Politique agricole commune: les gros chèques vont à des sociétés florissantes

La plateforme Pour une autre PAC, qui regroupe une cinquantaine d’organisations, publie ce mercredi 19 mai une enquête dénonçant sept cas problématiques d’entreprises françaises bénéficiant de subventions européennes. Dans le viseur : les groupes Lactalis et Jean Floc’h en Bretagne, mais aussi Pernod-Ricard dans le Grand-Est.

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Avec ses 58 milliards d’euros par an – dont 9 pour la France -, la Politique agricole commune (PAC) est le plus gros portefeuille d’argent public européen. Est-il toujours utilisé à bon escient ? Dans une enquête publiée ce mercredi 19 mai, la plateforme Pour une autre PAC, qui regroupe une cinquantaine d’ONG, associations et syndicats liés au milieu agricole ou à la protection environnementale, prend l’exemple de sept cas d’entreprises françaises subventionnées afin de montrer les « dérives » de cette politique européenne qui agit « au mépris d’enjeux sociaux, environnementaux, économiques, alimentaires ». Elle espère interpeller les pouvoirs publics, alors que la négociation du nouveau cadre de la PAC est sur le point de se terminer à Bruxelles, et que Paris tarde à dessiner sa déclinaison nationale.

L’une des entreprises mises en exergue dans ce rapport n’est autre que Lactalis, le géant breton du secteur laitier. En 2016, cette entreprise aux 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires se voyait octroyer par la région Bretagne une aide publique de 1,6 million d’euros au titre du « développement rural » de la PAC : ce budget, regroupé sous l’acronyme Feader (Fonds européen agricole pour le développement rural), est géré et cofinancé par les régions pour accompagner des investissements et vise en principe à « préserver et améliorer les écosystèmes liés à l’agriculture », « soutenir le passage à une économie à faible émission de carbone et résiliente au changement climatique », « promouvoir l’inclusion sociale ». Mais il peut aussi promouvoir « l’organisation de la chaîne alimentaire, y compris la transformation et la commercialisation des produits agricoles ».

C’est dans ce cadre que rentre la subvention attribuée en 2016 à Lactalis : elle devait lui permettre de créer sur la commune de Rétiers une « lactoserie nouvelle génération » afin de valoriser son surplus de lait, notamment dans de la fabrication de lait infantile. Or au moment où les travaux s’achèvent, en août 2017, la lactoserie, en déversant de la matière organique dans les canalisations, provoque une pollution de la rivière de la Seiche sur plus de huit kilomètres. Un incident qui n’empêchera pas le conseil régional de Bretagne de voter à nouveau, quelques mois plus tard, une subvention de 901 429 euros sur le budget Feader, cette fois pour la fabrication, sur la commune de Vitré, de nouveaux produits laitiers sous petits formats. Et en 2020, c’est le conseil régional des Pays de la Loire qui vote une subvention à Lactalis de 840 952 euros pour la création à Mayenne d’un atelier de production de caséine de lait - protéine utilisée pour les ingrédients diététiques. 

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Le siège de Lactalis à Laval (Mayenne) © Jean-François Monier / AFP

« Allouées sur l’objectif de performance économique, les subventions soutenant Lactalis ont des œillères : l’impact environnemental des investissements est ignoré, écrit Caroline Trouillet, qui a réalisé l’enquête pour le compte de Pour une autre PAC. Les conséquences, à Rétiers, sont désastreuses pour les cours d’eau, alors même que ‘renforcer l’efficacité énergétique’ et ‘accroître la préservation de l’environnement’ sont listés comme justifiant le financement des industries agroalimentaires dans le cadre du Feader. »

Contacté par Mediapart, le président du conseil régional de Bretagne Loïg Chesnais-Girard (PS), qui a voté les lignes de subventions pour les sites de Rétiers et Vitré, se défend. « Le débat n’était pas du tout le même qu’aujourd’hui. À l’époque, nous étions dans le cadre d’un Feader négocié en 2010-2012. Or à ce moment-là, nos entreprises perdaient des marchés en Bretagne et les emplois partaient en Europe de l’Est. Les règles qui ont été fixées visaient à assurer des réinvestissements dans nos usines pour le maintien de l’emploi. »

