Le groupe indien Tata Motors a de grands projets pour le continent africain. Sur l'Afrique du Sud, le conglomérat indien a décidé d'investir 1 milliard de dollars dans les télécommunications, 100 millions de dollars dans une fonderie de ferrochrome à Richards Bay et 180 millions de dollars dans l'hôtellerie de luxe, en prévision de la coupe du monde de football de 2010. Sans parler des projets de construction d'usines d'assemblage automobile au Kenya, du renforcement des points de vente Tata en Algérie, Tanzanie et Ouganda, de la prospection minière...
Pendant ce temps-là, une entreprise quasi inconnue de Bombay, Taurian Resources, obtient un prometteur permis d'extraction d'uranium au Niger. Et le puissant groupe pétrolier ONGC Videsh acquiert des parts dans l'exploitation pétrolière en Libye, au Nigeria ou au Soudan.
A l'instar de toutes les grandes puissances mondiales, l'Inde, à la recherche de minerais, de matières premières et de marchés florissants, part à la conquête de l'Afrique. Déjà de 967 millions de dollars en 1991, le commerce entre l'Inde et l'Afrique a atteint les 25 milliards de dollars en 2007-2008.
Une belle progression dont le résultat reste cependant modeste compte tenu du potentiel commercial de l'Inde et – surtout – des performances de la Chine sur le continent africain. Pour ne citer qu'eux, alors que les exports africains vers l'Inde augmentaient de 15% de 1999 à 2004, ceux vers la Chine explosaient de 50%.
Abandon diplomatique
Ce résultat indien est d'autant plus médiocre qu'avec des relations commerciales nées dès l'époque coloniale britannique, une importante diaspora est installée sur le continent africain depuis plusieurs générations. Sans oublier un séjour en Afrique du Sud de 21 années du Mahatma Gandhi lui-même... L'Inde partait donc avec une longueur d'avance sur la Chine.
«C'est indéniable, dans les années 1990, l'Inde, concentrée sur ses réformes économiques et sur ses nouveaux liens avec l'Occident, a abandonné l'Afrique», constate Mouloud Madoun, professeur de management à l'université d'Hyderabad. Un abandon diplomatique incontestable – la dernière visite africaine d'un premier ministre indien remonte à celle de Jawaharlal Nehru en 1962 – qui n'a pourtant pas empêché certaines entreprises indiennes tels le gigantesque conglomérat Tata, le laboratoire pharmaceutique Cipla ou le constructeur automobile Mahindra de s'engager ces dix dernières années en Afrique dans des projets extrêmement lucratifs.
Cependant, sans soutien du gouvernement indien, sans incitation diplomatique ou financière et sans réelles stratégies de développement en Afrique, les entreprises privées indiennes, même les plus compétitives et agressives, ont souvent eu du mal à se faire une place.
Ainsi, en 2004, la société d'exploration pétrolière ONGC Videsh voyait son offre pour l'achat d'une importante concession de pétrole en Angola rejetée à la dernière minute au profit de la China National Petroleum Corporation soutenue par une banque nationale chinoise qui venait de mettre sur la table deux milliards de dollars d'aide au développement pour les infrastructures angolaises.
A la conquête du continent « frère »
Prenant tardivement conscience du retard pris par rapport à la Chine, le gouvernement indien a décidé de réinvestir l'Afrique, son continent «frère» – comme le surnommait Jawaharlal Nehru – trop longtemps perdu de vue.
«Nous avons été anciennement colonisés comme l'Afrique et nous avons des relations très anciennes avec beaucoup de pays africains, rappelle Jairam Ramesh, le ministre indien du commerce, qui souhaite aujourd'hui faire en sorte que ces bonnes relations politiques puissent se répercuter dans la coopération économique.»
Pour marquer et soutenir cette nouvelle orientation, au début du mois d'avril, l'Inde organisait un sommet indo-africain inédit à New Delhi en présence de 14 chefs d'Etat africains et de trois cents investisseurs indiens, banquiers, hommes d'affaires et responsables gouvernementaux. Au terme de cette rencontre, l'Inde a, entre autres, accordé une ligne de crédit de 5 milliards de dollars à l'Afrique, 500 millions de dollars d'aide au développement, et promis la création d'un accès tarifaire préférentiel sur le marché indien pour les exportations de 34 pays parmi les moins développés du continent africain.
Des aides et investissements que l'Inde a pris soin de distinguer des partenariats classiques africains. «L'Inde ne veut adopter à l'égard de l'Afrique, ni l'attitude paternaliste de l'Occident, ni l'approche "approvisionnement" de la Chine», a rappelé Jairam Ramesh. Sa promesse : transfert de technologies et création d'emplois.
