Jean-Claude Mailly raconte dans un livre l’invraisemblable histoire de la loi sur le travail

Le secrétaire général de Force ouvrière dévoile les coulisses de la loi sur le travail, côté syndicats, ainsi que sa confrontation avec l’exécutif socialiste. Jean-Claude Mailly déplore une « contre-réforme multiminoritaire » et un dialogue social fantoche.

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Jean-Claude Mailly a un sens aigu de la formule, ce dont les médias raffolent. Outre ces uppercuts, le secrétaire général du syndicat Force ouvrière se dévoile rarement, veillant jalousement sur sa vie privée et ses opinions politiques, malgré des amitiés à gauche comme à droite. Dans Les Apprentis sorciers, livre à paraître le 30 novembre, le syndicaliste lâche les chevaux et offre une charge sans précédent contre le pouvoir socialiste. Elle est d’autant plus violente que Jean-Claude Mailly est, à titre personnel, encarté au PS, sans y militer. Une adhésion autant idéologique que filiale, d’un homme « né dans le Pas-de-Calais dans une famille d’option socialiste, laïque, libre-penseur »

Le détonateur est bien sûr « l’invraisemblable histoire de la loi Travail », un « train fou » lancé en avril 2015. Un texte que Jean-Claude Mailly qualifie, en conclusion, de « contre-réforme » d’inspiration libérale « multiminoritaire ». Avec le témoignage de Pierre Jacquemain, ex-conseiller de Myriam El Khomri (Ils ont tué la gauche, publié en août dernier chez Fayard), Les Apprentis sorciers contribue au récit des coulisses de la loi sur le travail, le plus retentissant conflit social du quinquennat Hollande, presque son épitaphe. « La loi Travail, par son caractère multidimensionnel (social, économique, politique, européen), apparaît de fait comme un concentré révélateur de ce qu’il ne faudrait plus faire, sur le fond et la forme. C’est un peu la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », assène le responsable syndical. 

Jean-Claude Mailly n’est pas masochiste, et s’offre bien sûr un beau rôle : « J’assume. C’est FO qui a mis l’inversion de la hiérarchie des normes sur le devant de la scène. » Outre la faible propension à l’autocritique, l’ouvrage passe aussi trop vite sur l’incapacité des syndicats opposés au texte à faire plier par la rue le gouvernement, contrairement à d’autres conflits sociaux, comme en 2006 et le mouvement contre le CPE (contrat première embauche). Il s’en tient à une lecture plutôt conservatrice du corps social, tant vis-à-vis des casseurs/militants/manifestants/autonomes (rayez la mention inutile) qui ont grossi les têtes de cortège tout au long de la mobilisation, que des formes nouvelles de contestation. Un paragraphe seulement évoque la pétition en ligne contre la loi sur le travail, qui a non seulement sonné le tocsin, mais aussi permis un travail de vulgarisation de la loi rarement égalé (par l’intermédiaire du site Loi Travail : non merci !).

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Pour le reste, la centaine de pages est pleine d’enseignements mais cruelle pour la politique telle qu’elle se pratique aujourd’hui. La chronologie des faits donne ainsi à voir un gouvernement qui s’est délibérément assis sur la notion même de dialogue social, laissant les syndicats dans l’obscurité la plus complète hormis, selon Jean-Claude Mailly, la CFDT et le Medef. « Le président est peut-être celui qui parle le plus de dialogue social, mais celui qui en fait le moins », moque Jean-Claude Mailly. François Hollande y est décrit comme à la manœuvre, assumant par ses silences un texte d’inspiration libérale et la politique menée par Manuel Valls. Le secrétaire général de Force ouvrière ne joue pas la fausse surprise et reproduit fort à propos une déclaration de 2011, où François Hollande appelle déjà à une « autonomie des partenaires sociaux », appelés à produire des accords entre eux, dans une logique d’égalité absolue, l’État n’intervenant qu’en dernier recours.

Pour la loi sur le travail, le feuilleton commence en avril 2015, avec la lettre de mission envoyée par le premier ministre à Jean-Denis Combrexelle, sans aucune concertation préalable. L’objectif est de demander à l’ancien directeur général du travail de réfléchir à la manière dont l’accord d’entreprise pourrait trouver une nouvelle place dans la production de normes sociales. Au cours de l’été, jeu de chaises musicales au ministère : François Rebsamen s’en va et Myriam El Khomri prend sa place. Le secrétaire général de FO avoue avoir fait comme beaucoup d’autres, utilisé l'« ami Google » pour en savoir un peu plus sur l’inconnue (pourtant déjà secrétaire d’État). Jean-Claude Mailly confesse également avoir suggéré Jean-Marc Germain, un autre socialiste plus féru de social, dont le nom a effectivement un temps circulé.

En septembre, les documents commencent à fuiter de partout (rapports Montaigne, Terra Nova, etc.), alors que le président annonce une loi pour rendre le code du travail plus « lisible » et « plus adapté ». Combrexelle rend son rapport, plutôt ambigu sur la place de l’entreprise vis-à-vis de celle de la branche. FO, très vite, critique une inversion des normes plutôt que celle de la courbe du chômage. D’autres écrits suivront, ceux de Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen ou encore un rapport de Jean-François Cesaro.

