Pourquoi la promotion de Darmanin pose problème

Depuis l’annonce du nouveau gouvernement, le choix de Gérald Darmanin au ministère de l’intérieur suscite une très grande colère au sein des réseaux féministes, et de nombreuses manifestations. Emmanuel Macron répond sur le terrain juridique. Le débat est aussi éthique et politique.

Cet article est en accès libre.

Pour soutenir Mediapart je m’abonne

«Bienvenue au ministère du viol ! » « Un violeur à l’Intérieur, un complice à la Justice ! » « Violeurs en prison, pas au gouvernement ! » « Stop à l’impunité ! » « Gouverné·e·s par la culture du viol »… Depuis la nomination du nouveau gouvernement, des milliers de personnes en France, et même à l’étranger, se sont mobilisées pour dénoncer le choix de Gérald Darmanin à l’Intérieur et d’Éric Dupond-Moretti à la Justice. Les justifications présidentielles n’y changent rien : l’incompréhension est totale entre les réseaux féministes et la majorité.

La colère des opposant·e·s (très majoritairement des femmes) au gouvernement de Jean Castex est encore montée d’un cran mardi 14 juillet avec les propos tenus par Emmanuel Macron lors d’un entretien télévisé, qui a évoqué une conversation « d’homme à homme » pour justifier la nomination de son ministre qu’il a dit « blessé » par les accusations portées contre lui (lire notre entretien avec Valérie Rey-Robert).

Mais de quoi parle-t-il ? Et de quoi parlent les associations féministes qui protestent à chaque déplacement de Gérald Darmanin ?

Illustration 1
Protestation contre le nouveau gouvernement, le 7 juillet 2020 à Paris. © Karine Pierre / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Une plainte pour viol toujours en cours

Depuis le début du quinquennat, deux femmes ont porté plainte contre Gérald Darmanin (retrouver tous nos articles ici). La première, Sophie Patterson-Spatz, a porté plainte en 2017 et l’accuse de viol, harcèlement sexuel et abus de confiance, pour des faits présumés remontant à 2009.

À l’époque, elle l’avait sollicité, lorsqu’il était chargé de mission au service des affaires juridiques de l’UMP (ex-LR), pour tenter de faire annuler une condamnation de 2004 pour chantage et appels malveillants contre un ex-compagnon. Selon elle, l’actuel ministre lui aurait fait miroiter son appui auprès de la chancellerie, en échange de faveurs sexuelles.

L’ancienne adhérente UMP, à l’époque âgée de 37 ans, avait expliqué aux policiers n’avoir pas eu d’autre « choix » que d’avoir des rapports sexuels avec l’élu pour obtenir un courrier à la ministre de la justice, et faire en sorte que son dossier judiciaire « soit correctement étudié » « Il fallait que je couche pour avoir la lettre et me faire innocenter. » Elle avait déclaré s’être sentie « piégée », « au pied du mur », « acculée » « Je ne pouvais pas dire non. » 

Les enquêteurs avaient extrait de son téléphone une série de SMS s’étalant d’octobre 2009 à juillet 2012. Un échange interrogeait particulièrement, celui du 17 décembre 2009, soit neuf mois après la relation sexuelle avec Gérald Darmanin.

Cette nuit-là, elle lui avait écrit, à 3 h 38 : « Abuser de sa position ! Pour ma par cet être un salle con !!!! Surtout quand on et dans la peine, la politique te correspond bien !!! [sic] » ; « Quand ont sait l, effort qu, il ma fallu pour baiser avec toi !!!! Pour t, occuper de mon dossier [sic] ». « Tu as raison je suis sans doute un sale con. Comment me faire pardonner ? », lui répond-il à 5 h 21, ajoutant plus tard : « Merci de me redonner une chance… Es tu dispo des ce soir ? [sic] »

De son côté, le ministre a toujours réfuté tout « viol » et tout « abus de pouvoir ». Il avait livré une tout autre version aux policiers, niant toute « contrepartie à la relation sexuelle », affirmant qu’il n’avait « pas le pouvoir » de demander une intervention au niveau judiciaire et qu’il ne le lui avait « pas caché ». Mais dans ce cas-là, pourquoi écrire une telle lettre au garde des Sceaux ? « Des courriers de ce type, j’en rédige de nombreux, comme tous les élus », avait-il relativisé.

