Bayeux (Calvados).– Sur la place Charles-de-Gaulle de Bayeux (Calvados), le discours de Marine Le Pen est difficilement audible, recouvert par les huées d’une vingtaine d’opposants venus manifester contre sa venue en ce jour de l’anniversaire de la mort de l’homme du 18 -Juin.
« Le fascisme ne passera pas, dehors les fachos », scandent les opposants, tenus à distance par un cordon policier, alors que l'ex- présidente du RN poursuit, imperturbable, son hommage.
Un discours lyrique sur le héros de la Résistance qui appelle « à la lucidité et à l’engagement, au courage et à l’effort » mais aussi sur le fondateur de la Ve République qui en posa les bases lors de son discours de Bayeux de 1946. La candidate estime d’ailleurs que pour retrouver « le bel équilibre institutionnel que le général de Gaulle avait conçu », il faut adopter le septennat non renouvelable, le scrutin proportionnel, et généraliser la pratique du référendum.
Chez Marine Le Pen, la tentative de récupération de De Gaulle est presque aussi ancienne que sa prise du parti en 2011 et sa stratégie de « dédiabolisation » du FN.

Poussée par Florian Philippot - qui s’est rendu lui ce 9 novembre à Colombey-les-Deux-Églises avec pléthore de candidats de droite – elle a n’a eu de cesse d’essayer de faire oublier l’histoire du Front national (FN) de son père en se revendiquant, d’abord timidement, puis de plus en plus explicitement, de l’héritage de De Gaulle.
Si en 2014 elle assurait encore dans une lettre à ses « amis pieds-noirs et harkis » qu’elle ne pensait pas « que le FN soit un parti gaulliste », en déposant une gerbe ce mardi 9 novembre sur la Croix de Lorraine de Courseulles-sur-Mer, Marine Le Pen s’est présentée comme une garante de l’héritage gaulliste.
« Si l’on se défait des postures, quel mouvement politique est aujourd’hui plus proche des idées du général de Gaulle ? », interrogeait-elle les journalistes avant de citer pêle-mêle « le patriotisme économique » du RN, son « désarroi face à la perte d’influence de la France dans le monde » ou sa fermeté vis-à-vis de l’Union européenne.
Un impressionnant tête-à-queue pour l’héritière d’un parti fondé en 1972 par un quarteron d’anti-gaullistes fervents : son père, évidemment, mais aussi François Brigneau, zélé collaborationniste engagé dans la milice au lendemain du débarquement de Normandie, l’ancien Waffen SS Pierre Bousquet, trésorier du parti pendant neuf ans ou de Roger Holeindre, cadre de l’OAS, groupe terroriste qui tenta d’assassiner le général de Gaulle.
L’an dernier, pour les cinquante ans de la mort du général de Gaulle, Marine Le Pen avait signé un texte-fleuve dans la Revue politique et parlementaire pour saluer « ce grand homme dont l’ombre jaillit dès que la lumière, sur le pays, pâlit » et dont « sur l’échiquier politique, aujourd’hui, seul le Rassemblement national défend la ligne ».
De quoi faire s’étrangler les historiques du parti.
Après avoir lui-même un peu braconné sur les terres gaullistes au gré des échéances électorales, Jean-Marie Le Pen a donné dans ses Mémoires, Fils de la Nation (Muller éditions 2018) sa vision définitive de De Gaulle. Il « reste pour moi une horrible source de souffrance pour la France », écrit-il, le campant en « faux grand homme dont le destin fut d’aider la France à devenir petite ». Le fondateur du Front national raconte avoir croisé le Général en 1945 en Bretagne : « Il me parut laid et dit quelques banalités à la tribune tendue de tricolore. Il n’avait pas une tête de héros. Un héros doit être beau. Comme saint Michel ou le maréchal Pétain. J’étais à nouveau déçu. »
Car Jean-Marie Le Pen n’a « jamais considéré le maréchal Pétain comme un traître ». « Je considère qu’on a été très sévère avec lui à la Libération », expliquait-il en 2015 dans Rivarol. Dans ses mémoires, Jean-Marie Le Pen reprend, pour défendre le Maréchal, la vieille thèse du « glaive et du bouclier », dont se réclame également Éric Zemmour, lui qui a multiplié ces dernières semaines les signes d’allégeance au général de Gaulle tout en réhabilitant le régime de Vichy.
Avec cette lecture révisionniste de l’histoire, apparue dans l’immédiat après-guerre, Pétain et de Gaulle auraient participé, chacun à leur place, au sauvetage de la France. Pétain en s’alliant - en apparence - pour mieux négocier avec l’occupant allemand et de Gaulle en prenant la tête de la Résistance armée. Elle deviendra un axe de défense majeur des acteurs de la collaboration.
