Le 19 mars 2025, Muriel Lienau, la directrice générale de Nestlé Waters, qui était jusqu’en décembre 2024 à la tête de Nestlé France, a été auditionnée par la commission d’enquête sénatoriale sur les pratiques des industriels de l’eau et les responsabilités des pouvoirs publics. La question lui est clairement posée : « Est-ce que, oui ou non, vos eaux ont été contaminées à la matière fécale, aux PFAS, aux pesticides et ont nécessité des traitements pour pouvoir être mises en vente ? »
Muriel Lienau répond : « Toutes nos eaux sont pures à la source. » Elle ne formule qu’une nuance, « une déviation sporadique en 2024 » sur l’une des sources Perrier, qui a depuis été suspendue. Pas un mot, en revanche, sur les eaux des Vosges.
Mediapart s’est pourtant procuré une note « confidentielle » de juin 2022 qui dit précisément le contraire. Nestlé aura du mal à en contester le contenu : elle émane de ses propres ingénieurs. Et elle ne pourra pas non plus plaider l’ignorance : elle a été adressée aux principaux dirigeants du groupe. Notamment le vice-président de la multinationale, Marco Settembri, la responsable juridique au niveau international, Leanne Geale et la cheffe de la qualité des produits, Natasa Matyasova. Côté France, la présidente du groupe, Muriel Lienau et la directrice à l’époque de Nestlé Waters, Sophie Dubois, en sont également destinataires.
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Trois mois après cette note détaillant les contaminations en matière fécale de la source Essar qui alimente les eaux Hépar, l’Élysée a autorisé Nestlé, le 29 septembre 2022, à poursuivre l’utilisation de cette source d’eau.
Le PDG de Nestlé, Laurent Freixe, qui doit être entendu par les sénateurs mercredi 9 avril, aura-t-il des éléments à fournir sur cette note ? Quatre de ses agents (deux hydrogéologues, le responsable des traitements des eaux et un ingénieur chargé des ressources en eaux) y écrivent qu’au regard du contrôle qu’ils ont effectué du 13 au 17 juin 2022, à l’usine des Vosges, où sont embouteillées les eaux Contrex, Hépar et Vittel, « la qualité microbiologique de l’eau brute (Hépar et Contrex) et les procédés mis en place ne sont pas conformes à la réglementation française sur les EMN [eaux minérales naturelles – ndlr] qui indique que la source doit être exempte de pathogènes […] et que le traitement ne peut pas modifier les caractéristiques microbiologiques et chimiques de l’eau ».
Compte tenu des « non-conformités » avec la réglementation française et le niveau de contamination des eaux, le risque est qualifié de « critique », (soit le degré le plus élevé dans le système de notation des dangers par la firme). Nestlé va pourtant dissimuler ces données aux autorités de contrôle.
Des eaux régulièrement contaminées à la source
En juin 2022, au moment même où la note alarmiste est adressée à ses dirigeants, l’usine Nestlé vient de faire l’objet d’un contrôle de l’agence régionale de santé (ARS) dans le cadre d’une enquête conduite par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), sur les pratiques frauduleuses des minéraliers. Mais la multinationale se garde bien de transmettre ce document embarrassant aux instances de contrôle, camouflant de la sorte l’ampleur des contaminations.
Un an plus tard, en juillet 2023, lorsque l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) est saisie par la Direction générale de la santé (DGS) pour vérifier le risque sanitaire et en particulier virologique que soulèvent les pratiques de Nestlé, leurs conclusions se révéleront, au regard de cette note confidentielle et des analyses qui y figurent, incomplètes. L’Anses qualifie alors les contaminations microbiologiques d’origine fécale de « a priori transitoires » alors qu’elles sont très fréquentes selon la note.
Celle-ci compile en effet deux années d’examens poussés et d’analyses hebdomadaires. De janvier 2020 à mars 2022, les analyses révèlent la présence régulière de bactéries coliformes, d’Escherichia coli, d’entérocoques ou encore de Pseudomonas aeruginosa, sur de nombreux forages.
