A la Maison Blanche, la purge contre les modérés a commencé

Le président des États-Unis se radicalise à vue d'œil. Il remplace son secrétaire d’État, jugé trop tiède, par l’actuel patron de la CIA, un trumpiste convaincu. Et nomme à la tête de la CIA une espionne qui a supervisé des séances de torture dans une prison secrète après le 11-Septembre.

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New York (États-Unis), de notre correspondant.– Le calvaire de Rex Tillerson a pris fin. Cela faisait des mois que l’ancien patron du groupe pétrolier ExxonMobil jouait le secrétaire d’État plus ou moins fantôme, sur le papier diplomate en chef du 45e président des États-Unis, en réalité visage international affaibli d'une administration sans queue ni tête.

Des mois que Trump voulait remplacer celui qui avait eu l’outrecuidance de le traiter d’« imbécile », et surtout de ne pas démentir l’avoir fait.

Plusieurs fois, le sort de Tillerson a paru scellé. Plusieurs fois, il a failli démissionner. Cette fois, c’est décidé. Donald Trump a annoncé lui-même la nouvelle mardi 13 janvier : Rex Tillerson, secrétaire d’État depuis quatorze mois, est limogé d'un tweet, du jamais-vu.

Il est remplacé par l’actuel directeur de la CIA, Mike Pompeo, un dur de dur, fan inconditionnel du président. Pompeo voit lui succéder son adjointe, Gina Haspel, une cheffe espionne qui a dirigé après le 11-Septembre un centre de torture de la CIA en Thaïlande.

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Rex Tillerson (à gauche) et Mike Pompeo © Reuters

Ce jeu de chaises musicales n’est pas un simple réaménagement à la tête de la première puissance mondiale. Malgré son pedigree et son mauvais bilan à la tête du département d’État, Rex Tillerson faisait figure dans l’administration de voix pragmatique et modératrice. Après la démission du conseiller économique Gary Cohn, ce limogeage est en réalité la preuve que Donald Trump, cerné par la justice, déjà candidat à sa succession mais en difficulté politique alors que s’ouvre une année électorale cruciale, tente de réorganiser son dispositif politique.

Il efface peu à peu du paysage les voix les moins extrêmes – soyons honnêtes, certains partent d’eux-mêmes, comme la porte-parole Hope Hicks. D'autres sont contraints de quitter la Maison Blanche à cause de scandales sexuels (le très proche conseiller Bob Porter) ou bien parce qu'ils sont visés par des enquêtes judiciaires (le dernier en date est John McEntee, l'assistant personnel de Trump, exfiltré ce lundi de la Maison Blanche en raison de crimes financiers potentiels).

D’autres départs pourraient suivre : le chef de cabinet John Kelly, un général très à droite connu pour sa capacité à contenir les impulsions de Trump, est régulièrement donné partant. Tout comme le conseiller à la sécurité nationale, le lieutenant-général Herbert McMaster, qui a récemment subi les foudres de Trump pour avoir affirmé que la Russie avait bel et bien tenté d’interférer dans la campagne présidentielle de 2016. Depuis qu’il a été élu président, Donald Trump se garde de toute critique vis-à-vis de Vladimir Poutine et soutient, sans preuve, la thèse contraire d’une « collusion » entre Hillary Clinton et la Russie. Hasard ou coïcidence, Tillerson est démis quelques heures après avoir attribué l'empoisonnement d'un espion russe sur le sol britannique à Moscou, un pas que la Maison-Blanche s'est bien gardé de franchir.

Lorsqu’il est nommé en janvier 2017 à la tête du département d’État, Rex Wayne Tillerson est un novice absolu en diplomatie. Mais Trump ne voulait pas un diplomate de profession. Ça tombe bien : Tillerson est alors depuis onze ans le patron du groupe ExxonMobil, la première compagnie pétrolière du monde, qui vient alors d’afficher 64 milliards de dollars de profits annuels.

Texan aux allures de cow-boy, issu d’une famille modeste, Tillerson a passé 41 ans dans ce mastodonte pétrolier qui, comme les autres géants du secteur, a financé pendant des décennies toutes sortes d’études destinées à nier la réalité du réchauffement climatique. Dans cette industrie, les deals à travers le monde se chiffrent en milliards de dollars, sans compter les valises de billets.

Le New Yorker a raconté comment Tillerson a mené une intense campagne de lobbying à Washington contre des mesures destinées à forcer les multinationales à rendre publics leurs versements – elles ont été tuées dans l’œuf par l’administration Trump. Tillerson a l’habitude des grandes négociations. Dans certains pays, il est traité comme un chef d’État. Vladimir Poutine, dont Donald Trump ne rate pas une occasion de faire l’éloge, l’a même personnellement décoré en 2013 de la médaille de l’ordre de l’Amitié russe…

Au département d’État pourtant, Tillerson peine à trouver ses marques. Il doit faire avec un président ingérable, les ambitions de l’ambassadrice à l’ONU Nikki Haley que Trump écoute beaucoup, et la présence à la Maison Blanche de Jared Kushner, le gendre et conseiller de Trump, très officiellement chargé du dossier israélo-palestinien – alors que ce juif orthodoxe est financièrement impliqué dans des projets immobiliers dans les colonies israéliennes en Cisjordanie.

