C’est l’événement du week-end de la Pentecôte. Tous les ans, le lycée Pommerit, perché au-dessus du village de Pommerit-Jaudy (Côtes-d’Armor), attire des milliers de visiteurs. Ils se pressent sur les pelouses d’un des plus grands établissements d’enseignement agricole breton pour profiter des portes ouvertes festives et de leurs nombreuses animations.
Au centre de la fête, entre le château gonflable et l’exposition de tracteurs, la tente des partenaires met à l’honneur le syndicat des Jeunes Agriculteurs (JA), Cerfrance (une des agences comptables les plus connues des agriculteurs), Equicer (un réseau de conseil spécialisé pour la filière équine) et l’association Agriculteurs de Bretagne.
Cette dernière se présente comme porteuse d’« une démarche de communication positive et collective de l’agriculture bretonne », et se définit comme « apolitique et asyndicale ». Fondé en 2012 par des dirigeants de l’agro-industrie, ce lobby défend pourtant une agriculture intensive. Il est enregistré comme représentant d’intérêts dans les secteurs de l’agroalimentaire auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
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L’animateur de l’émission « E=M6 » (sur M6), Mac Lesggy, aussi connu pour être un conférencier aux positions pro-industrie, est d’ailleurs régulièrement invité par l’association. En avril, celui-ci était présent lors de l’assemblée générale d’Agriculteurs de Bretagne.
Plus de 165 structures en sont adhérentes, parmi lesquelles les plus grandes coopératives agricoles (Eureden, Evel’Up, Le Gouessant, Sodiaal…) et des firmes agro-industrielles (Brets, Bigard, Hénaff, Savéol, Sanders…). On y trouve aussi de nombreux lycées agricoles bretons ainsi que la Cneap Bretagne, le réseau de l’enseignement agricole privé catholique.
Agriculteurs de Bretagne, un lobby actif
Le lobby intervient régulièrement dans les lycées privés comme publics. Au lycée agricole public de Caulnes (Côtes-d’Armor), le directeur, M’hamed Faouri, explique avoir reçu l’association pour une conférence. L’objectif ? « Apprendre ou donner des éléments de langage aux élèves pour pouvoir parler de façon positive de l’agriculture et lutter contre l’agribashing. »
Le lycée privé de Pommerit est un adhérent particulièrement actif d’Agriculteurs de Bretagne, qui a mis en ligne une page de présentation et deux vidéos de l’établissement sur son site internet. Il faisait ainsi partie des partenaires de l’événement La ferme se rebelle, organisé par l’association en mars 2025, aux côtés de Savéol ou d’Eureden.
Pommerit cite souvent Agriculteurs de Bretagne sur ses réseaux sociaux. Son drapeau est même affiché dans certaines salles de classe. Les élèves participent aussi régulièrement à un concours de photo organisé par le lobby. Cette année, le premier prix est revenu à une élève de première du lycée, qui avait « déployé le drapeau Agriculteurs de Bretagne aux côtés d’un troupeau de vaches » dans les montagnes autrichiennes.
Le parcours de Danielle Even, présidente du conseil d’administration de l’établissement scolaire, éclaire ces liens d’influence. Cette éleveuse de porcs a en effet été présidente d’Agriculteurs de Bretagne de 2014 à 2022. Elle fait partie du tableau de famille, celui du lobby porcin, cartographié pour Splann !. Membre de la FNSEA, Danielle Even a aussi été présidente de la chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor, de 2016 à 2025.
Tout un symbole de l’imbrication entre l’enseignement agricole, l’agro-industrie et le syndicat majoritaire, qui détient les manettes des chambres d’agriculture bretonnes.
La FNSEA, un syndicat omniprésent dans les conseils d’administration
Danielle Even n’est pas la seule présidente d’un lycée agricole privé à être affiliée à la FNSEA.
Chaque lycée est géré par une association, dont le président est élu par les membres du conseil d’administration (CA), pour la plupart des agriculteurs ou retraités du secteur agricole nommés par cooptation. Ces instances ont une forte influence sur les lycées et votent toutes les décisions stratégiques. Ils décident ainsi des orientations et investissements de l’exploitation agricole et nomment le chef d’établissement.
