Entre Covid-19 et attentats, les défenseurs des droits humains en état de sidération

Comment défendre les droits humains et faire entendre la voix de la raison dans un pays sous état d’urgence sanitaire, traumatisé par une série d’attaques terroristes, et où règne un débat public nauséabond ? Mediapart a posé la question à plusieurs défenseurs des libertés publiques.

Cet article est en accès libre.

Pour soutenir Mediapart je m’abonne

Défendre les droits humains en cette période de double crise, sanitaire et terroriste, n’est pas chose aisée. Alors qu’associations, avocats, universitaires tentaient déjà, tant bien que mal, d’alerter sur l’accumulation des législations d’exception de ces dernières années, l’irruption de l’épidémie de Covid-19 a bouleversé la situation. Désormais, ils doivent en plus combattre sur un nouveau front, celui de l’état d’urgence sanitaire.

« La période du premier confinement, de la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire puis de sa vraie/fausse sortie, a été un moment très désagréable de confirmation de certaines hypothèses, et notamment celle de la banalisation des états d’exception et de la très grande difficulté d’en sortir », se souvient Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public à l’université de Nanterre et directrice du Centre de recherche sur les droits fondamentaux.

« C’est déjà ce que nous avions observé avec la loi SILT d’octobre 2017 », qui avait été adoptée afin de transposer dans le droit commun les principales dispositions de l’état d’urgence. Ce texte, qui devait arriver à expiration le 30 décembre 2020, doit justement être renouvelé par le Parlement le mois prochain.

À peine la France déconfinée, le gouvernement a pris un virage sécuritaire radical, symbolisé par l’arrivée au mois de juillet au ministère de l’intérieur de Gérald Darmanin. Cette droitisation de la parole publique s’est accompagnée de la réouverture d’un débat, particulièrement sensible sur laïcité, avec l’annonce d’une loi sur le séparatisme. La décapitation de Samuel Paty le 16 octobre, l’attaque à la basilique Notre-Dame de Nice du 29 octobre, le retour du confinement et le rétablissement de l’état d’urgence sanitaire ont achevé de plonger la France dans une crise sans précédent.

« Avec les attentats, c’est en plus la stupéfaction et l’horreur, poursuit Stéphanie Hennette-Vauchez. Et la difficulté de faire entendre une autre voix, d’appeler à la modération, à appliquer les lois existantes, plutôt que d’en voter de nouvelles dans l’urgence. »

« Je dirais plus une sidération qu’une stupéfaction, complète Me Arié Alimi, avocat spécialisé dans les droits humains et membre de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Il y a quelque chose de presque animal dans cette réaction. C’était déjà arrivé lorsque nous nous étions trouvés sous état d’urgence. Sauf que là, il s’agit d’un double état d’urgence. »

Illustration 1
Emmanuel Macron et Christian Estrosi sur les lieux de l'attaque contre la basilique Notre-Dame de Nice, le 29 octobre. © AFP

Depuis, un discours ultra-sécuritaire décomplexé s’est libéré. Des responsables politiques, des juristes appellent désormais ouvertement à acter la sortie de l’État de droit en modifiant la Constitution pour y graver les états d’exception. C’est le cas par exemple de l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel Jean-Éric Schoettl qui, dans une interview au Figaro, s’en prend à « un droit hermétique à la volonté populaire ».

« Pour les pouvoirs publics, y affirme-t-il, l’alternative est en effet la suivante : soit se tenir dans les limites de l’État de droit tel qu’il est actuellement défini par les textes de valeur supérieure et la jurisprudence des cours suprêmes nationales et européennes […] ; soit se préparer à “renverser la table” en modifiant la Constitution et en dénonçant, renégociant ou suspendant unilatéralement certains de nos engagements européens au nom de l’intérêt supérieur du pays. »

« Ce type de discours qui prolifère actuellement est un signe auquel il faut prêter attention, alerte Stéphanie Hennette-Vauchez. Je suis très frappée qu’un ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel puisse remettre en cause la Constitution. Il est également paradoxal d’affirmer, dans le même mouvement, que la France doit porter haut ses valeurs face aux attaques terroristes et qu’elle doit renoncer à ces mêmes valeurs. C’est un piège dans lequel je pense, au contraire, qu’il ne faut pas tomber. »

