orienter les informations vers un autre service plus approprié ». La direction avait immédiatement relayé ce mail aux agents du département.

« C’est une demande à vomir, sans précédent connu des anciens des services du ministère du travail », dénonce un syndicaliste qui voit dans ce ciblage communautaire une sollicitation « purement xénophobe ».
Contactés par Mediapart, ni le ministère du travail ni celui de l’intérieur n’ont souhaité nous répondre. Pour l'heure, seule la Direccte d'Île-de-France semble faire une petite marche arrière. « Le rôle dévolu aux CLIR par la circulaire du ministère de l'intérieur du 27 novembre 2019 ne s'inscrit pas dans les missions d'inspection du travail qui sont définies par la convention n° 81 de l'OIT (...) Il n'est donc pas souhaitable que nos services participent à des opérations de contrôle ayant pour objet exclusif la lutte contre l'islamisme et le repli communautaire. Les services d'inspection du travail ne peuvent souscrire à une telle demande », a envoyé la direction de la Direccte le 22 janvier dernier.
Elle permet toutefois ces opérations « dans le cadre d'un CODAF », outil mobilisable contre les fraudes en matière de lutte contre le travail illégal et supervisé par le procureur. Ce qui ne satisfait toujours pas les syndicats qui y voient encore « une grave entrave à leur mission ».