L’Ecole polytechnique partiellement privatisée au profit de Total

C’est un pas de plus dans la privatisation de l’enseignement supérieur : Total va installer sa direction Recherche et innovation sur le campus et va financer une chaire d’enseignement, au mépris de la mission de l’école, qui est de former des ingénieurs au service de l’intérêt général. La neutralité scientifique de la formation est menacée.

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Un pas de plus, hautement révélateur, dans la privatisation rampante de l’enseignement supérieur : la compagnie pétrolière Total va installer sa direction Recherche et innovation sur le campus de la prestigieuse École polytechnique et financer une chaire d’enseignement, au mépris de la mission de l’établissement, qui est de former des ingénieurs au service de l’intérêt général.

Le projet est maintenant ancien, puisque c’est le 21 juin 2018 que le conseil d’administration de l’école a donné son feu vert à sa réalisation, mais il n’avait pas jusque-là été rendu public. Relevant du statut militaire, les élèves sont astreints à l’obligation de réserve, et aucun d’eux n’a donc souhaité s’exprimer, même s’ils sont très majoritairement hostiles au projet.

En effet, un document – visiblement rédigé à l'encontre du projet – circule pourtant au sein de l’école, présentant tous les détails du schéma prévu, ainsi que ses risques. Grâce à un membre du corps professoral, Mediapart a pu en obtenir une copie, consultable ci-dessous.

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Compte tenu de l’ampleur du projet, il n’est pas exagéré de parler de privatisation partielle de l’École polytechnique. Au terme de la délibération du conseil d’administration de l’école, le groupe Total a en effet été autorisé à procéder à la construction (qui devrait démarrer dans le courant du premier trimestre de 2020) d’un bâtiment au cœur même du campus de Saclay, où est implantée l’école. Ce bâtiment a vocation à accueillir la direction de la Recherche et innovation du groupe, ainsi que des laboratoires de recherche pour un effectif d’environ 250 personnes employées par le groupe pétrolier.

Le document ci-dessous montre à quoi ressemblerait le bâtiment :

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Ce document constate : « Cette implantation serait historique pour plusieurs raisons. Jamais un centre de recherche privé et encore moins une direction d’entreprise entière ne se sont installés à l’intérieur du campus. En outre, le bâtiment deviendrait l’un des plus grands du campus, s’élevant sur quatre étages. Enfin, le bâtiment serait très proche des élèves. Proximité physique, puisqu’il serait situé à une centaine de mètres de leurs lieux de vie, et proximité sociale, car les équipes de Total souhaitent les intégrer autant que possible à la vie du bâtiment : lieux de sociabilité, incubateur de start-ups, conférences, etc. »

Or, poursuit le document, « la mission première de l’école est de former des ingénieurs au service de l’intérêt général. Il s’agit donc de l’influence assumée d’une entreprise privée sur une école publique formant plus de 40 hauts fonctionnaires par an. Total aurait un accès exclusif aux futurs décideurs de la politique énergétique française, complétant ainsi sa stratégie de lobbying sur le plateau de Saclay ».

Le président de l’X, un proche de Macron

Quand le projet arrive à la connaissance des élèves, avec beaucoup de retard, presque par hasard, il suscite donc logiquement une très vive émotion et une grande indignation. À preuve, dans cette école, qui n’est pas réputée pour être frondeuse et dont beaucoup d’anciens élèves vont par la suite pantoufler dans le privé, un vote a été organisé et, rassemblant 70 % de participation, a recueilli 61 % de voix contre et seulement 20 % de voix pour.

Le document interne explique les raisons de la colère des élèves en ces termes : « Le lieu exact du bâtiment n’est communiqué à tous les élèves que le 2 novembre 2019 à travers les réseaux sociaux. Après une prise de conscience graduelle, les élèves se sont emparés de la question début décembre. Conscients des spécificités de l’École polytechnique, du fait qu’ils doivent à la nation les conditions exceptionnelles dans lesquelles ils peuvent étudier, et de l’importance d’une neutralité scientifique de leur formation dans les sujets énergétiques, plus de 200 élèves actuels signent une tribune publiée dans le journal étudiant, dénonçant l’ingérence du privé dans leur formation et au cœur de leur lieu de vie. Quelques projets et des offres de stage valent-ils la perte de l’indépendance de l’école ? »

