Les sénateurs – quatre hommes, aucun masqué, qui présentaient mercredi leur rapport – se sont fait griller deux fois la politesse en une semaine. La première, avec la remise, dimanche 21 juin, des propositions de la Convention citoyenne pour le climat, destinées à « accompagner l’évolution du numérique pour réduire ses impacts environnementaux » ; la seconde avec la parution deux jours plus tard d’un chiffrage de ces mêmes impacts environnementaux par un collectif d’experts.
Mais après six mois de travaux, la mission d’information sénatoriale relative à l’empreinte environnementale du numérique a elle aussi présenté ses calculs et ses propositions mercredi 24 juin. À plusieurs reprises, les idées des deux assemblées, la citoyenne et la sénatoriale, se recoupent. Mais pas forcément les ambitions : pour la mission sénatoriale, « il est indispensable que les gains environnementaux indirectement permis par le numérique […] ne soient pas annulés par ses impacts ». Les 150 citoyen·ne·s veulent quant à eux « que d’ici 2025 le numérique soit un moyen pour participer à la transition et pas un outil qui contribue toujours davantage à la hausse des émissions ».
La convention citoyenne avait un objectif chiffré, celui de « définir une série de mesures permettant d’atteindre une baisse d’au moins 40 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2030 (par rapport à 1990), dans un esprit de justice sociale ». Selon elle, « l’impossibilité d’atteindre nos objectifs sans réduction de l’empreinte carbone de ce secteur paraît évidente ».
Côté Sénat, la « feuille de route pour une transition numérique écologique » transmise au gouvernement rassemble 25 propositions, dont ses promoteurs espèrent la mise en œuvre dans le cadre du plan de relance. Certaines pourraient figurer à l’automne dans une proposition de loi à venir. Selon le sénateur de l’Ain, Patrick Chaize, président (LR) de la mission d’information, « il est trop tôt pour dire lesquelles ». Celles qui concernent la fiscalité pourraient être traitées par le projet de loi de finances, suggère le rapporteur Jean-Michel Houllegatte (Manche, PS).
« Secteur économique majeur », écrivent les sénateurs, « le numérique est pourtant largement ignoré en tant que tel des politiques publiques visant à atteindre les objectifs climatiques fixés par l’Accord de Paris : il n’existe pas de stratégie transversale publique visant à en atténuer les impacts environnementaux. »
Selon eux, si rien n’est fait, « le numérique pourrait représenter près de 7 % des émissions de gaz à effet de serre de la France en 2040, soit une augmentation de 60 % par rapport à aujourd’hui ». Selon la Convention pour le climat, les émissions de GES pourraient atteindre 7 % dès 2025, et se trouver au même niveau que l’automobile.
Coupables, selon le rapport sénatorial : les « terminaux », ces appareils qui représentent à eux seuls, en France, 81 % des impacts environnementaux du numérique. La liste en est longue : smartphones, ordinateurs, imprimantes, écrans, tablettes, téléviseurs, box, consoles de jeu, casques de réalité virtuelle, enceintes et objets connectés, et enfin écrans publicitaires. Et beaucoup plus que leur usage, c’est leur fabrication et leur distribution qui coûtent, et comptent pour 70 % de l’empreinte carbone totale du numérique.
Pour la mission sénatoriale, il faut donc « passer par une limitation du renouvellement des terminaux, alors que la durée de vie d’un smartphone est aujourd’hui de 23 mois ».

« Nous devons retrouver une capacité à s’interroger individuellement et collectivement sur nos besoins : avons-nous besoin d’autant d’équipements électroniques et d’en changer si souvent ? Avons-nous besoin de la 5G ? », affirme de son côté la Convention citoyenne.
Les sénateurs y voient l’occasion de faire d’une pierre deux coups : en « s’appuyant sur un écosystème industriel capable de proposer des terminaux reconditionnés et d’offrir des solutions de réparation, les politiques publiques peuvent favoriser la création durable d’emplois non délocalisables, et implantés dans les territoires ».
Pour limiter le renouvellement des appareils, les sénateurs proposent notamment « de renforcer les sanctions existantes pour obsolescence programmée, de renforcer la lutte contre l’obsolescence logicielle et surtout de favoriser le réemploi et la réparation des terminaux, via la mise en place d’un taux de TVA réduit sur ces activités ».
Ils suggèrent au gouvernement de « conditionner les aides à la numérisation des entreprises dans le cadre du plan de relance », en favorisant celles qui achèteraient des terminaux reconditionnés plutôt que neufs.