Le maire de Nice, Christian Estrosi, fait partie de ces responsables politiques qui multiplient les déclarations appelant à un changement de régime démocratique. « Moi, je dis : aucun droit pour les ennemis du droit », proclame-t-il dans une interview publiée par Le Monde le 31 octobre. « Nous devons bien sûr rester dans l’État de droit mais cela n’empêche pas de modifier certaines dispositions constitutionnelles. Et l’État de droit se glissera alors dans ces nouveaux habits », développe l’élu, qui dresse par ailleurs un parallèle révélateur de la confusion entretenue sur les différentes crises frappant notre société. « Est-ce qu’on bafoue l’État de droit pour lutter contre un virus ? L’islamo-facisme est un virus. Pourquoi ne peut-on pas utiliser les mêmes armes pour le combattre ? »

« En réclamant “aucun droit pour les ennemis du droit”, Christian Estrosi détourne la célèbre formule de Saint-Just : “Pas de liberté pour les ennemis de la liberté”, pointe Magali Lafourcade, magistrate, auteure d’un « Que sais-je ? » sur Les Droits de l’homme (PUF, octobre 2018), par ailleurs secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), mais s’exprimant ici à titre personnel. Elle avait un sens dans le cadre révolutionnaire mais il ne faut pas oublier que c’est également ce qui a conduit à la Terreur et à ses atrocités. Car une fois que l’on a dit ça, comment définir “l’ennemi” ? En tant que défenseurs des droits humains, nous savons ce que cela a pu donner dans d’autres pays. »

Les défenseurs de droits humains redoutent d’assister à la concrétisation de leur pire crainte. « Beaucoup de Français se sont longtemps sentis protégés car ils ne se sentaient pas directement concernés par les mesures sécuritaires, rappelle Magali Lafourcade. C’est d’abord une certaine catégorie de personnes qui a été visée dès le début des années 2000 par tout un discours autour des cités, présentées comme des “zones de non-droit” qu’il fallait passer au Kärcher. Les états d’urgence sont un laboratoire pour remodeler les procédures civiles, pénales ou administratives, et expérimenter de nouvelles techniques de surveillance des citoyens ou de maintien de l’ordre. Ils risquent d’être étendus à d’autres finalités que la lutte contre le terrorisme, comme ce fut le cas pour restreindre les manifestations contre la loi Travail en 2016 puis contre les “gilets jaunes”, des gens qui réclamaient un meilleur pouvoir d’achat et un peu plus de démocratie. Avec le contrôle sanitaire, c’est désormais tout le monde qui peut être mis sous cloche. »

« À chaque état d’urgence, on pousse le curseur des restrictions aux libertés un peu plus loin, poursuit la juriste. Or, ce curseur ne devrait surtout pas bouger, car c’est lui qui sert de référence pour revenir à la normale lorsque l’on sort d’un état d’exception, s’inquiète-t-elle. L’horizon qui se dessine est celui d’une application intermittente des états d’exception, une sorte de mode “on-off”, de plus en plus utilisé comme un moyen de communication politique. Nous entrons dans un régime qui n’est plus tout à fait l’État de droit et pas non plus le royaume de l’arbitraire. Il se situe entre les couches superficielles, ce qui n’empêche ni l’épuisement de la prééminence du droit ni le risque d’arbitraire, mais nous protège du pire. »

Les attaques terroristes, notamment, ont aussi ravivé des conflits latents sur les questions du communautarisme et de l’islamophobie. L’accusation d’« islamo-gauchisme », autrefois cantonnée à l’extrême droite, est maintenant brandie par des membres du gouvernement pour fustiger ceux qui auraient fermé les yeux sur la menace islamiste. En première ligne, les associations de défense des droits des musulmans, des avocats et des universitaires sont quasiment accusés de complicité avec les terroristes.