Le projet ne se limite d'ailleurs pas à la seule construction d’un bâtiment important. Il prévoit aussi la création d’une chaire financée par Total, que l’école avait annoncée en 2018. Explication de la note : « Elle a été négociée en même temps que le bâtiment et est un autre élément de la présence de Total à l’École polytechnique. Une chaire est un programme de collaboration entre l’école et les industriels. Ce programme comporte deux aspects : la recherche, via le centre de recherche de l’école et des partenaires académiques, et l’enseignement, via des cours spécifiques dispensés à des étudiants. Il en existe 29 actives à l’École polytechnique. Le financement d’une chaire est déductible de l’impôt sur les sociétés à hauteur de 60 %, dans la limite de 5 ‰ du chiffre d’affaires. La chaire financée par Total, intitulée “Défis Technologiques pour une Énergie Responsable”, mobilise notamment les étudiants du Graduate Degree “Energy Environment : Science Technology and Management”, et plus généralement tous les étudiants du cycle ingénieur à travers des projets de recherche proposés aux élèves en deuxième année. Elle est financée à hauteur de 3,8 millions d’euros. Elle concerne deux domaines de recherches : les matériaux et systèmes de stockage et les micro-réseaux intelligents (auto-alimentation des bâtiments en énergies renouvelables). »

Dans le passé, l’École polytechnique a déjà profité de financements nombreux provenant d’entreprises ou de grands patrons. Le 19 avril 2016, elle a ainsi inauguré un centre d’innovation et d’entrepreneuriat sur son campus, en présence de Patrick Drahi, X83. Le milliardaire qui contrôle Altice avait fait un don de 5 millions d’euros pour soutenir le programme que ce centre héberge. La direction de l’École polytechnique semble par ailleurs avoir une proximité ancienne avec Total, puisque le groupe avait été désigné parrain de la promotion 2017.

Quoi qu’il en soit, le nouveau projet est donc dans le prolongement des financements privés de plus en plus abondants dont profitent certains centres universitaires ou centres de recherche, qui s’effectuent via des fondations ou des chaires. Dans mon livre sur Les Imposteurs de l’économie, publié en 2012, j’ai par exemple longuement détaillé dans quelles conditions la finance avait réalisé une véritable OPA sur la recherche économique, et notamment sur les deux pôles d’excellence que sont l’École d’économie de Paris (PSE) et l’École d’économie de Toulouse (TSE). Ce système de financements privés est naturellement très peu vertueux, car les grandes banques et compagnies d’assurance apportent beaucoup plus d’argent à l’école de Toulouse, qui défend des thèses néolibérales, qu’à l’école de Paris, plus attachée à la régulation. Cette privatisation rampante a donc un effet gravement pernicieux, puisqu’elle a pour corollaire de favoriser les recherches sur toutes les thématiques liées aux marchés financiers et de défavoriser d’autres recherches macro-économiques, liées par exemple aux inégalités. Là aussi la neutralité des recherches est mise en cause.

Or, ce type de fondation a prospéré considérablement depuis le milieu des années 2000. Et il en existe maintenant une cinquantaine dans toute la France, la plupart des grandes universités marchant sur les brisées de PSE et TSE.

Mais les chaires, disposant de financements fléchés vers des recherches particulières, ont naturellement un aspect encore plus sulfureux, car le privé a plus de chances de la sorte d’influencer l’enseignement ou la recherche. L’université, lieu du savoir indépendant, devient ainsi progressivement un lieu d’influence du CAC 40 ou de la finance.

Mediapart a ainsi révélé récemment que BNP Paribas avait conclu un projet avec l’université Paris Sciences et lettres (PSL), pour créer en septembre prochain une licence sur le développement durable, intitulée « PSL-Licence de l’impact positif (LIP) ».

Pour mémoire, ma consœur Faïza Zerouala, qui avait conduit cette enquête, avait relevé que ce projet avait été préparé par un petit film promotionnel posté sur YouTube, annonçant la création de cette licence. On y voyait le président de l’université PSL, Alain Fuchs, aux côtés de Jean-Laurent Bonnafé, administrateur directeur général de BNP Paribas. Tous les deux évoquaient les enjeux environnementaux et la nécessité d’y répondre par une formation solide, et se réjouissaient, dans ce formidable sabir financier anglo-saxon qui fait aujourd’hui fureur, de la création de la « School of Positive Impact ».

Mais le projet, abrité par l’université Paris-Dauphine, déjà très ouverte aux financements privés, notamment des grandes banques et compagnies d’assurance, a finalement suscité un tel tollé qu’il a été différé, au moins d’un an.

