Birmanie, envoyé spécial.- De la rue principale, on ne la voit presque plus. Les derniers jours d'octobre ont été arrosés d'une pluie fine qui embrume le golfe du Bengale, et la végétation tropicale qui la dévore copieusement oblige à écarquiller les yeux pour apercevoir ses élégantes coupoles et son fin minaret. S'il n'y avait ces deux soldats planqués dans une guérite barrant l'accès à son entrée, la mosquée de Sittwe pourrait presque passer pour un vestige archéologique bicentenaire. Il n'y a pourtant que trois ans qu'elle a été fermée par le gouvernement birman, à la suite d'émeutes entre bouddhistes et musulmans qui s'étaient soldées par l'assassinat à l'arme blanche de plus de deux cents personnes. Un quartier entier de la ville avait été incendié, où cohabitaient pourtant pacifiquement toutes les communautés religieuses.
Des campements de fortune avaient alors dû être installés en catastrophe aux alentours, pour reloger les sans-abri. Bouddhistes et musulmans avaient été séparés, un casse-tête pour les couples mixtes. En fin de compte, c'est tout le nord-ouest de la Birmanie qui avait été secoué durant deux semaines. Au total, 143 000 personnes avaient été déplacées, braquant les projecteurs sur une région qui n'en demandait pas tant, l'une des plus pauvres du pays.
Capitale de l'Arakan (aujourd'hui appelé État Rakhine), Sittwe vit sous le régime de l'apartheid. Surveillés nuit et jour par l'armée, les musulmans font l'objet d'une ségrégation des plus sévères : ils sont interdits de déplacement, subissent une limitation forcée des naissances et n'ont plus accès ni aux soins ni à l'éducation. A contrario, dans le centre-ville, ne vivent plus que des bouddhistes. Lorsque l'on interroge les artisans joailliers qui travaillent l'or au rez-de-chaussée de leurs maisons en bois, ou les tenanciers des restaurants qui servent des soupes où nagent d'étranges escargots bleu pétrole, la gêne est palpable. Où sont passés les musulmans qui constituaient un tiers de la population ? Certains font semblant de n'en avoir jamais entendu parler, d'autres préfèrent baisser les yeux en silence, d'autres encore laissent éclater leur haine : « Ils ne sont pas birmans, ce sont des étrangers, lance un vendeur de riz sur le marché, on les a mis dehors et on vit séparément, c'est beaucoup mieux comme ça. »
Cet homme prétend ne pas savoir que les déplacés, quelle que soit leur confession religieuse, ne survivent que grâce à l'aide humanitaire qui leur est distribuée dans la plus grande discrétion, pour ne pas raviver les tensions. Il semble aussi ignorer que les violences de 2012 n'ont pas jeté à la rue les seuls Rohingyas, cette ethnie musulmane originaire du Bangladesh, dont le nom est apparu dans les médias alors qu'il était jusqu'alors inusité. En réalité, celles-ci ont également mis dehors des milliers de bouddhistes, ainsi que des musulmans de l'ethnie Kaman, reconnus comme arakanais de souche. Il suffit d'aller voir les terrains où des centaines de maisons ont été réduites en cendres pour s'en rendre compte. La loi interdisant à tout citoyen de reprendre possession d'une parcelle où son logement a brûlé, on ne voit plus qu'une vaste friche où la végétation a repris ses droits. Seuls quelques squatters téméraires sont en train de dresser des baraques en bambou pour se réapproprier cet espace urbain. Les autres patientent dans des campements, comme celui de Sat Yone Su, construit juste en face par le Haut-Commissariat aux réfugiés de l'ONU, à l'attention exclusive des bouddhistes. Parmi eux, Kyaw Maug, un homme de 38 ans qui dit appartenir à la tribu Maramagyi. « Je suis bouddhiste et en allant voter dimanche, je ne penserai qu'à une chose, confie-t-il : que le futur gouvernement me rende mon terrain pour que je puisse reconstruire ma maison. »
Plus de cinquante ans après le début de la dictature militaire (1962-2011), la Birmanie se prépare à des élections historiques, dimanche 8 novembre. C'est seulement la troisième fois que la population birmane se rend aux urnes. Un premier scrutin avait eu lieu en 1990. À l'époque, la Ligue nationale démocratique (NLD) d'Aung San Suu Kyi avait remporté 392 sièges sur les 492 en jeu mais la junte au pouvoir n'en avait pas tenu compte et la “Dame de Rangoun” avait été assignée à résidence dans sa maison des bords du lac Inya. En 2010, un autre scrutin avait été organisé sans la NLD, à l'issue duquel le Parti de la solidarité et du développement de l'union (USDP), proche de l'armée, avait pris avec les militaires le contrôle de 80 % du Parlement. C'est seulement à la faveur d'élections partielles, en 2012, qu'Aung San Suu Kyi, libérée entretemps, est devenue députée, ainsi qu'une quarantaine de ses amis politiques.