L’organigramme que Splann ! a réalisé montre que la plupart des présidents des lycées agricoles privés bretons sont membres du syndicat agricole majoritaire, qui défend une vision productiviste de l’agriculture, ou bien que leurs activités professionnelles sont liées à l’agro-industrie.
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Le vice-président du CA du lycée Le Nivot à Lopérec (Finistère), Anthony Taoc, éleveur de dindes et producteur de céréales, est administrateur de la coopérative Le Gouessant. Il a été élu sur la liste FNSEA-JA à la chambre d’agriculture en 2019.
Claudie Le Menn, présidente du lycée Saint-Joseph Kerustum à Quimper, possède une exploitation de 90 truies naisseur-engraisseur et 80 vaches laitières, et est membre de la FDSEA 29.
Le président du CA du lycée La Touche à Ploërmel (Morbihan), Noël Danilo, qui a transmis à son fils en 2023 sa ferme laitière robotisée de 75 vaches et 65 hectares, a longtemps été salarié de l’agrofourniture et est membre d’Intercereales, lobby de la filière céréalière créé par la FNSEA. Il a par ailleurs été président de la caisse locale du Crédit agricole de Ploërmel, de 2008 à 2024.
Idem pour le dernier président du lycée Kerlebost à Pontivy, Paul Duclos, administrateur depuis 2020 du Crédit agricole du Morbihan. Il a aussi été président du Cneap Bretagne de 2017 à 2024.
Mais les noms et professions des présidents et membres des conseils d’administration ne sont pas rendus publics. Toute association, lorsqu’elle dépose ses statuts, doit pourtant indiquer la composition de son CA en préfecture. Une obligation qui paraît d’autant plus nécessaire pour des associations qui gèrent des lycées financés par des fonds publics, et sous contrat avec l’État.
Malgré de nombreuses demandes, ni la préfecture, ni la direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt de Bretagne (Draaf), ni le ministère de l’agriculture n’ont souhaité communiquer ces documents à Splann !. La Commission d’accès aux documents administratifs, qui est chargée de veiller au respect de ce droit, a statué en faveur de la demande du média breton. Sans réaction de la part des institutions concernées. Contactés, la plupart des lycées privés n’ont pas donné suite ou ont refusé de nous communiquer ces informations.
Une opacité subie par les enseignants et leurs représentants syndicaux, qui n’ont pas de sièges au sein des conseils d’administration, au contraire des lycées agricoles publics.
Dans un lycée agricole privé, Marc*, délégué syndical, s’interroge sur l’influence du CA sur certaines décisions de la directrice. « Elle a demandé à annuler une rencontre de nos élèves, prévue dans le cadre d’un projet pédagogique, avec un acteur connu pour être en conflit avec la chambre d’agriculture », explique-t-il. Autre exemple, celui d’un module d’enseignement sur l’agriculture biologique, où « on déclinait le cahier des charges de l’agriculture bio, les points positifs, négatifs ». Mais la direction a demandé à changer son nom, gommant la référence à l’agriculture bio pour le renommer « innovation dans la production ».
Un manque de transparence décrié
La CGT enseignement privé a mené une enquête en 2024 auprès des enseignants des lycées privés. Sur les 300 sondés, 60 % disent n’avoir aucun retour des décisions du CA, et 23 % ne pas pouvoir citer un membre. Par ailleurs, 20 % reconnaissent que le CA a déjà exercé une pression sur certains projets pédagogiques (refus de certains thèmes, exclusions injustifiées d’élèves ou enseignants...).
Suite à ces résultats, le Cneap a répondu à la CGT que « les personnes présentes [au sein des conseils d’administration – ndlr] participent à titre personnel et ne représentent en aucun cas une structure ou une entité en tant que personne morale ».
Face à ce manque de transparence, une proposition de loi a été déposée le 11 juillet 2025 par des député·es du Nouveau Front populaire demandant de garantir, au sein des conseils d’administration, la présence de représentants des enseignants, des personnels, des élèves et des parents d’élèves. « L’objectif, c’est de faire en sorte que la mainmise de certains lobbys agro-industriels soit moins forte sur l’enseignement agricole », détaille Pierre-Yves Cadalen, député insoumis du Finistère.