« La qualité de vie démocratique se mesure aux canaux d’expression du mécontentement, explique Magali Lafourcade. Or, aucun de ces canaux ne va bien. Les élections seront vraisemblablement reportées, les manifestations sont très difficiles à organiser et la liberté d’expression sur Internet est remise en cause. Après les images du meurtre de Samuel Paty, le gouvernement a annoncé un nouveau tour de vis. Il y a un climat délétère. Ça va dans tous les sens. »

« C’est un glissement très préoccupant, abonde Stéphanie Hennette-Vauchez. J’ai entendu des responsables politiques désigner à la vindicte publique certaines populations ou certaines professions, dont les universitaires, en les accusant de complicité avec des ennemis de la République, alors que nous ne faisons que notre travail de questionnement. » « L’émotion, la colère rendent ça très difficile, poursuit-elle. Il ne faut pas pour autant renoncer à avoir ces débats. Mais il faut exiger également des autorités publiques qu’elles réagissent avec raison, mesure et efficacité. »

« Il est très difficile d’être audibles »

Dans ce contexte extrêmement tendu, les appels à la raison et au respect des droits sont de plus en plus difficiles à défendre. « Il y a un effet de sidération et nous n’avons plus les leviers habituels et les enceintes pour nous réunir et nous faire entendre. Il est très difficile d’être audibles », explique Magali Lafourcade.

« Les associations sont sous la pression d’un hallali collectif qui correspond à un phénomène latent plus profond : la décrédibilisation progressive de toutes les forces intermédiaires de ce pays », abonde Arié Alimi. « Je me souviens d’un député qui me disait, en 2015 : “Je suis contre l’état d’urgence mais je ne peux que voter pour. Si je ne le fais pas, je me décrédibilise politiquement.” En ce moment, beaucoup d’associations se posent la même question, estime l’avocat. Les attaques sont extrêmement violentes. Quand on accuse des associations d’islamo-gauchisme, on les accuse toute de même de complicité intellectuelle avec des terroristes. Et quand on interroge ceux qui portent ces accusations, on se rend compte qu’ils n’ont aucun argument. Ce sont juste des anathèmes. »

Pour Arié Alimi, les débats ont également été pervertis par « un intense lobbying notamment du Printemps républicain et de toute la sphère laïciste ». « Ils ont réussi à creuser leur trou au sein de la Macronie pour avoir des postes importants et faire entendre leur discours, accuse l’avocat. Leur stratégie a très bien fonctionné après l’assassinat de Samuel Paty. On doit faire avec, mais maintenant nous savons qu’il existe une menace directe. En s’attaquant à Baraka City et au CCIF [Collectif contre l'islamophobie en France], ils ont mis une pression supplémentaire sur les associations. Aujourd’hui, nous savons que toutes peuvent être visées. Ça peut aller des menaces sur les subventions jusqu’à la fermeture. On en est là. »

Illustration 2
© AFP

Ces polémiques sont aussi révélatrices d’un malaise et d’une certaine division parmi les défenseurs des droits humains. « Les discussions entre acteurs de l’antiracisme sont souvent tendues, en raison des accusations de nourrir un substrat idéologique, confirme Magali Lafourcade. Il y a des crispations très fortes sur ces questions. »

Pour sa part, la magistrate estime que « les premières attaques contre Charlie, notamment l’incendie des locaux en 2011, ont été un signal qui aurait dû immédiatement être considéré comme fort et très inquiétant. Nos institutions, nos politiques, nos médias ont un rôle à jouer. Si on laisse certains propos se propager, ils se banalisent. Si nous avions eu, à l’époque, certains débats, peut-être que ceux-ci seraient moins violents et moins polarisés aujourd’hui. Mais, de toute manière, on ne peut pas refaire le match. Il faut retrouver notre lucidité et mettre en place des solutions pour lutter contre les dérives, dans le respect de nos valeurs et de nos droits fondamentaux. À cet égard, de multiples voies sont possibles. »

« Dénoncer l’islamophobie ne doit en aucun cas conduire à s’interdire de critiquer les religions, poursuit-elle. Le blasphème est permis, les caricatures doivent être permises, dès lors qu’il n’y a pas d’incitation à la haine. Tout cela est bien défini dans notre droit. La liberté d’expression est le principe. Seuls ses abus sont réprimés. Ces débats ont toujours été éminemment politiques. Et il est formidable de pouvoir en débattre en démocratie. Le dissensus, c’est naturel en démocratie et c’est plutôt sain. Le problème, c’est la manière dont les gens s’invectivent et se lancent des anathèmes, ainsi que la surenchère politique. »