Par comparaison avec cette série de rendez-vous manqués pour la démocratie, le scrutin de 2015 se présente mieux. Le pays est depuis 2011 aux mains des civils et de quelques généraux à la retraite, lesquels ont promis de jouer la transparence et de respecter le verdict des urnes. « Les élections s'annoncent plutôt libres et si Aung San Suu Kyi prétend avoir connaissance d'une manipulation généralisée destinée à truquer les résultats, la commission électorale, au sein de laquelle siègent de nombreux observateurs étrangers, assure qu'il n'y aura aucun problème majeur », observe un diplomate en poste à Rangoun.
Pour les Rohingyas, l'avenir n'en reste pas moins sombre. Ils ont beau être plus de 800 000 à vivre dans l'Arakan, un nombre infime d'entre eux est autorisé à voter. Au mois de juin, les autorités ont confisqué les cartes blanches (white cards) qui leur avaient permis de se rendre dans les bureaux de vote il y a cinq ans, au motif que les Rohingyas ne figurent pas sur la liste des 135 ethnies officielles recensées en Birmanie. Le gouvernement considère qu'ils sont en situation illégale et c'est d'ailleurs le ministère de l'immigration qui gère cette affaire, promettant des cartes vertes (green cards) à ceux qui peuvent justifier de la nationalité birmane. « C'est du vent, assure le responsable d'une ONG installée à Sittwe, sur le terrain, les Rohingyas n'arrivent pas à obtenir de papiers et seuls quelques milliers d'entre eux, parqués dans les camps, pourront voter le 8 novembre. »
Sur ce sujet, Aung San Suu Kyi n'a jamais osé se prononcer clairement. Mi-octobre, elle s'est risquée à donner un meeting électoral à Thandwe, une cité balnéaire située à 300 km plus au sud, où des heurts avaient eu lieu entre communautés en 2013. Entourée de plusieurs centaines de gardes du corps, elle a soigneusement évité le sujet, de peur de se mettre à dos les bouddhistes, qui rassemblent pourtant 80 % de la population. « Chacun doit se sentir en sécurité dans notre pays, sans considération de race ou de religion », s'est-elle contentée de déclarer.
Dans le camp d'en face, l'USDP ne s'encombre pas d'autant de précautions. Il y a un mois, le parti au pouvoir a autorisé un rassemblement géant, au Thuwanna Stadium de Rangoun, de plusieurs milliers de fondamentalistes bouddhistes qui souhaitaient célébrer l'adoption de nouvelles lois destinées à restreindre les droits des musulmans et des minorités ethniques pour mieux préserver ceux des Bamars, qui représentent les deux tiers de la population birmane. Cette grand-messe nationaliste était orchestrée par l'Association pour la protection de la race et de la religion, connue sous son acronyme birman Ma Ba Tha. Cette organisation de moines nationalistes, en cheville avec les militaires, n'attire qu'une petite minorité de bouddhistes mais depuis peu, elle se sent pousser des ailes sous l'influence d'Ashin Wirathu, un bonze extrémiste qui fait beaucoup parler de lui. À la tête d'un courant anti-islam, celui que l'on surnomme “le Ben Laden bouddhiste” aime jeter de l'huile sur le feu et est soupçonné de fomenter des violences intercommunautaires, comme en mars 2013 à Meikhtila, une ville du centre de la Birmanie, où des musulmans ont été chassés de chez eux à coups de bâton.
Qu'est-il reproché réellement aux musulmans ? Pour l'essentiel, d'être arrivés dans les valises de l'occupant britannique, d'avoir trop d'enfants et de revendiquer une forme d'autonomie territoriale avec le soutien de l'Europe et des États-Unis. Quand le nord-ouest du royaume birman fut envahi en 1826, des dizaines de milliers de Bengalais vinrent en effet s'installer dans l'Arakan pour faire tourner le pays au profit des Anglais. Et actuellement encore, certaines personnes originaires de l'actuel Bangladesh sont tentées de migrer pour élargir leur espace vital, affirme notre source diplomatique, la densité de population au nord-ouest de la Birmanie ne tournant qu'autour de 80 habitants au kilomètre carré. Au Bangladesh, elle est de 1 300.
