Pourquoi Marine Le Pen mise sur un vote féminin

La candidate du Rassemblement national a su conquérir depuis dix ans un électorat féminin traditionnellement rétif au vote d’extrême droite. Face à la candidature de Zemmour, la question du genre sera déterminante dans la prochaine élection présidentielle.

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Assise confortablement sur son canapé à côté de Karine Le Marchand, Marine Le Pen badine, se confie, rit. Elle raconte sa coloc’ avec son amie d’enfance, son amour des chats et du jardinage… La candidate du Rassemblement national (RN) joue ce jour-là, pour l’émission « Une ambition intime », diffusée sur M6, une partition qu’elle connaît à la perfection : celle de la bonne copine, franche, gaie… À mille lieues de l’image martiale d’une responsable de parti d’extrême droite.

« Je suis une grande fille toute simple », lâchait-elle encore récemment devant les journalistes, faisant mine de s’étonner que son parti suscite encore des inquiétudes.

Au-delà de la stratégie de « normalisation » – au détour de cette conversation au naturel très calculé, Karine Le Marchand lui demandera si elle est d’extrême droite. Et se verra répondre un « non » qui ne souffrira aucune contradiction – c’est aussi la carte féminine que joue la candidate du Rassemblement national.

Une carte qui lui a, jusque-là, parfaitement réussi. En 2017, Marine Le Pen a obtenu le plus grand nombre de suffrages pour sa famille politique – 10,6 millions de voix –, en grande partie parce qu’elle a enfin réussi à séduire un électorat féminin, historiquement rétif à l’extrême droite.

« C’est une tendance générale de la droite radicale en Europe que d’être plus en difficulté dans le vote féminin », rappelle la chercheuse en sciences politiques Anja Durovic, qui a cosigné avec Nonna Mayer et Abdelkarim Amengay une enquête intitulée « L’impact du genre sur le vote Marine Le Pen ».

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Fréjus, le 12 septembre 2021. Discours de Marine Le Pen lors du conseil national du RN. © Photo Cyril Bitton / Divergence-images

En 2002, Jean-Marie Le Pen était arrivé au second tour grâce au vote des hommes, qui l’avaient placé en tête de tous les candidats au premier tour, les femmes ne le plaçant qu’en troisième position.

Les raisons avancées pour expliquer ce « gender gap » des candidats d’extrême droite en France sont multiples, rappelle l’enquête. Le Front national a fait ses meilleurs scores chez les ouvriers, travailleurs manuels, indépendants… globalement plus masculins. Les femmes, particulièrement les plus âgées, sont aussi plus pratiquantes et l’Église catholique a longtemps été très claire sur son refus du FN.

Sur le plan de la psychologie sociale, les femmes sont plus souvent enclines à vouloir entrer dans une norme et rejettent plus fréquemment les extrêmes, avancent les chercheuses et le chercheur.

« Là où la France est une exception, c’est qu’on a commencé à observer, dès 2012, une érosion du gender gap », observe Anja Durovic.

L’arrivée de Marine Le Pen à la tête du FN en 2011, qui lance alors sa stratégie de « dédiabolisation » du parti, commence à changer la donne.

« Dès 2012, l’écart devient moins significatif et il s’inverse même en 2017 avec un petit survote féminin. Il faut souligner que c’est particulièrement marqué dans certaines catégories de population : les femmes précaires, les employées à faibles revenus. Les femmes professionnellement plus fragilisées, c’est-à-dire un électorat auquel les candidats ne parlent en général jamais », relève Anja Durovic.

La progression du FN/RN toutes ces dernières années est pour une large part due à sa progression dans le vote féminin. Entre 1988 et 2017, le vote des femmes pour le FN a quadruplé, quand celui des hommes a simplement doublé. « La variable de l’âge joue aussi fortement. Le survote féminin pour Marine Le Pen par rapport aux hommes est particulièrement fort chez les moins de 35 ans », souligne Anja Durovic. En 1988, le FN recueille 8,7 % des voix des plus jeunes électrices. 29 ans plus tard, il en recueille 31,9 % dans cette catégorie.

L’effet « Marine Le Pen » s’observe au fait qu’aux élections intermédiaires, où elle n’est pas tête de liste, le vote féminin pour le RN recule.