Lors de la conférence sociale en octobre, raout imaginé par François Hollande en 2012, le ton monte un peu. « Ce serait plus simple s’il n’y avait en France qu’une seule organisation syndicale et patronale », lance Hollande au parterre. La remarque reste en travers de la gorge du patron de FO, de même que la rhétorique gouvernementale consistant à refuser aux syndicats autres que CFDT et CFTC l’étiquette de « réformistes ». Surtout, les organisations syndicales voient arriver une loi dont ils ne savent toujours rien. Jean-Claude Mailly reproduit un échange instructif qu’il a eu à cette occasion avec le président :

« Il y a un risque politique et démocratique, analyse le président.

— Ce qui se joue en France comme en Europe, ce sont les questions économiques et sociales, il faudrait mettre fin à la logique rigueur/austérité. C’est sur cela que prospèrent les populismes.
— C’est surtout sur les questions identitaires, me rétorque François Hollande.
— On a un désaccord. »

Le ton est donné et les annonces se succèdent ensuite sans relâche, vues comme autant de ballons d’essai : plafonnement des indemnités prud’homales, référendum d’entreprise, révision du licenciement économique… Le fil entre Jean-Claude Mailly et François Hollande ne se rompt jamais, mais tourne à vide : « François Hollande est convivial, disponible. Les SMS fonctionnent, il y répond toujours. Mais il est difficile d’avoir une réponse précise […]. De plus en plus souvent les décisions qu’il prend ne font pas l’objet de concertation. J’en viens à me dire que le voir ne sert à rien. » La capacité du président d'écouter sans entendre n’est pas nouvelle. En 2013, les syndicats ont appris lors des vœux du président la mise en œuvre du pacte de responsabilité, soit 41 milliards d’allégements pour les entreprises. Ils réclament aussi en vain, depuis son adoption, des contreparties pour le CICE. 

Le 17 février 2016, le projet de loi fuite dans Le Parisien et provoque un bazar sans nom. La loi va très loin, renverse effectivement la hiérarchie des normes, place l’accord d’entreprise au centre, et accède à de vieilles revendications patronales comme le référendum d’entreprise ou l’assouplissement du licenciement économique. Des socialistes historiques se prononcent contre (dont Martine Aubry, proche de Jean-Claude Mailly), les syndicats au grand complet disent leur opposition. Manuel Valls est obligé de lancer un cycle de rencontres au sommet. Il propose des aménagements. « En gros, ce qui avait été dealé avec la CFDT », moque Jean-Claude Mailly.

La rue s’en mêle : douze journées de mobilisation au total, dont un gros 1er Mai, mais le front syndical se divise aux prémices. Une aubaine pour l’exécutif qui, très vite, joue l’unique carte CFDT. Laurent Berger en prend d’ailleurs pour son grade, dans l’ouvrage au vitriol de Jean-Claude Mailly : « Quand Laurent Berger sera premier ministre, Manuel Valls pourra être candidat au secrétariat général de la CFDT et il faudra des syndicats pour défendre les salariés. » Ambiance. Laurent Berger a depuis ironisé sur un Mailly ressassant le passé, quand lui vient d’éditer un livre sur « l’avenir » avec Pascal Canfin (Réinventer le progrès, aux éditions Les petits matins).

Manuel Valls n’est pas mieux loti. Autoritaire, « droit dans ses rangers », il ne connaîtrait « guère le social ». La loi sur le travail aura été pour lui « avant tout un dossier de positionnement politique et d’autorité de l’État ». L’épisode de la manifestation parisienne « encadrée », tournant en rond autour du bassin de l’Arsenal, est encore vif : « Si on m’avait dit qu’un jour j’irais au ministère de l’intérieur pour faire respecter cette liberté [de manifester – ndlr], je ne l’aurais pas cru. J’aurais demandé à mon interlocuteur s’il avait fumé un joint ou la moquette. Et pourtant ce fut une réalité sous un gouvernement dit de gauche. » Jean-Claude Mailly regrette également la CGT prise comme « tête de Turc ». Les chefs de file de la CGT et de FO se sont manifestement rapprochés au cours de l’année 2016, sans gommer leurs divergences.

Car, courriers reproduits en annexe à l’appui, Jean-Claude Mailly a tenté jusqu’au bout d’infléchir le texte et de jouer la carte parlementaire, une attitude d’ailleurs dénoncée à mi-voix au sein de l’intersyndicale. Ainsi de l’introduction, en dernière ligne droite et faute de mieux, de verrous de branche sur les champs de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes, de la prévention de la pénibilité et du temps de travail. FO, relayé par des députés socialistes, aura gain de cause sauf sur le sujet le plus brûlant, le temps de travail, totem du trio Valls-Macron-Hollande. Posture du « négociateur » ou conviction, Jean-Claude Mailly semble ne pas avoir voulu croire au scénario annoncé, celui d’une loi sociale adoptée par 49-3.

Le désenchantement et l’amertume sont donc manifestes dans cet écrit : « Ces quatre mois de conflits laisseront des traces profondes. Partout. » Dans une majorité « déboussolée », dans une opposition poussée de fait à la surenchère, dans le camp patronal où « le fossé s’est agrandi entre les grandes entreprises (Medef, Afep) et les TPE-PME ». La rupture syndicale avec la CFDT semble également consommée. « Chez les salariés, il y a beaucoup d’incompréhension et de colère rentrée. De telles lois conduisent à gommer les différences entre la gauche et la droite. Cela marquera la campagne et l’élection présidentielle de 2017. » Jean-Claude Mailly s’effraie du péril populiste, verdict dans six mois. Le livre confirme cependant la distorsion aggravée entre le pouvoir socialiste et son électorat.

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