La Convention citoyenne propose elle aussi de « privilégier l’acquisition d’un appareil réparé avec garantie d’un ou deux ans plutôt que l’achat d’un appareil neuf », ce qui nécessite d’allonger la durée de garantie légale sur les appareils d’occasion, et « le remplacement facile des pièces détachées comme l’écran et la batterie ». Elle propose également « un mécanisme fiscal comme, par exemple, une TVA réduite et/ou des charges réduites sur la main-d’œuvre nécessaire à la réparation et aux reconditionnements ».
En matière de téléphonie, « il faudra notamment interdire les offres d’équipements à “1 euro” contre réengagement 24 mois, ou équivalent, qui encouragent à changer d’appareil très souvent, même s’il fonctionne parfaitement », propose la convention citoyenne, et « mutualiser les équipements électroniques qui peuvent l’être comme, par exemple, les box internet de chaque particulier dans un immeuble ».
Enfin, pourquoi changer de télé ? Il faut « ralentir la hausse de la taille des écrans de télévision et leur renouvellement fréquent, par exemple avec un système de bonus-malus comme pour les voitures », propose la Convention citoyenne.
L’autre gros dossier, c’est celui des usages de tous ces terminaux : « Depuis plusieurs années, les gains d’efficacité énergétique des réseaux et des data centers sont en effet annulés par l’accroissement continu des usages », constatent les sénateurs.
Du côté des citoyen·ne·s, on propose de « réduire les besoins des services numériques via leur écoconception », qui serait « rendue obligatoire pour les sites web et services en ligne publics et des grandes entreprises ». Idem au Sénat qui veut « améliorer l’écoconception des sites et services numériques, qui pourrait être rendue obligatoire à moyen terme pour les administrations et les grandes entreprises ».
Les citoyen·ne·s proposent aussi de « séparer les mises à jour correctives », qui doivent « être mises à disposition pour une période de dix ans », et les mises à jour dites évolutives, généralement non nécessaires et pourtant « principal déclencheur de l’obsolescence de nos équipements électroniques ».
Les sénateurs, quant à eux, veulent réguler la consommation de « données », c’est-à-dire le trafic dans les tuyaux. « Pour ce faire, la mission appelle à définir les données comme une ressource nécessitant une gestion durable. » L’eau et l’électricité ne sont pas gratuites, rappelle Guillaume Chevrollier, rapporteur (Mayenne, LR), ni en accès illimité : il faut donc « réguler l’offre des forfaits téléphoniques, par exemple par l’interdiction des forfaits mobiles avec un accès aux données illimitées ».
Ils comptent aussi en appeler aux grands distributeurs de contenus, et surtout de vidéo. Le streaming représente, dit le rapport, 60 % du trafic internet mondial, « et provoque un important phénomène de “fuites carbone” : 53 % des émissions de gaz à effet de serre dues à l’utilisation de data centers, ont ainsi été produites à l’étranger, notamment pour le visionnage de vidéos ».
Les auteurs du rapport sénatorial ont deux propositions : « Contraindre les grands fournisseurs de contenus à adapter la qualité de la vidéo téléchargée à la résolution maximale du terminal », une mesure « de bon sens », et les taxer afin d’inciter à une injection plus raisonnable de données sur le réseau. Pour le rapporteur Jean-Michel Houllegatte, « il faut plus de transparence sur les stratégies des plus grandes plateformes visant à capter l’attention des consommateurs et à accroître les usages : certaines pratiques, comme le lancement automatique de vidéos ou le scroll infini, doivent être interdites ».
Selon la Convention citoyenne, « un data center s’ouvre par semaine dans le monde ». Pour les sénateurs, il faut en quelque sorte les relocaliser. « Si les centres informatiques ne sont aujourd’hui responsables que de 14 % de l’empreinte carbone du numérique en France, leurs émissions pourraient croître de 86 % d’ici 2040, en raison de l’accroissement continu des usages », préviennent-ils. Recommandation : « Favoriser l’installation de data centers en France – qui dispose d’un mix énergétique peu carboné – en renforçant l’avantage fiscal existant et en le conditionnant à des critères de performance environnementale, et faire des data centers des leviers de flexibilité énergétique permettant de stocker l’électricité des installations d’énergies renouvelables intermittentes. »
La Convention citoyenne prévoit quant à elle de « rendre les data centers plus vertueux en imposant la récupération de la chaleur qu’ils produisent ». Elle souhaite elle aussi les relocaliser, « peut-être par ville/quartier/arrondissement », et s’assurer qu’ils consomment une énergie décarbonée.