Le récit qu’il avait fait lors de son audition était celui d’un chargé de mission au service juridique de l’UMP de 26 ans, en poste « depuis quelques semaines »« pas spécialiste du droit pénal » et sollicité par une femme « plus âgée », « jolie », « attirante », au « comportement dominant »

En février 2018, l’enquête préliminaire avait été classée sans suite, au terme d’investigations durant lesquelles le ministre avait été auditionné, mais pas confronté à son accusatrice. Le parquet de Paris avait estimé que les investigations n’avaient pas permis d’établir « l’absence de consentement de la plaignante », ni de caractériser « l’existence d’une contrainte, d’une menace, d’une surprise ou d’une quelconque violence à son endroit ».

Sophie Patterson-Spatz avait déposé une plainte avec constitution de partie civile pour obtenir auprès d’une juge d’instruction la reprise des investigations. Elle avait de nouveau échoué et le ministre avait bénéficié d’un non-lieu.

Mais le 11 juin dernier, la cour d’appel a ordonné la reprise des investigations. Le dossier n’est donc pas clos.

Une plainte pour abus de faiblesse classée

En février 2018, après la révélation de la première plainte, une deuxième femme avait accusé Gérald Darmanin d’avoir profité de sa position pour obtenir des faveurs sexuelles. Sarah*, une habitante de Tourcoing, que Mediapart avait rencontrée à l’époque, avait déposé plainte pour abus de faiblesse.

Elle assure avoir rencontré en 2015 celui qui était maire de Tourcoing pour lui demander de l’aide dans sa demande de logement et sa recherche d’emploi. Selon ses déclarations, Darmanin lui aurait fait miroiter son appui, et elle se serait sentie contrainte de « passer à la casserole », ainsi qu’elle l’a expliqué aux enquêteurs.

« Gérald Darmanin a abusé de moi mais il ne m’a pas forcée à avoir des relations sexuelles avec lui. [...] Je me sentais obligée de le faire pour avoir un logement et un travail », a-t-elle indiqué aux policiers, d’après le procès-verbal que Mediapart a pu consulter.

De son côté, Gérald Darmanin a reconnu avoir eu une relation sexuelle avec cette femme, mais selon lui, librement consentie. Il « n’a jamais abusé de la faiblesse ou de l’intégrité de quiconque », avaient indiqué ses avocats à Mediapart en février 2018.

Cette plainte a été classée par la justice en mai 2018 : l’enquête n’a « pas permis de caractériser dans tous ses éléments constitutifs une infraction pénale », selon le parquet de Paris.

Cette procédure est quant à elle définitivement close.

De son côté, Gérald Darmanin avait annoncé avoir déposé deux plaintes en dénonciation calomnieuse. Contacté par Mediapart, son avocat et le parquet de Paris n’ont pas donné suite quant à l’avancée de la procédure.

Le conflit d’intérêts : la lettre de déport du ministre

Cette situation, inédite, d’un ministre visé par une procédure judiciaire en cours, pose d’abord un problème de conflit d’intérêts manifeste : comme ministre de l’intérieur, il chapeaute les services d’enquête, chargés d’investiguer la plainte qui le vise comme citoyen.

Interrogé par Mediapart sur cette situation inédite, le cabinet du nouveau ministre a indiqué que le ministre a signé « une lettre de déport sur l’instruction le concernant », « le jour de sa prise de fonction ».

Adressé au secrétaire général du ministère, le courrier demande à ce que « le dispositif de déport nécessaire » soit mis en place « pour qu’aucune information ou décision en lien direct ou indirect avec ces procédures et enquêtes judiciaires ne me soient transmises, ainsi qu’à mon cabinet ».

Illustration 2
La lettre de déport du ministre Gérald Darmanin

Par ailleurs, rappelle le cabinet de Darmanin, « lorsque les policiers mènent l’enquête, ils sont sous l’autorité du juge d’instruction ». Une ligne également défendue par le ministère de la justice.