Le projet de Polytechnique n’est donc pas nouveau, par rapport à tous ceux qui l’ont précédé, mais par son importance, il prend une force symbolique nouvelle, car jamais jusqu’à présent un groupe du CAC 40 ne s’était installé de la sorte au cœur d’un campus universitaire, a fortiori dans un centre d’excellence comme Polytechnique. Verra-t-on ainsi un jour Coca-Cola s’installer au cœur du campus de l’École normale supérieure ? Ou bien le géant mondial de la gestion d’actifs BlackRock détenir une chaire à l’École nationale d’administration, pour instruire les futurs inspecteurs des finances des voies et moyens pour conduire une bonne réforme des retraites ? Il n’y a dans ce questionnement nulle provocation. Cela permet juste de prendre la mesure de la gravité de ce qui se joue dans cette école et que condamnent 300 jeunes polytechniciens.

Le débat autour des financements privés est certes complexe. Car, entre les universités et les entreprises, il peut exister des partenariats productifs. Et tout se joue, souvent, dans le mode de gouvernance qui est alors mis au point pour que les entreprises n’aient pas la main sur le contenu des recherches ou des formations. Mais dans le cas de Polytechnique (comme dans celui, par exemple, de PSE), les financeurs ont visiblement la part beaucoup trop belle. Et une question ne peut être éludée : le groupe Total est-il le mieux placé pour piloter des recherches avec les étudiants sur l’« énergie responsable » ? Que les étudiants interpellent la direction de l’école sur le sujet est pour le moins légitime, car Total s’achète de la sorte à peu de frais une vertu écologique qui fera grincer bien des dents.

On en vient donc à se demander comment un tel projet a pu voir le jour dans l’une des écoles les plus emblématiques de l’excellence républicaine. Même s’il a commencé à prendre forme alors que le président de Polytechnique était Jacques Biot, on ne peut s’empêcher de relever que c’est son successeur, Éric Labaye  nommé par un décret du président de la République en date du 4 août 2018, qui l’a mené à bien. Or, Éric Labaye, qui était auparavant directeur associé senior chez McKinsey & Company, vient comme Emmanuel Macron de l’univers de la finance et a été, comme lui, membre de la commission Attali, sous la présidence de Nicolas Sarkozy.

Interrogée par Mediapart, la direction de l’École polytechnique nous a, pour sa part, donné un son de cloche très différent : « La décision d'autoriser l'implantation de Total sur le campus de l’École polytechnique a été prise à l'unanimité (dont les représentants des personnels, des chercheurs et des élèves) lors du conseil d'administration du 21 juin 2018 et abordée lors de trois autres séances entre mars 2018 et mars 2019. Cette décision, en droite ligne avec les orientations stratégiques de l’école et validée par sa tutelle, n’a pas suscité d’objection. Le CA constitue la plus haute instance de gouvernance de l’X et rassemble l’ensemble des parties prenantes de son action. La décision de valider ce projet a donc été prise en toute légitimité et transparence. Suite aux craintes manifestées par une partie des élèves de l’école en décembre dernier et entendues par la direction, le président de l’école, Eric Labaye, a pris l’initiative d’organiser un amphi d’échanges ouvert à tous les élèves en sa présence et celle du directeur général de l’X, François Bouchet, du directeur de l’enseignement et de la recherche, Yves Laszlo ainsi que celle du professeur Philippe Drobinski, climatologue, directeur du laboratoire de météorologie dynamique et responsable du centre Energy for Climate de l’Institut polytechnique de Paris. Les élèves ont par ailleurs été largement associés à la maturation du projet et ont pu échanger avec des représentants de Total à plusieurs reprises. »

Et l’école nous a encore précisé : « À l’image d’autres centres de R&D d’entreprises implantés sur le plateau de Saclay (EDF, Thalès, Horiba, Danone), les activités hébergées dans ce bâtiment, soutenues par les chercheurs de l’école, concernent exclusivement des recherches scientifiques. Elles portent sur les énergies décarbonnées et restent indépendantes de la politique pédagogique de l’école. La liberté académique de l’X, que ce soit du point de vue de la recherche ou de la neutralité de ses cursus, est donc entièrement respectée dans ce projet. »

Visiblement, ces arguments n'ont pas convaincu la majorité des élèves. Preuve que dans ce projet de privatisation partielle de l’École polytechnique, mené à bien par un proche du chef de l’État, il y a un symbole fort : dans les concessions aux puissances de l’argent, dans la dilapidation des biens publics, il n’y a plus, sous ce régime, comme l’ont confirmé toutes les privatisations récentes, ni tabou ni limite…

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