« La thèse du glaive et du bouclier a été formulée par le colonel Rémy dans l’hebdomadaire Carrefour après le procès Pétain. Il affirme que de Gaulle lui a confié qu’ils s’étaient réparti les rôles avec le maréchal Pétain », rappelle l’historien de la Résistance Laurent Douzou, professeur émérite à Lyon II. Le colonel Rémy n’est pas n’importe qui, puisque c’est un résistant de la première heure qui dirigea le renseignement intérieur de la France libre mais aussi un Compagnon de la Libération. Mais il est immédiatement démenti par De Gaulle.
Formalisée en 1954 par l’historien Robert Aron dans son livre Histoire de Vichy, elle acquiert une certaine aura dans une France traumatisée par la guerre et par la collaboration. « Cette thèse correspondait à la volonté de beaucoup de Français d’atténuer la tache de Vichy. Elle a l’avantage de réconcilier les résistants et les pétainistes », souligne Laurent Douzou. « Il y a une extrême droite qui a été nourrie à ça. C’est un choix idéologique très fort de s’y référer comme le fait Zemmour plutôt qu’à [l’historien] Paxton dont les travaux sont irréfutables sur l’appareil d’État de Vichy », poursuit-il.
Ne reposant sur aucun travail d’archives - qui sont alors en grande partie inaccessibles –, la thèse du « glaive et du bouclier » sera balayée par toute l’historiographie ultérieure à commencer par l’ouvrage décisif de Robert Paxton – La France de Vichy (1972) – qui montre combien Pétain a, de sa propre initiative, adopté les lois sur le statut des Juifs, participant à leur extermination.
Éric Zemmour, qui a beaucoup fréquenté l’Action française ces dernières années en se réclamant du général de Gaulle, en fait aussi une figure maurassienne qui partagerait avec Pétain une même vision « enracinée » de la France. La thèse de la compatibilité profonde de De Gaulle et Pétain ne résiste pas à l’examen. « Dire cela, c’est ne pas lire de Gaulle qui dès 1941 multiplie les signes de son attachement à la démocratie, de son aversion pour les lois racistes de Vichy », prévient pourtant l’historien Laurent Douzou.
Toute une tradition à l’extrême droite a également tenté de récupérer la figure de De Gaulle en s’appuyant notamment sur les écrits d’Alain Peyrefitte qui lui a prêté des phrases propres à contenter la droite de la droite sur les racines, l’identité voire la « race ».
« Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne », aurait dit le Général, cité par son ancien ministre dans C’était de Gaulle, paru en 1994 chez Fayard.
L’ancien vice-président du FN Bruno Gollnisch citait, il y a quelques années sur son blog, le théoricien raciste Guillaume Faye à ce sujet : « Charles de Gaulle (il suffit de lire ses textes qu’on évite évidemment d’enseigner dans les écoles de la République) avait une vision profondément ethnique et enracinée de la France, diamétralement opposée à l’idéologie officielle diffusée par l’oligarchie actuelle. […] L’idée d’un melting-pot à la française le révulsait. Comme l’expliquait (Alain) Peyrefitte. »
Lorsque Nadine Morano évoque en parlant de la France « un pays de race blanche », sur France 2 en 2015, c’est derrière ces citations posthumes de De Gaulle qu’elle tente de se protéger du scandale.
Le problème c’est que les historiens regardent avec beaucoup de circonspection ces écrits de Peyrefitte. « Peyrefitte a écrit des milliers de pages de De gaulle m’a dit. C’est un peu les morceaux de la Sainte Croix : qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ? » interroge Gilles Richard, historien de la droite française.
Parallèlement, l’extrême droite française a aussi beaucoup œuvré à surestimer le poids des figures nationalistes ou monarchistes dans la Résistance pour minimiser, là encore, leur participation écrasante à la collaboration. « 90 % des Résistants à Londres étaient camelots du Roi ou à l’Action française », expliquait aussi Éric Zemmour dans l’émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut sur France Culture en 2018. Un chiffre parfaitement fantaisiste selon tous les travaux des historiens et vigoureusement démenti par Daniel Cordier dont le parcours dans la Résistance, lui qui fut d’abord un jeune Camelot du roi avant de rejoindre Londres, a beaucoup été instrumentalisé par l’extrême droite.
En tentant de s’affilier au double héritage de De Gaulle et de Pétain, Zemmour sait qu’il s’appuie sur une tradition qui a longtemps infusé à la droite de la droite et qui flatte le fantasme d’une réconciliation nationale dans un certain électorat.
Marine Le Pen, elle, essaie tout simplement de se débarrasser d’un héritage aussi impossible à assumer qu’à effacer puisque c’est de celui-ci qu’elle tire sa légitimité à l’extrême droite.
Ce mardi, sur la place Charles-de-Gaulle de Bayeux, Annie qui porte une banderole « Non au RN » le dit avec émotion : « Pour nous qui avons connu la guerre, que Marine Le Pen ose venir ici rendre hommage à de Gaulle c’est une profanation. »