La CGT enseignement privé a fait la même demande auprès du Cneap, qui a répondu : « En ce qui concerne votre demande de participation de droit des membres du personnel aux assemblées générales, nous rappelons que nos statuts ne prévoient pas une telle disposition. »
Les frontières poreuses entre syndicat majoritaire et chambres d’agriculture, récemment dénoncées par un rapport de la Cour des comptes, renforcent la confusion au sein même des établissements scolaires où la chambre intervient régulièrement.
Par exemple, le programme « Génération agri » a été coconstruit par le syndicat et la chambre, pour faire découvrir le secteur agricole aux collégien·nes. Il propose des interventions en classe, une présence aux forums d’orientation et des visites d’exploitations. Ou encore Stage Agricole, une plateforme numérique créée par le syndicat des Jeunes Agriculteurs, pour recenser des propositions de stage, et promue par la chambre comme par les lycées auprès des élèves.
Des réseaux sociaux pro-agro-industrie ?
Les lycées eux-mêmes participent à l’influence des grandes marques de l’agro-industrie, omniprésentes dans leur communication. La moindre visite de ferme est adossée à la présence d’un technicien d’une coopérative. Les textes de publications mettent en avant les entreprises, n’oubliant jamais de les « remercier » ou de rappeler « leur engagement auprès des jeunes ».
Sur son compte Instagram, le lycée La Touche, à Ploërmel, a ainsi publié, chaque jour durant une semaine, un visuel mettant en avant un de ses partenaires : Seremor, Agrial, Cerfrance, Convivio, Eureden, Nutréa… Une pratique répandue sur les réseaux sociaux des lycées agricoles.
Ils mettent aussi régulièrement en avant les visites de classe des entreprises de l’agro-industrie, donnant un bon aperçu de leur sujet d’étude.
Comme cette « semaine porc » organisée par le lycée Le Nivot pour les élèves du BTS production animale. Au programme : « Découverte des infrastructures clés : Abattoir Cooperl (Lamballe), usine Sanders (Saint-Thégonnec), marché du porc français avec Evel’Up et groupements de producteurs : Eureden, Cooperl, Porelia, Evelup. »
À l’inverse, les visites de circuits courts et de structures agricoles alternatives sont plus rares dans les publications. « Nous participons à alimenter leur culture générale d’un modèle où tu démarres avec un banquier et tu achètes des mégatracteurs et tu t’endettes », dénonce un professeur qui aimerait équilibrer les visites.
Des salons et concours organisés par les entreprises
Les marques rivalisent d’idées en organisant des événements ou en proposant des modules pédagogiques. Exemple : des élèves de Pommerit se rendant à Goudelin pour une journée sur l’alimentation animale organisée par Eureden le 2 juin 2025. Ou bien les élèves du lycée public agricole Kernilien qui se sont rendus à l’événement organisé avec le groupe coopératif Even, et Claas Bretagne Nord, « autour de l’agronomie et l’innovation : exprimer le potentiel génétique », comme présenté sur le compte Instagram du lycée. Autre partenaire de l’événement, le géant de l’agrochimie Bayer.
Quand les entreprises ne créent pas un poste de « chargé de relations partenariales écoles/lycées » (Sanders, filiale de la multinationale Avril, spécialisée dans la nutrition animale), ce sont leurs chargés de communication qui organisent un concours d’écriture « sur un sujet d’actualité proposé par la commission communication du groupe Eureden » ou un « challenge vidéo inter-écoles » (Eureden) à destination des élèves et de leurs professeurs.
Certaines coopératives sont invitées directement dans les murs du lycée, comme Innoval, société de services en élevage, qui a organisé en mai 2025 le « salon de l’étudiant by Innoval » au lycée Le Nivot. Concrètement, les élèves échangent « directement avec les professionnels de la coopérative : directeur de région, chargée de recrutement, conseillère sanitaire, consultant, responsable d’agence, technicien d’insémination, experts en génétique et en outils de pilotage », le tout « dans une ambiance conviviale ».