Sa gestion du département d’État aura été à près catastrophique. Le businessman conservateur Tillerson n’a pas beaucoup d’admiration pour les diplomates, ni pour leur jargon subtil. Il gouverne avec un petit carré de fidèles, peste contre la bureaucratie, annonce sa volonté de tailler dans les budgets et de rationner l’aide au développement. En fait de réorganisation, les départs en retraite anticipés et les démissions se succèdent dans les hautes sphères de la diplomatie américaine.

Au fil des mois, Tillerson doit faire avec la méthode brutale et chaotique du président. En décembre, c’est lui qui est chargé de défendre dans le monde entier le futur déménagement contesté de l’ambassade américaine à Jérusalem. Cette promesse de campagne comble d’aise les partisans de Donald Trump mais alarme la plupart des capitales du monde.

Il est surtout en désaccord avec le président sur des sujets cruciaux. Trump sort de l’accord de Paris sur le climat ? Tillerson est pour rester. Trump veut dénoncer l’accord nucléaire iranien ? Tillerson veut le poursuivre. Trump s’en prend sur Twitter au dictateur nord-coréen Kim Jong-un et joue pendant plusieurs semaines à agiter la menace d’une guerre nucléaire ? Tillerson veut tenter la voie diplomatique et privilégie celle des sanctions, de concert avec les grandes puissances. En octobre 2017, Trump le désavoue publiquement sur Twitter, sa machine à humilier. « J’ai dit à Rex Tillerson, notre formidable secrétaire d’État, qu’il perdait son temps à essayer de négocier avec Little Rocket Man [littéralement, “le petit homme-fusée” – ndlr]. »

Depuis, Trump a complètement changé d’avis et s’est dit prêt à rencontrer le dictateur nord-coréen, une première à l’issue plus qu’incertaine. Selon plusieurs médias américains, Tillerson, qui avait immédiatement nuancé l’annonce de Trump depuis le Nigeria, n’a pas été associé à cette décision, prise alors que le secrétaire d’État était en tournée en Afrique.

Tillerson évacué, c’est Mike Pompeo qui sera désormais chargé de représenter la diplomatie américaine à l’étranger – sa nomination doit être approuvée par le Sénat en avril. Cet ancien congressman républicain, élu dans l’État conservateur du Kansas, aura moins de problèmes de contorsions que son prédécesseur. Ultra, issu des rangs du Tea Party, il est un partisan enthousiaste de Donald Trump, connu pour sa rhétorique fleurie – surtout contre les musulmans.

Le magazine de gauche The Nation le présentait en 2016 comme le parlementaire « préféré des frères Koch », ces frères milliardaires eux aussi originaires du Kansas qui ont contribué depuis des décennies à radicaliser l’agenda du parti républicain, via toutes sortes de think tanks, d’organisations et des dons directs aux candidats républicains.

Diplômé de l’académie militaire de West Point, Pompeo est partisan du maintien du camp de Guantanamo, favorable à la torture, chaud partisan des programmes de surveillance massive de la CIA. Il s’est fait connaître en poursuivant de sa vindicte Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, accusée d’avoir caché la vérité au sujet de l’assassinat en 2012 à Benghazi (Libye) de quatre ressortissants américains, dont l’ambassadeur Chris Stevens, dans l’attaque d’un bâtiment diplomatique américain.

Il était favorable à une sortie de l’accord de Paris. C’est un adversaire de l’accord nucléaire de 2015 avec l’Iran, que Donald Trump a reconduit récemment contre son gré, en exhortant le Congrès et les Européens à le réécrire. Il a toujours partagé sur le dossier nord-coréen la rhétorique va-t-en-guerre de Trump.

Pour la première fois, c’est une femme qui prendra la tête de la CIA (elle aussi doit être confirmée par le Sénat). Gina Haspel, 61 ans, nommée numéro deux de l’agence du renseignement il y a un mois, est un pur produit maison. L’espionne, respectée par ses collègues, a passé une grande partie de sa carrière comme agente clandestine de la CIA. Après le 11-Septembre, elle a pris une part active aux opérations de torture, alors menées par les États-Unis dans la prison de Guantanamo ou dans des prisons secrètes à travers le monde.

Haspel a ainsi dirigé en Thaïlande le premier de ces centres de torture délocalisés. Elle y a personnellement supervisé la torture de deux prisonniers, Abu Zubaydah et Abd al-Rahim al-Nashiri. Comme le rappelle le New York Times, Abu Zubaydah a été torturé dans une baignoire 83 fois en un seul mois, enfermé dans des boîtes, frappé contre les murs. Avant que les enquêteurs n’en viennent à la conclusion qu’il n’avait pas d’information « significative » à livrer.

Trois ans plus tard, Gina Haspel était en poste à la direction de la CIA lorsque l’ordre a été donné de détruire les bandes vidéo des interrogatoires. Cet épisode avait fait polémique au Congrès lorsque Haspel avait été proposée en 2013 par Barack Obama pour diriger le National Clandestine Service, autrement dit le service des opérations secrètes de la CIA. Finalement, elle avait dû quitter son poste au bout de quelques semaines.

L’ONG berlinoise European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR) a récemment exhorté la justice allemande à lancer un mandat d’arrêt contre Haspel pour les actes de torture qu’elle a supervisés. Amnesty International a exigé des « investigations ». Alors que Barack Obama avait ordonné en 2014 l'arrêt de la torture par la CIA et souhaité (sans y parvenir) fermer Guantanamo, Donald Trump, lui, considère que la torture « marche absolument ». Gina Haspel est parfaitement raccord avec la ligne officielle.

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