Interrogé par Mediapart, le cabinet d’Éric Dupond-Moretti explique qu’il s’agit « d’un dossier d’information confié à un magistrat instructeur indépendant ». « Les services d’enquête travaillent sous le contrôle du magistrat instructeur et non sous l’autorité du ministre de l’intérieur », précise-t-on encore Place Vendôme.

Mais comment imaginer que les policiers puissent se sentir parfaitement à l’aise d’enquêter sur leur ministre de tutelle ? Même en imaginant une étanchéité parfaite entre les services et Darmanin, le soupçon sera de mise à chaque rebondissement judiciaire.

La notion de « corruption sexuelle » et d’abus de pouvoir

Sur le fond du dossier, les accusations portées par les deux plaignantes ont soulevé plusieurs questions : celle du consentement et de la définition du viol en droit français, dans le cas de la plainte de Sophie Spatz-Patterson, et auxquelles la justice devra répondre ; mais aussi celles, plus larges, de l’abus de pouvoir et de la corruption sexuelle.

Ces deux notions n’existent pas dans le code pénal : la première – l’abus de pouvoir – existe seulement dans le droit administratif, la seconde n’apparaît dans aucun texte (lire notre article). Mais elle a été soulevée à au moins deux reprises dans des procédures judiciaires, dont l’une a conduit à la condamnation, en 2006, du vice-président du conseil général de la Loire et président d’un office public de logement social Georges Berne (UMP), à deux ans de prison avec sursis et 10 000 euros d’amende par la cour d’appel de Lyon.

Il avait profité de la situation de précarité de deux jeunes femmes pour obtenir des relations sexuelles en échange de l’attribution d’un logement, selon un arrêt confirmé par la Cour de cassation en 2007.

Les féministes qui ont protesté contre la nomination de Gérald Darmanin estiment en effet qu’au-delà de l’accusation de viol, un problème, moral, de rapport aux femmes et d’abus de pouvoir est posé pour celui qui est chargé, entre autres, de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.

© Mélusine

Sur les réseaux sociaux, enfin, et dans un registre plus ordinaire, ont refleuri les propos sexistes tenus l’an dernier par Darmanin à propos de sa camarade Amélie de Montchalin : « Il y a les labradors, comme Montchalin : vous leur mettez une claque et ils reviennent au pied », avait-il déclaré, selon Le Parisien.

Présomption d’innocence, présomption de mensonge

Pour le pouvoir, ne pas promouvoir Gérald Darmanin reviendrait à s’attaquer au principe, fondamental, de la présomption d’innocence. C’est le reproche fait dans une tribune d’une centaine de député·e·s LREM, qui appellent à défendre « l’État de droit » menacé par les manifestations féministes.

De fait, certaines pancartes repérées dans les rassemblements bafouent allègrement la présomption d’innocence de Darmanin qualifié, sans précaution, de « violeur ».

Cette attitude apparaît comme le miroir inversé du soutien inconditionnel apporté par le pouvoir au ministre Darmanin depuis la révélation de la première plainte le visant, il y plus de deux ans.

Trois jours après l’ouverture d’une enquête préliminaire pour viol, en janvier 2018, il avait même été ovationné debout par les députés LREM.

Cette scène s’était déroulée, alors qu’aucun classement sans suite n’était encore intervenu, et que les députés de la majorité n’avaient, entre leurs mains, aucun élément pour se forger une conviction.

Cette absence totale de retenue est perçue, chez les militantes féministes, comme une illustration de la « culture du viol », qui organise la tolérance sociale aux violences sexistes et sexuelles.

Emmanuel Macron (avec sa « conversation d’homme à homme »), le premier ministre Jean Castex (« Au vu de ce que nous savons, je pense qu'il aurait été profondément injuste de condamner par avance Gérald Darmanin »), ou encore la nouvelle ministre déléguée à la citoyenneté Marlène Schiappa (« Jamais je n'aurais accepté de travailler avec un homme reconnu coupable de viol ») ont quant à eux insinué qu’ils étaient convaincus de l’innocence de Darmanin. Là encore, sans attendre la clôture de la procédure judiciaire.