Une stratégie validée par le président sénégalais Abdoulaye Wade, fervent promoteur du partenariat avec l'Inde: «Au Sénégal, les entreprises indiennes font du transfert de technologie, de savoir-faire, de la formation et de l'assistance, écrivait-il dans un quotidien national indien en mars dernier (...) Pour la première fois, l'Afrique a un partenaire dont la relation n'est pas gouvernée par la dépendance, la charité ou une mentalité coloniale.»
Du développement contre des matières premières
«Le commerce entre l'Inde et l'Afrique sera un commerce d'idées et de services, et pas un commerce de produits manufacturés en échange de matières premières à la manière des exploiteurs occidentaux.» Ou chinois... La prophétie de Gandhi n'a jamais été plus actuelle.
Excepté que l'Inde de 2008 ne peut pas s'offrir le luxe d'ignorer les ressources naturelles africaines.
Avec une croissance économique de près de 9% par an et plus d'un milliard d'habitants, New Delhi convoite les vastes ressources africaines de minerais et d'hydrocarbures. Selon les estimations, avant 2025, l'Inde aura dépassé le Japon pour devenir le troisième plus grand importateur de pétrole après les Etats-Unis et la Chine.
Pour soutenir sa croissance économique, l'Inde, qui importe déjà 11% de ses besoins pétroliers du Nigeria, courtise aujourd'hui l'Angola, le plus gros producteur pétrolier de l'Afrique sub-saharienne. En visite à Luanda en amont du sommet indo-africain, Jairam Ramesh a proposé à l'Angola de créer un centre de recherche et d'apprentissage pétrochimique et, peut-être, de construire une centrale électrique de 300MW. Ces initiatives ne manqueront pas de donner un coup de pouce à ONGC Videsh pour l'obtention de parts dans les champs pétrolifères offshore angolais.
Avec le pétrole, le diamant est l'autre secteur où l'Inde est prête à beaucoup de sacrifices pour assurer son approvisionnement. La vaste industrie indienne de transformation des diamants – elle traite 70% des diamants vendus dans le monde – consomme chaque année 10 milliards de dollars en diamants bruts, ajoutant à leur valeur près de 4 milliards de dollars après polissage. Or 85% des diamants africains achetés par l'Inde passent d'abord par l'intermédiaire d'Anvers et Londres.
«Pourquoi ne pouvons-nous pas établir une relation directe avec l'Afrique ?» s'interroge Jairam Ramesh qui vient d'offrir l'opportunité à la Namibie et à l'Angola de s'orienter dans cette direction. «L'Inde peut mettre en place des industries de taille et de polissage en Afrique, juste à côté des mines», propose-t-il.
En échange, les Africains devront s'engager à vendre les diamants bruts directement aux Indiens. «L'africanisation de l'industrie du diamant n'est pas une menace mais une excellente opportunité pour l'Inde», considère Jairam Ramesh.
La troisième voie indienne
Coopération, éducation, égalité, respect mutuel... Au moment où la Chine se voit de plus en plus fréquemment taxée de néo-colonialisme, l'Inde joue la carte du partenariat. «L'Inde n'est pas là pour faire des cadeaux, cette stratégie annoncée de contribuer au développement africain est menée dans son propre intérêt. Cependant, si ça marche, le résultat pourrait être très intéressant», analyse Mouloud Madoun.
Symbole le plus médiatisé de la volonté de l'Inde de gagner le cœur des Africains, le Pan Africa eNetwork était lancé en 2007. Cet ambitieux réseau informatique, estimé à 5 milliards de dollars, requérant l'utilisation d'un satellite et l'installation d'un énorme réseau de fibre optique, doit offrir la possibilité à 53 pays africains de mettre leurs écoles et hôpitaux en lien direct et permanent avec les meilleures institutions indiennes.
«Nous n'avons ni les dollars chinois ni la puissance militaire américaine, il nous faut donc jouer sur un autre terrain», analyse Ajay Dubey, professeur spécialisé de la zone Afrique à l'université Jawaharlal Nehru de Delhi. Dans une étude de la Banque mondiale en 2006, Harry Broadman constatait qu'en comparaison des entreprises chinoises – majoritairement étatiques – aux retombées directes très limitées sur l'Afrique, les groupes indiens – largement privés – s'intégrent bien mieux aux économies nationales africaines.
Mieux encore : à la différence des Chinois qui importent trop souvent une main-d'œuvre chinoise dans des pays africains souffrant de graves problèmes de chômage, les entreprises indiennes optent quasi exclusivement pour du personnel local même aux postes de direction.
«La force de l'Inde repose sur sa bonne image auprès du public africain, celle de la Chine s'appuie sur son portefeuille», résume Sudha Ramachandran, chercheur à Bangalore. Une bonne réputation que l'Inde doit donc à tout prix conserver pour continuer de séduire les Africains, remporter de nouveaux marchés et éviter les accusations d'«impérialisme asiatique» que l'arrivée de la Chine sur le continent a fait naître.