Toutes les critiques exprimées au moment de l’élaboration de la directive européenne sur le secret des affaires puis de sa transposition dans la législation française étaient fondées. La loi se révèle bien un moyen pour contrer la liberté d’informer et pour empêcher un légitime contrôle démocratique.
Avant même son adoption, le monde des affaires s’est emparé avec délice de ce texte qui lui permet de cacher ses grands et petits secrets, voire ses turpitudes, comme dans l’affaire Conforama. Mais depuis sa promulgation le 30 juillet 2018, c’est l’État lui-même qui s’en est saisi, et dans un domaine qui est tout sauf anecdotique : il s’agit juste de santé publique.
Quel sujet relève plus de l’intérêt général que celui-ci ? Pourtant, dès septembre, l’Agence du médicament s’est opposée à la transmission des informations sur le Lévothyrox, au nom du secret des affaires. Aujourd’hui, c’est la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) qui refuse à son tour l’accès à des informations sur les implants médicaux, toujours au nom de ce même secret des affaires.
Mardi 27 novembre, Le Monde a révélé qu’il s’était vu refuser, dans le cadre de son enquête sur les implants, l’accès aux documents qu’il avait demandés auprès du LNE/G-MED, établissement public industriel et commercial (EPIC), seul habilité à contrôler la conformité de ces dispositifs médicaux en France. Après le refus de cette société de leur communiquer les listes des dispositifs qu’elle avait homologués et de ceux qui avaient été rejetés, les journalistes du Monde avaient déposé une demande en mai auprès de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) pour les obtenir.
Au premier jour de la publication de leur enquête, le 26 novembre, les journalistes du Monde ont enfin reçu une réponse de la Cada. Si celle-ci s’estime compétente sur le sujet, elle confirme cependant le refus de communiquer les listes des dispositifs homologués et refusés en France. La communication de la première liste, celle des dispositifs homologués, « serait susceptible de porter atteinte au secret des affaires » en révélant le nom des fabricants, explique-t-elle dans son avis. Et la seconde pourrait faire « apparaître le comportement d’un fabricant dans des conditions susceptibles de lui porter préjudice ».
Si la Cada est relativement ouverte à l’accès des documents administratifs lorsqu’il s’agit du contrôle des élus ou du financement de la vie politique, elle se montre beaucoup plus hostile à la transparence dès qu’il s’agit de pouvoir économique, du contrôle des administrations et de leurs décisions portant sur des intérêts économiques. À de nombreuses reprises, elle s’est ainsi opposée à ce que des élus, des associations, des citoyens puissent avoir accès à des documents administratifs tels que les contrats de concession signés entre l’État et les sociétés autoroutières, ou les contrats de partenariat public-privé. À chaque fois, la Cada invoquait « le secret industriel et commercial » pour s’opposer à la communication des documents administratifs demandés.
Désormais, le secret des affaires suffit à justifier tout refus. « Le secret des affaires se substitue au secret industriel et commercial. Mais cela ne change pas fondamentalement notre approche. Nous étudions toujours les dossiers selon les mêmes critères à savoir le secret des stratégies, le secret des informations économiques, le secret des procédés et des savoir-faire », explique Pearl Nguyen-Duy, rapporteure générale à la Cada.
« La terminologie change tout », rétorque Raymond Avrillier qui est devenu, au fil de ses années de combats citoyens, un des habitués des recours devant la Cada ou les tribunaux administratifs pour avoir accès à de nombreux documents administratifs. « Avec la loi sur le secret des affaires, le législateur a restreint de manière drastique les possibilités d’accès aux documents administratifs. Tout concourt à une opacification des affaires publiques. »
La définition du secret des affaires retenue par la loi est si large que l’on en arrive à se demander ce qui n’en relève pas. Selon l’article 1, toute information est protégée par le secret des affaires si : « 1° Elle n'est pas, en elle-même ou dans la configuration et l'assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ; 2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ; 3° Elle fait l'objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret. »
Dès le projet de directive européenne, de nombreuses personnes s’étaient alarmées du flou juridique autour du secret des affaires. Les critiques avaient redoublé lors de la discussion express au Parlement pour transposer la directive en droit français. Les craintes exprimées portaient notamment sur la santé publique. « Un scandale comme le Mediator pourrait-il être révélé avec un tel texte ? », s’étaient alors inquiétés des responsables de santé, des journalistes et des associations. Alors que les scandales sanitaires et pharmaceutiques se sont multipliés ces dernières années, que d’importants dérèglements ont été pointés dans le fonctionnement de l’Agence du médicament ou de l’agence Santé publique France (comme le prouve le dossier des bébés sans bras), ou que de graves soupçons pèsent sur nombre de produits des responsables de santé, le secret des affaires n’allait-il pas venir mettre un bâillon sur des faits dérangeants ?