« Les différentes mouvances progressistes sont très divisées, constate également Arié Alimi, qui fait partie des signataires d’un appel à l’unité publié le 29 octobre dans Le Monde. Certains considèrent que la lutte contre le terrorisme doit primer sur la défense des libertés. D’autres que la lutte contre le terrorisme doit se faire également sur le terrain des discriminations qui sont à la source de cette violence en augmentant les droits économiques et sociaux. Tout le monde n’est pas d’accord sur ces points. Mais il faut que nous trouvions une langue commune pour en discuter afin de se mettre d’accord sur des valeurs minimales. Il faut un travail général sur l’économique et le social, des domaines qui ont été abandonnés. C’est sur ces bases que l’on pourra reconstruire », estime-t-il.

L’avocat a expliqué, dans une note de blog publiée sur Mediapart, avoir lui-même eu des doutes sur ses engagements après la mort de Samul Paty, mais que ceux-ci se sont dissipés lorsqu’il a « entendu un ami pleurer » parce qu’il avait été « traité d’islamo-gauchiste ».

« Quand vous assistez à des attentats aussi terribles, qui touchent à des valeurs que vous chérissez, comme le droit à l’éducation, la liberté d’expression, le droit à la caricature, vous êtes forcément ébranlé, raconte-t-il. Et quand vous voyez ensuite quasiment toute la classe politique se mettre à attaquer des associations ou des militants antifascistes, des gens qui n’ont rien à voir avec l’idéologie terroriste, et que vous avez pu défendre, vous vous posez des questions. On a l’impression d’être tellement en minorité dans cette société, que l’on se demande si en fait on ne s’est pas trompés, si on n’en a pas trop fait sur l’islamophobie. On commence à faire nôtres toutes ces accusations. »

« Puis on se pose, poursuit l’avocat, on réfléchit et on prend du recul. On se demande : mais qu’est-ce qui justifie une telle violence de leur part ? Et là on se rend compte que la seule réponse est : la colère. Il n’y a que ça qui les motive. Du coup, on reprend le dessus. »

Dans cette situation, est-il encore possible de défendre les droits humains ? « Je suis pessimiste sur le constat mais optimiste dans l’action, répond Magali Lafourcade. Les droits humains, ce n’est pas une marche triomphale. C’est un combat permanent. Et j’ai foi en l’intelligence humaine. Comme le disait Margaret Mead : “Ne doutez jamais du fait qu’un petit nombre de gens réfléchis et engagés peuvent changer le monde.” Je crois au fait que nous avons une histoire longue, imprégnée très fortement par les droits de l’homme. »

« Il y a des droits fondamentaux qui constituent un socle intangible, qui ne doit jamais être modifié, comme l’interdiction de la torture, poursuit la magistrate. Dans nos démocraties, ils doivent être absolus. Il existe d’autres droits qui peuvent être soumis à des restrictions, comme le droit de manifester ou la liberté d’expression. Mais ces restrictions doivent toujours être nécessaires, proportionnées et non discriminatoires. Tout cela est déjà prévu par les traités internationaux. Notre civilisation mourra si elle oublie ce filet de libertés car c’est lui qui définit notre conception de la dignité humaine. »

« Il y a un très grand nombre de forces négatives qui essayent de se déployer. Mais renoncer à nos principes, ça serait consentir à leurs demandes », affirme de son côté Stéphanie Hennette-Vauchez. « Il n’y a pas de meilleure stratégie que de s’accrocher. La situation est extrêmement tendue car nous cumulons plusieurs crises graves. Mais il ne faut pas se laisser piéger. Il faut s’accrocher, sans anathème, à ce qui est le plus sûr : nos valeurs communes et la protection de la paix par les droits humains, poursuit la juriste. Il n’y a jamais eu, dans notre histoire, d’âge d’or du consensus. La démocratie, c’est un cheminement, un processus dialectique permanent. »

Voir la Une du Journal