Plus de sept fois par an, l’eau qui alimente 50 % des bouteilles Hépar contient des matières fécales, ce qui aurait dû conduire l’entreprise à suspendre la mise en bouteilles de cette eau. Près de 98 prélèvements hebdomadaires sur 116 (85,8 % des résultats) font état d’autres bactéries pathogènes qui rendent également les eaux Hépar non potables. L’une des principales sources de Contrex est, elle aussi, polluée 85 semaines sur 116.
Selon les ingénieurs de Nestlé, tous les traitements utilisés sont illégaux
Nestlé se dit cependant qu’il doit continuer à vendre comme si de rien n’était. Pour ce faire, il doit désinfecter son eau. Mais la règlementation en vigueur lui interdit d’avoir recours à une filtration à 0,2 micron, susceptible de faire disparaître les traces de pollution.
Avec une telle filtration, l’eau n’aurait en effet plus rien de « pure ». Elle ne pourrait plus a priori être qualifiée de minérale, perdant tous les avantages de sa composition naturelle (en minéraux et oligoéléments) et de facto, devrait être vendue au même prix que l’eau du robinet, soit cent fois moins cher.
Dans leur note, les ingénieurs de Nestlé sont très clairs : ils expliquent que pour « protéger » la source la plus contaminée d’Hépar, une microfiltration (à 0,2 micron) y a été mise en place depuis juin 2022. Et ils s’en inquiètent : le filtre 0,2 micron qu’ils vont généraliser pour les sources les plus polluées n’est « toujours pas autorisé ».
Ces écrits constituent donc un démenti formel aux allégations de Nestlé, qui assure depuis des mois que les traitements de microfiltration ne peuvent être assimilés à une désinfection.
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Loin de cesser la fraude, Nestlé va préférer tabler sur un allié de poids : l’Élysée, pourtant parfaitement informé des « vulnérabilités » de Nestlé, comme l’a démontré mardi 8 avril le rapporteur de la commission d’enquête, le sénateur socialiste Alexandre Ouizille.
En effet, le 11 juillet 2022, Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée, accompagné de Victor Blonde, conseiller à Matignon et à l’Élysée, rencontre Ulf Mark Schneider, directeur général de Nestlé, dans le cadre du sommet « Choose France ». Y est abordé le recours aux filtrations pour « pour corriger la qualité des eaux Vittel, Contrex et Hépar avec de potentiels impacts sur les sites concernés et un enjeu de com’ pour bien gérer la séquence ».
Des filtres cachés dans une pièce souterraine
Le 26 septembre, l’Élysée, en accord avec les ministères de l’industrie et de la santé, propose d’autoriser la production d’Hépar « à titre transitoire », sur « tous les forages » alors que certains de ces forages ont des « vulnérabilités », et d’avoir recours, contrairement à la réglementation en vigueur, à une filtration à 0,2 micron.
Cette proposition sera actée le 23 février 2023 par Matignon après validation de l’Élysée. Les bouteilles continueront à être vendues… Nestlé ne changera donc pas de dispositif et fraudera encore pendant plus de dix mois, en puisant l’eau particulièrement contaminée d’une des sources d’Hépar (dont le forage, Essar, a été suspendu en mai 2023).
Contacté par Mediapart, Nestlé continue de livrer les mêmes éléments de communication : « la microfiltration n’est pas un traitement non conforme » et « la sécurité alimentaire a toujours été garantie ». Interrogé sur les taux de fréquence des contaminations de ses eaux exploitées sans discontinuité depuis au moins 2020, il précise avoir suspendu certains forages « du fait de leur sensibilité aux aléas climatiques ».
Cette note révèle aussi un autre dysfonctionnement qui n’a pas non plus été communiqué aux autorités : l’absence de nettoyage fréquent des procédés de désinfection, dissimulés jusqu’en 2022, pour éviter que les inspecteurs de l’ARS ne les découvrent : « Le traitement de l’eau (microfiltres) d’Hépar est situé dans un bâtiment isolé. […] Les microfiltres ont été installés dans une pièce séparée, les tuyaux alimentants et les conduits de retour de cette unité de traitement sont cachés dans une pièce souterraine […]. Ils sont très difficiles à nettoyer. »
Les ingénieurs parlent alors d’une « situation très critique ».