Sans document, impossible d’aller plus loin dans une enquête
La loi sur le secret des affaires réaffirme son engagement de garantir la liberté de la presse et d’assurer la protection des lanceurs d’alerte. La directive européenne stipule même que le texte ne porte pas atteinte à « l’application des règles de l’Union ou des règles nationales obligeant ou autorisant les institutions ou les organes de l’Union ou les autorités publiques nationales à divulguer des informations communiquées par des entreprises que ces institutions, organes ou autorités détiennent en vertu des obligations et prérogatives établies par le droit de l’Union ou le droit national ».
Dans les faits, les pouvoirs publics français s’empressent de contourner toutes ces obligations. Certes, le droit de la liberté de la presse est formellement garanti. Certes, l’accès aux documents administratifs est réaffirmé. Mais par une série de mesures et de dispositions, tout se met en œuvre pour interdire non pas la publication d’enquêtes dérangeantes mais le fait même d’enquêter, de documenter les faits, de contrôler l’action publique. L’interdiction se fait à la source même, en empêchant d’accéder à nombre de documents ou actes qui normalement relèvent du domaine public, de l’information normale du citoyen, du contrôle des administrations et des décisions publiques. Sans document, impossible d’aller plus loin dans une enquête, sauf à tomber dans les allégations gratuites et les procès d’intention.
À l’époque, Constance Le Grip, alors députée européenne (LR), rapporteure du projet de directive devant le Parlement, avait juré qu’il n’y avait aucun risque, que la liberté d’information serait préservée et même garantie. Aujourd'hui, elle dit « déplorer cette décision de la Cada ». « Je suis extrêmement étonnée par cette décision. Il s'agit d'une autorité indépendante. C'est toujours délicat de se prononcer sur ces avis. Mais pour moi, il s'agit d'une décision inappropriée qui méconnaît et l'esprit et la lettre de la directive et de sa transposition dans la loi française. Jamais il n'a été pensé qu'il pourrait y avoir des refus de ce genre. C'est vraiment méconnaître la volonté des législateurs. »
Pourtant, l’intention d’échapper à toute transparence et à tout contrôle se manifeste par de nombreux signes. Ainsi le Sénat a-t-il voté, dans le cadre d’un projet de réforme de la justice, un dispositif remettant en cause le principe d’une justice rendue au nom du peuple français. Pour garantir le secret des affaires, les procès pourront être tenus dans le secret et tous les jugements anonymisés. Comment à l’avenir rendre compte des agissements et des dérapages d’un grand groupe, si désormais tout est tenu dans le secret, interdit de toute publicité ? Plus d’affaires Elf, Crédit lyonnais, UBS ou autres. Tout se jugera entre amis, hors de tout contrôle. Mais il est vrai que le risque est minime : par définition, le monde des affaires est irréprochable.
Sans attendre cette disposition, de nombreux obstacles ont déjà été posés pour entraver toute transparence. C’est particulièrement vrai pour les sociétés privées exerçant par délégation des activités de service public. Beaucoup de critiques ont déjà été adressées sur cette confusion délibérément entretenue entre le privé et le public, sur les conflits d’intérêts structurels qu’induisent ces situations, sur l’accaparement de l’État et des services publics par des intérêts bien éloignés de l’intérêt général. Mais ce cadre se révèle aussi un moyen de bloquer tout contrôle sur leurs actions. Au nom de leurs intérêts commerciaux et de la concurrence, il est interdit d’accéder aux contrats de ces sociétés, d’aller voir comment elles exercent leurs activités de service public et quels profits elles en retirent.
C’est avec ces arguments que la société LNE/G-MED – mais aussi, avant elle, les sociétés autoroutières et les sociétés de concession – a pu s’opposer à toute enquête. Donner la liste des dispositifs qu’elle a homologués aurait porté préjudice à son activité, car cela aurait dévoilé la liste de ses clients. Mais où est l’activité commerciale concurrentielle dans ce cas, puisqu’elle est le seul organisme en France ayant autorité pour contrôler les implants ? Cette société joue sur tous les tableaux à la fois : elle se revendique comme publique car cela lui assure une autorité, un monopole de fait qui lui confère une rente financière, mais elle se dit privée pour échapper à tout questionnement de son action, tout contrôle, toute transparence. Opportunément, la loi sur le secret des affaires vient renforcer cette opacité, qui ne peut que nourrir le soupçon puisqu’elle interdit le fait même d’aller enquêter, de vérifier les faits.
Le Monde a déjà annoncé son intention de déposer un recours auprès du tribunal administratif pour contester la décision de la Cada. Le syndicat des journalistes SNJ a indiqué qu’il avait l’intention de se joindre à la procédure du Monde. Mais combien de temps, d’argent, d’énergie faudra-t-il pour établir une jurisprudence face à ce texte sur le secret des affaires, mal conçu et dont on connaissait la dangerosité dès le départ ? Jusqu’à quelle juridiction faudra-t-il aller (la cour de Cassation ?, la Cour européenne de justice ?), pour défendre le principe de la liberté de la presse et celui du contrôle de l’action publique, qui normalement sont les piliers indiscutables de la démocratie ?