Marine Le Pen a su fidéliser de nouvelles générations d’électrices qui n’ont connu qu’elle à la tête du FN/RN. Dès 2012, elle commence à envoyer des signaux aux femmes, se définissant comme « quasi féministe ». Lors d’un forum organisé par Sciences-Po Paris et le magazine Elle, la dirigeante du FN se met à citer Simone Veil et Olympe de Gouges, et précise que, si elle n’est pas favorable à la parité en politique, c’est que les femmes ne sont pas « une espèce protégée ».

Autrice du livre Le Genre présidentiel (La Découverte), Frédérique Matonti a bien montré comment l’ex-présidente du RN a joué la carte féminine depuis son arrivée à la tête du parti fondé par son père. « Marine Le Pen met en scène le fait d’être une femme de la manière la plus stéréotypée. Elle dit : je suis une femme qui a souffert comme vous. Je suis sensible, j’aime les animaux… C’était évidemment une manière de se démarquer de son père », détaille-t-elle.

Pour atténuer l’effet repoussoir du patronyme Le Pen, elle met en avant son prénom et nomme un temps son mouvement « Le Rassemblement bleu Marine », le parti devenant non plus frontiste mais « mariniste ».

Qu’elle parle du voile, de la laïcité…, la question du genre est toujours présente.

Frédérique Matonti, autrice du « Genre présidentiel »

Les médias, en mettant en scène sa vie privée, en détaillant par le menu ses tenues et ses coupes de cheveux, vont eux-mêmes participer à cette « féminisation » de l’image du parti, historiquement marqué par une culture viriliste et des propositions bien peu favorables à l’émancipation des femmes (opposition à l’IVG, défense du retour au foyer des femmes pour libérer des places aux hommes, refus de la parité).

« Il y a eu sur ce plan une co-construction assez merveilleuse de cette figure avec les médias », analyse Frédérique Matonti.

En 2016, Karine Le Marchand avait déjà présenté Marine Le Pen, dans son émission « Ambition intime », comme une joyeuse fêtarde, bonne vivante, qui avait eu son lot de souffrances personnelles et de blessures familiales.

« Elle dit avoir le “cuir épais” mais lorsqu’il s’agit de sa chatte, tout bascule », peut-on lire en 2015 dans Le Figaro, dans un article titré « Mère à chat, Marine Le Pen confie avoir pleuré pour le décès de sa chatte » et qui explique : « Interrogée jeudi par iTélé sur ses dernières larmes versées, Marine Le Pen a raconté les avoir consacrées au meurtre d’Artémis, son feu félin tué l’été dernier par l’un des deux dobermans de son père. »

Malgré l’ironie qui pointe dans ce sous-texte grivois, Marine Le Pen va beaucoup jouer de cette image si utile pour son parti, qui continue de faire peur à une majorité de Français, et en particulier de Françaises.

« Un cadrage de style Harlequin ou soap opera de ses différends familiaux l’a aussi servie dans son entreprise de normalisation », relève également Frédérique Matonti. Le magazine Closer la montre en maillot de bain, puis s’interroge sur la solidité de son couple avec Louis Aliot, ce à quoi les deux responsables politiques répliquent en postant sur les réseaux sociaux une photo d’eux s’embrassant sur la bouche.

Marine Le Pen a réussi à séduire des jeunes électrices qui n’ont pas connu son père.

Anja Durovic, chercheuse en science politique

Sur le fond, Marine Le Pen ne lâche rien ou presque des piliers idéologiques de son parti et s’inscrit dans un discours « fémo-nationaliste » qui consiste à expliquer que les femmes, dans les pays occidentaux, sont essentiellement menacées par les musulmans et/ou les immigrés. « Qu’elle parle du voile, de la laïcité…, la question du genre est toujours présente », souligne Frédérique Matonti.

Dans leur enquête, Nonna Mayer, Anja Durovic et Abdelkarim Amengay montrent que les facteurs qui, hier, éloignaient les femmes du vote d’extrême droite se sont émoussés.

En effet, les autrices et l’auteur notent « un réveil identitaire et une crispation ethnocentriste chez les catholiques français », face à une religion musulmane de plus en plus visible. La Conférence des évêques, qui a longtemps eu un discours très clair de barrage face à l’extrême droite, est devenue peu à peu très prudente, s’abstenant de toute consigne de vote.

Leur enquête montre aussi que le rapprochement de la condition des femmes exerçant dans le secteur des services avec celle des ouvriers a aussi eu un impact sur leur vote. « Elles incarnent un prolétariat des services peu représenté, peu reconnu, mal payé, dont les conditions de précarité n’ont rien à envier à celles des ouvriers, favorisant des comportements de repli identitaire », notent les autrices et l’auteur.