Le conseil régional ne pouvait-il pas être plus exigeant vis-à-vis d’une entreprise polluante, dont Disclose a révélé ensuite le rôle dans l’affaire du lait contaminé ? Pourquoi se contenter du seul critère de l’emploi ? Il aurait fallu pour cela « une révision du programme opérationnel », explique Loïg Chesnais-Girard, ce qui passe par « un vote dans l’hémicycle régional » puis une validation, ou non, par Bruxelles. C’est seulement tout récemment que la Région a commencé à être un peu plus sélective dans l’attribution de ces aides Feader : à partir de 2021, les subventions pour les grands groupes en Bretagne sont limitées à 20 % de leurs investissements, tandis que les petites et moyennes entreprises peuvent demander jusqu’à 40 %.

Aujourd’hui, le président du conseil régional, candidat à sa réélection, ne voterait peut-être pas de la même façon sur les subventions à Lactalis. « Dans le cadre du nouveau programme qui est en train de se construire, je pense que ces aides seraient regardées différemment, dit-il à Mediapart. Je ne peux pas ré-analyser le dossier à l’aune des règles qu’on est en train de fixer, mais il est certain que les débats d’il y a dix ans ne sont pas les mêmes que ceux d’aujourd’hui. » 

Le conseil régional de Bretagne ne s’est pas arrêté au géant laitier. Ainsi que le montre le travail de Pour une autre PAC, il a également accordé en 2016 une subvention de 1 410 439 euros à l’entreprise agroalimentaire Jean Floc’h, n°3 de la filière porcine bretonne, suivie deux ans plus tard d’un chèque de 1 310 731 euros pour sa filiale Bernard Abattoirs. Dans les deux cas, il s’agissait d’investissements accompagnés par le Feader pour améliorer « l’automatisation et les conditions de travail ». « La trouille que nous avions, c’était de voir l’hémorragie s’accélérer et nos entreprises agroalimentaires fermer pour aller rouvrir en Allemagne où il n’y avait pas de SMIC à l’époque », précise Loïg Chesnais-Girard.

«Loin d'un quelconque travail agricole»

L’enquête de la plateforme Pour une autre PAC montre cependant, sur la base de témoignages de salariés des abattoirs Jean Floc’h, que les conditions de travail ne se sont pas améliorées : la robotisation accrue a augmenté les cadences de travail, aucune embauche nette n’a été réalisée. Parallèlement le groupe, qui n’a pas souhaité répondre aux questions de Mediapart, a connu une forte croissance. En 2019, son résultat net était de 19,8 millions d’euros…

« Que des opérateurs en quête de profit s’engouffrent dans les brèches du système PAC qui leur assurent d’en sortir gagnants n’est pas étonnant, peut-on lire dans le rapport de Pour une autre PAC. En revanche, que depuis des décennies, des décideurs publics pérennisent ce système PAC au mieux en fermant les yeux, au pire en le soutenant explicitement, relève de l’irresponsabilité politique. »

Autre cas d’entreprises florissantes largement bénéficiaires de la politique de subventions européennes : les sociétés productrices de champagne Perrier-Jouët et Mumm & Cie, toutes deux filiales du groupe Pernod Ricard, deuxième acteur sur le marché mondial des vins et spiritueux. La première a touché 2 503 921 euros d’argent public européen en 2019 ; la seconde 2 985 992 euros. Ces enveloppes, prises sur le programme d’aide au secteur vitivinicole dans le cadre de l’ Organisation commune des marchés de la PAC, sont destinées à des actions à l’international de promotion, publicité, participation à des salons.