Interrogée sur ce point, la cofondatrice de #NousToutes, et militante féministe, Caroline De Haas rétorque que le « remaniement de la honte » n’est pas un débat juridique, mais un « choix politique » :

© #NousToutes

« On est en train de parler de politique et tout le monde nous répond avec des arguments juridiques, a expliqué la militante féministe en marge du rassemblement organisé vendredi à Paris. En matière de violences sexistes et sexuelles, quand on est mis en cause pour des faits de viol, on considère que ce n’est pas suffisamment un problème politique pour être nommé ministre. Légalement, il peut être ministre. Mais en nommant Gérald Darmanin à la tête de l’Intérieur, Emmanuel Macron fait un choix politique très clair. »

« Est-ce qu'on peut imaginer un seul instant qu’un homme mis en cause pour un crime soit nommé ministre ? Le seul crime pour lequel on accepte ça c’est le viol, comme si le viol n’avait pas d'importance », a également affirmé Caroline De Haas.

Un débat politique et éthique

Le président et sa majorité n’ont de cesse de répéter qu’on ne saurait écarter un ministre sur la seule base d’une accusation, aussi grave soit-elle, au risque de sombrer dans une « démocratie d’opinion », qui céderait « à l’émotion constante » (dixit Macron). C’est vrai.

Mais le président de la République, quand il choisit un premier ministre, puis un gouvernement, ne se substitue pas à l’institution judiciaire : il prend des décisions politiques.

C’est d’autant plus vrai que des traitements différents ont été choisis lors des affaires marquantes des dernières années, et qu’aucune règle préétablie ne fonctionne (ni celle d’attendre une mise en examen, ou une condamnation, ni celle de se contenter d’une mise en cause pour démettre un ministre).

Le calendrier politique reste indépendant du calendrier judiciaire, comme l’avait rappelé Mediapart en 2018 dans un article intitulé « Affaire Darmanin: une démission ne dépend pas du code pénal ». Les décisions doivent être prises au cas par cas. D’abord en appréciant la gravité des délits ou des crimes relatés. Ensuite, au vu de l’impact des révélations : le mis en cause est-il encore crédible et audible sur d’autres sujets ?

La question qui se pose à Emmanuel Macron depuis deux ans n’est pas de savoir si Gérald Darmanin risque un jour d’être condamné pour viol. Mais si, dans le contexte actuel, les citoyens sont prêts à accepter qu’un de leur ministre se soit servi de sa position, et de son pouvoir d’influence fantasmé, pour mettre plus facilement une femme dans son lit.

Les ambiguïtés de Macron face à #MeToo

Dernier élément pour comprendre la colère des féministes : la nomination de Gérald Darmanin à l’Intérieur est à elle seule extrêmement symbolique, elle s’inscrit aussi dans un contexte plus large de remise en cause, par le pouvoir, du mouvement féministe.

Elle s’est d’ailleurs accompagnée du choix, très polémique, de l’avocat Éric Dupond-Moretti à la Justice : il a pourtant multiplié ces dernières années les critiques du mouvement #MeToo et des associations féministes. Ou de celui d’Élisabeth Moreno à un ministère délégué (entre autres) aux droits des femmes – elle a, à plusieurs reprises, tempéré les accusations de sexisme ordinaire (lire notre parti pris).

Tout en disant avoir fait de l’égalité femmes-hommes la « grande cause » du quinquennat, Emmanuel Macron a plusieurs fois tenu à se démarquer du mouvement de libération de la parole qui secoue la planète depuis l’automne 2017.

« Si, à partir du moment où quelqu’un est accusé ne peut pas avoir de responsabilité politique, notre démocratie change de nature. Elle devient une démocratie d’opinion, a expliqué mardi 14 juillet le président de la République. Moi, vous savez, pour la France, je veux le meilleur de notre pays. Je ne veux pas le pire des sociétés anglo-saxonnes. »

En novembre 2017, le président de la République avait déjà averti face au risque d’« un quotidien de la délation », dans lequel « chaque rapport homme-femme soit suspect de domination, comme interdit ».

Malgré ses promesses de renouvellement des pratiques politiques, il n’a pas davantage œuvré à faire de son parti, La République en marche, un mouvement en pointe sur la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Plusieurs députés ont été mis en cause ces dernières années, l’un d’eux a même été condamné par les prud’hommes : aucun n’a été exclu de LREM.

Voir la Une du Journal