Mécénat et sponsors, des pratiques habituelles
Les élèves eux-mêmes sont incités à démarcher ces entreprises agro-industrielles pour pouvoir financer leur participation au Trophée international de l’enseignement agricole (TIEA), qui a lieu tous les ans lors du Salon de l’agriculture. À cette période de l’année, les publications des lycées et des élèves fleurissent pour les remercier.
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Certaines équipes d’élèves créent une page dédiée à la promotion des partenaires, comme celle du lycée Pommerit.
Les lycées privés font aussi largement appel au soutien de ces acteurs. « Ils nous soutiennent financièrement et nous, en contrepartie, on leur fait une vraie communication, on leur met à disposition des salles de réunion, on les privilégie sur les temps de job dating. C’est du partenariat qui se veut gagnant-gagnant ! », détaille Sébastien Mary, directeur adjoint du lycée La Touche. « Ils contribuent aux projets d’innovation et aux opérations de communication », s’enthousiasme le tout nouveau directeur du lycée La-Ville-Davy (Côtes-d’Armor), Frédéric Watine. Il explique aussi que le lycée met « à disposition les locaux pour ces structures, ce qui renforce les liens ».
Une pratique habituelle, comme sur le campus The Land, à Rennes, qui a récemment accueilli l’assemblée générale de la Coordination rurale d’Ille-et-Vilaine, un syndicat classé à l’extrême droite. « On n’a pas rencontré d’autres syndicats alors que ça aurait pu être intéressant, regrette Victor, un ancien élève. Après cette AG, pas mal d’élèves se sont trimballés dans le lycée avec des stylos de la Coordination rurale. » La Cooperl, l’une des plus grandes coopératives d’éleveurs de porcs en France, a également pu y organiser plusieurs événements, dont un « séminaire prospectif » destiné à ses équipes.
Au lycée Saint-Clair (Loire-Atlantique), une « convention de mentorat d’entreprise » a été signée avec Terrena, une des plus grandes coopératives agricoles françaises. Selon la directrice adjointe du lycée, Anne Courtel, ce partenariat permet « d’avoir des visites variées, de les solliciter pour leur réseau et d’avoir des interventions spécifiques. Pour eux, cela permet une visibilité auprès des jeunes pour leurs futurs recrutements de salariés mais également de futurs adhérents potentiels ».
Pour Jeanne*, professeure du lycée, c’est inacceptable. « C’est comme si on nous disait : “Tu ne vas parler que d’agriculture conventionnelle.” On ne devrait pas avoir le droit de favoriser Terrena ou une autre coopérative. »
« Il n’y a pas de fausse naïveté dans ces partenariats, répond Anne Courtel. Dans le cas du mentorat de Terrena, certains élèves sont “anti-Terrena” et nous ne cherchons pas à les convaincre du contraire. Nous cherchons également à travailler avec des concurrents de Terrena, comme nous le faisons avec des entreprises d’expertise comptable agricole par exemple (CER et ICOOPA) ou encore des banques. Nous cherchons à faire entrer tout type d’entreprise ou organisme, avec tout type de sensibilité. »
Les entreprises soutiennent aussi les lycées par le biais de la taxe d’apprentissage. Malgré nos demandes et l’avis favorable de la Commission d’accès aux documents administratifs, le ministère de l’agriculture n’a pas transmis les montants perçus par les différents établissements agricoles bretons. Cette contribution est versée chaque année par les entreprises pour favoriser l’accès à l’apprentissage. Une part de cette taxe (13 %), appelée le solde, peut être attribuée par les entreprises aux établissements de leur choix, par le biais de la plateforme en ligne Soltéa. La taxe est un pourcentage de la masse salariale : plus l’entreprise est importante et plus la somme pourra être conséquente.
La région Bretagne souhaite développer ces partenariats dans les lycées publics. C’est l’un des objectifs de son plan d’action en faveur de l’attractivité des lycées publics 2024-2029. « Nous sommes un établissement public, et c’est la région qui est censée subvenir à nos besoins, réagit vertement la directrice du lycée public Kernilien, Nadia Conti, à cette évocation. Le mécénat, c’est compliqué pour un lycée public. Je ne dirais pas qu’on n’en a pas, mais cela reste minime. » Un choix d’indépendance qui nécessite aussi davantage de moyens.