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Evénement organisé en décembre 2019 à Miami (Etats-Unis) par la marque de champagne Perrier-Jouët. Cette filiale de Pernod Ricard a touché 2,5 millions d'euros de la PAC pour des actions de promotion à l'export. © Dimitrios Kambouris / Getty Images via AFP

Pour une autre PAC raconte ainsi des opérations menées dans des salons en 2019 à Shanghai et à Tokyo, où Perrier-Jouët a organisé des événements mêlant performance, design et dégustation de champagne à destination d’une clientèle de luxe. La société Perrier-Jouët, qui a réalisé plus de 112 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2020, avait-elle besoin de l’argent des contribuables européens versé sans aucune conditionnalité environnementale ? Subventionner l’export correspond-il à un modèle agricole vertueux, à l’heure où l’on parle de souveraineté alimentaire et de relocalisation ? La Commission européenne n'a pas répondu aux questions de Mediapart.

À l’opposé des gros producteurs de champagne, très consommateurs de pesticides, les viticulteurs bios seraient, eux, certainement ravis de profiter davantage du budget européen. D’après la plateforme Pour une autre PAC, la France fait partie des trois pays où les aides européennes pour les viticulteurs en bio sont les plus faibles. Elles s’élèvent à 350 euros par hectare pour la période de conversion et à 150 euros par hectare pour l’aide au maintien en bio.

Parmi les exemples pointés dans son rapport, Pour une autre PAC met également en évidence le cas du Domaine de Mivoisin, une vaste exploitation agricole du Loiret de 1700 hectares (soit 27 fois la surface moyenne des fermes françaises). C’est une propriété de la société anonyme SA de Mivoisin, elle-même détenue à 100 % par l’actionnaire Stanley Primat… dont la résidence fiscale se trouve en Suisse. Cette société qui réalisait un chiffre d’affaires de plus de 2,6 millions d’euros en 2018 touchait cette année-là 453 299 euros de la PAC au titre des aides directes calculées à la surface et du « soutien pour les pratiques respectant le verdissement » - et 435 419 euros l’année suivante. Elle fait partie des exploitations françaises qui bénéficient le plus de l’argent public européen.

Peut-on être fiscalisé dans un pays non membre de l’Union européenne tout en faisant bénéficier sa société des subventions communautaires ? La SA de Mivoisin n’a pas donné suite à nos questions et ni la Commission européenne ni le ministère français de l’agriculture ne nous ont apporté de réponse sur ce cas précis. Dans le règlement de la PAC, aucune référence n’est faite à la résidence fiscale du bénéficiaire des aides. Seules les terres concernées sont explicitement citées comme devant faire partie du territoire de l’Union.

La plateforme Pour un autre PAC note au passage que la famille Primat, dont Stanley est l’un des huit frères et sœurs, est assise sur un vaste patrimoine. La mère, Martine Primat, occupe la 49e place dans le classement Challenges des 500 plus grandes fortunes de France en 2020. Le foyer s’était installé en Suisse en 1981, pour éviter la mise en place dans l’Hexagone de l’impôt sur les grandes fortunes. Depuis, différentes sociétés ont été créées, en particulier dans l’hôtellerie de luxe et le secteur agricole, et réparties entre les différents membres de la famille.

« Derrière tant d’hectares subventionnés, tel est le paradoxe : voilà des propriétaires domiciliés à l’étranger, bien loin d’un quelconque travail agricole, peut-on lire dans le rapport de Pour une autre PAC. En gestionnaires, ils délèguent le travail de la terre à des ouvriers. »

En mars dernier, le groupe des Verts du Parlement européen publiait un rapport sur l’utilisation de l’argent de la PAC, dénonçant les dérives en Hongrie, République Tchèque, Slovaquie, Bulgarie et Roumanie. Le rapport, publié en anglais sous le titre « Where does the EU money go ? » (Où va l’argent de l’UE ?), montrait que dans des pays où règnent corruption et gestion clanique de l’argent public, la manne de la politique agricole commune était concentrée dans les mains d’un petit nombre et favorisait davantage les gros groupes que les petites exploitations.

À quelques semaines de la finalisation, à Bruxelles, des règles de la nouvelle PAC qui doit fixer le cadre pour les années 2023-2027, la publication de Pour une autre PAC vient démontrer qu’en France aussi, l’attribution des subventions agricoles peut poser question.

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