À Mrauk U, l'ancienne capitale de l'Arakan que l'on rallie sur un vieux rafiot qui remonte les méandres du fleuve Kaladan en quatre heures, certains ont une version plus prosaïque de la question. Un historien qui souhaite garder l'anonymat nous explique que « bouddhistes et musulmans cohabitent très bien » et qu'en réalité, « les Rohingyas sont instrumentalisés par l'USDP pour mettre la NLD au pied du mur ». Autrement dit, les militaires laisseraient la situation « pourrir délibérément », n'attendant qu'une chose : qu'Aung San Suu Kyi prenne la défense des musulmans « pour que les électeurs bouddhistes se détournent d'elle ». Après ces propos tenus à mi-voix, notre interlocuteur, jusqu'ici intarissable sur l'architecture des centaines de pagodes noires qui parsèment les rizières de Mrauk U, jette des regards apeurés à droite et à gauche : « On ne sait jamais ce qui peut arriver, il y a souvent des gens proches du gouvernement qui traînent par ici et qui écoutent les conversations. »
Les élections du 8 novembre viennent en tout cas rappeler combien l'opposition aux militaires est toujours morcelée. « La question ethnique demeure le principal problème du pays » depuis l'indépendance obtenue en 1948, « elle est la pierre angulaire de la stabilité d'une future Birmanie démocratique », explique le politologue Renaud Egreteau, auteur de l'Histoire de la Birmanie contemporaine, le pays des prétoriens (Fayard, 2010). Le problème de l'identité est à la fois « un écueil constitutionnel, une pomme de discorde politique et le mythe justificateur de l'emprise militaire », estime-t-il. Dans ce pays en fer à cheval, où les Bamars éduqués et urbains occupent les plaines centrales jusqu'à Rangoun, tandis que les minorités font tampon avec les pays limitrophes, Bangladesh, Inde, Chine, Laos et Thaïlande, bien malin celui qui peut prédire les véritables rapports de force qui vont se jouer dans les isoloirs.
D'un côté, la NLD, incarnée par une Aung San Suu Kyi âgée de 70 ans, « interface trop privilégiée » d'une communauté internationale qui n'arrive pas à dépasser « l'iconification entravante de l'héroïne gandhienne et le caractère gérontocratique de sa gouvernance interne », selon Renaud Egreteau. De l'autre, une myriade de petits partis qui refusent de voir dans La Dame de Rangoun l'unique dépositaire du destin du pays, telle la Force démocratique nationale (NDF) dirigée par l'un de ses anciens amis, un mouvement présent depuis 2010 au Parlement où il soutient des propositions de loi, comme le vote à la proportionnelle ou l'encadrement des conversions religieuses, auxquelles s'oppose la NLD. Autre exemple : le Parti démocratique birman (DP-M) fondé par des descendants de responsables politiques des années 1950, dont la fille aînée de l'ancien premier ministre U Nu.
Les ethnies, pour leur part, tentent de s'organiser pour faire valoir leurs spécificités et réclamer un système fédéral, considérant que le duel annoncé depuis bientôt trente ans entre Aung San Suu Kyi et l'armée est un problème qui ne regarde que les Bamars. Avec 17 millions d'individus sur une population totale de 52 millions d'habitants, ces minorités font de la Birmanie l'un des pays les plus composites au monde. Elles n'en pèsent pas moins lourd puisqu'elles élisent à elles toutes 31 % des parlementaires. Outre les Arakanais – et les Rohingyas qui n'apparaissent pas dans les chiffres officiels –, les Bamars sont confrontés aux revendications de nombreux “voisins de l'intérieur”, tels les Chin, les Kachin et les Shan au nord, les Karen et les Môn au sud. Les tensions sont encore si fortes que dans 640 villages situés dans des régions classées “zones de guerre”, les élections du 8 novembre ont d'ores et déjà été annulées. Qu'importe qu'un cessez-le-feu national ait été signé le 15 octobre entre le gouvernement et huit guérillas séparatistes, dont le Parti de libération de l'Arakan (ALP). Treize autres organisations indépendantistes sont restées à l'écart du processus, de leur propre initiative ou non, comme l'Armée de l'Arakan (AA) et le Conseil national de l'Arakan (ANC), signe que la paix n'est pas pour demain.
Pour des raisons logistiques, le scrutin n'aura pas lieu non plus dans les régions les plus touchées par les terribles inondations survenues au mois d'août dernier, a prévenu le gouvernement sortant. Quant à la diaspora birmane, présente dans une bonne quarantaine de pays dans le monde, elle est, elle aussi, largement exclue de ces élections historiques. Selon les calculs de Chit Win, doctorant à la Coral Belt School of Asian Pacific Affairs, en Australie, « moins de 2 % des deux millions de Birmans de l'étranger ont pu voter par procuration ». La plupart vivent à Singapour, mais en Thaïlande, par exemple, seuls 300 électeurs sont inscrits sur les listes électorales, alors qu'un million de ressortissants birmans vivent là-bas. Décidément, bien des nuages planent encore au-dessus de la démocratie birmane.