L’effet de marginalisation lié au vote RN, plus redouté par l’électorat féminin, est également en diminution, compte tenu de la banalisation des discours d’extrême droite à l’œuvre dans les médias ces dernières années.

« Il y a aussi un phénomène générationnel. Marine Le Pen a réussi à séduire des jeunes électrices qui n’ont pas connu son père », rappelle Anja Durovic.

L’élection va être serrée. Tout compte.

Jean-Philippe Tanguy, directeur adjoint de la campagne de Marine Le Pen

Au sein de l’équipe de Marine Le Pen, on a identifié depuis longtemps l’enjeu crucial du gender gap pour la candidate.

Le directeur adjoint de campagne, Jean-Philippe Tanguy, ancien bras droit de Nicolas Dupont-Aignan, travaille particulièrement sur cette question, persuadé qu’elle jouera un rôle décisif en avril prochain. « Ce n’est évidemment pas la seule question mais l’élection va être serrée. Tout compte », assure-t-il.

Récemment arrivé dans la galaxie frontiste, Tanguy plaide pour que la candidate continue de parler aux électrices. Lui qui étudie à la loupe toutes les enquêtes d’opinion en est convaincu : les clés de l’Élysée sont en partie détenues par les femmes. « Au premier tour, Marine Le Pen consolide une bonne avance chez les électrices mais au deuxième tour, face à Emmanuel Macron, ce n’est pas le cas. C’est pour cela qu’il faut encore travailler », affirme-t-il.

« La droite nationale de Jean-Marie Le Pen, et de Zemmour aujourd’hui, est enfermée dans un discours monothématique : l’immigration. Je crois qu’il y avait une certaine incapacité à parler de la vie quotidienne de façon générale : l’éducation, le troisième âge, etc., explique-t-il, poussant la candidate à parler de sujets sur lesquels sa famille politique est peu attendue. Je ne veux pas dire qu’il y a certains sujets réservés aux femmes, l’éducation, la santé, etc., mais il est juste important pour les femmes que la candidate parle de toute la société. »

Pour lui qui a beaucoup observé la place singulière des femmes dans le mouvement des « gilets jaunes », sa candidate a une carte à jouer en parlant à un électorat féminin précarisé.

« Il faut parler de la surcharge de travail, du travail fractionné, des conditions de travail des caissières, des salariées de la restauration, des services à la personne », défend-il.

Et même lorsque Marine Le Pen va sur le terrain connu de la lutte contre l’immigration, elle doit le faire avec des mots qui ne fassent pas fuir l’électorat féminin. « Les femmes comme les hommes s’intéressent à la question des frontières mais il faut bien reconnaître que lorsque ces sujets sont discutés uniquement entre hommes, il y a une manière d’en parler un peu particulière, souvent brutale », avance-t-il.

Dans le face-à-face avec Zemmour, Marine Le Pen sait qu’elle a une confortable avance sur le journaliste du Figaro dans l’électorat féminin, surtout parmi les jeunes femmes, indisposées notamment par son discours misogyne, comme l’a montré une récente enquête de la Fondation Jean-Jaurès.

Si elle refuse de le dire explicitement lorsqu’on l’interroge sur le sujet, Marine Le Pen compte bien creuser l’écart avec le polémiste, par ailleurs accusé de violences sexuelles et sexistes par plusieurs femmes, comme l’a révélé Mediapart, dans cet électorat.

La tentative du nouveau président du RN, Jordan Bardella, de cibler Zemmour sur ses discours envers les femmes a pourtant agacé bien des cadres du RN. « Les débats n’ont pas porté sur le fond mais sur la forme. Il ne faut pas verser dans les leçons de morale qu’on dénonce chez nos adversaires », a ainsi considéré Jean-Philippe Tanguy.

A contrario, Zemmour a déjà commencé à mobiliser toute la rhétorique sexiste vis-à-vis de Marine Le Pen, sur son incompétence, son absence supposée de carrure politique, etc., comme lorsqu’il déclare : « Elle, c’est les chats, moi, c’est les livres. » Une posture pour le moins risquée, qui contentera peut-être une frange radicale de l’électorat ravi de ce retour d’un discours masculiniste assumé, mais qui l’éloigne sans doute durablement d’un électorat féminin pourtant proche de ses idées.

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