The Myanmar Project: de jeunes reporters témoignent du cœur des manifestations birmanes

Peu après le coup d’État en Birmanie, un collectif de jeunes reporters venus de tout le pays a commencé à documenter la contestation. Alors que la répression s’intensifie, ils évoquent leurs motivations et conditions de travail.

Laure Siegel et The Myanmar Photo Project

14 février 2021 à 12h22

Cet article est en accès libre.

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Un soir, une semaine après le coup d’État qui a brisé net le processus de démocratisation de la vie politique birmane après dix ans de relative libéralisation, M. lance un appel dans le groupe de discussion de son ancienne promotion : « Professeurs, je veux vous demander quelque chose parce que je suis assis, je pense et je ne peux pas dormir. Je suis impliqué dans le mouvement de renversement de la dictature. Cela viole-t-il l’exigence éthique de ne pas prendre parti en tant que journaliste ? »

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Birmanie, février 2021 © Collectif The Myanmar Project

Au petit matin, un professeur lui répond : « Sous la dictature militaire, nous ne pouvons pas remplir notre rôle de quatrième pilier de la démocratie. » Une de ses collègues renchérit : « Sous une dictature militaire, il n’y a aucune exigence éthique de faire quoi que ce soit. Nous devons être neutres dans le journalisme, mais nous devons défendre la vérité. Sous la dictature militaire, les journalistes n’étaient même pas autorisés à présenter la vérité. » Elle conseille de passer à l’application de messagerie sécurisée Signal et envoie une liste de précautions à prendre pour couvrir les manifestations, traduite des nombreuses fiches conçues par les activistes hongkongais en 2019.

Un autre intervenant ouvre la discussion : « Il ne s’agit pas d’être un activiste ou non. Les manifestants réclament les droits citoyens que chacun est en droit d’exiger. Mais si les journalistes actuels s‘impliquent directement dans ce mouvement, cela pose des risques pour leurs médias. Qu’en pensez-vous ? » M. répond : « J’ai été encouragé par vos messages, donc je pense qu’au début je continuerais toujours à poster. »

Le lendemain, il se met en quête d’une plateforme externe pour publier ses clichés : « Je suis allé dans la rue, car j’ai besoin de prendre des photos et je voulais alimenter mes blogs. Je n’étais pas à l’aise au début, car je ne pensais pas pouvoir produire des nouvelles équilibrées entre les manifestants et les forces de l’ordre, mais nos professeurs ont confirmé que nous pouvons être du côté du public. Nous sommes nés dans ce pays et ce qu’il se passe nous affecte tous. Je vous ai contactée parce que vous êtes hors de notre pays et pour votre expérience avec ces questions. » Ses portfolios quotidiens, ainsi que ceux des membres de son collectif, seront désormais publiés dans le Club Mediapart.

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Birmanie, février 2021 © Collectif The Myanmar Project
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Birmanie, février 2021 © Collectif The Myanmar Project

Des plaines de l’Irrawaddy aux confins des territoires Shan, en passant par la province du Rakhine et la capitale économique, Rangoun, une dizaine de jeunes reporters ont posté leurs images sur Facebook et Instagram dès le début des manifestations, en tant que correspondants pour des médias locaux et par intérêt personnel. Depuis le printemps dernier, tous les étudiants ont été renvoyés dans leurs régions d’origine, peu avant le strict confinement décrété en plein milieu d’année scolaire pour cause de Covid-19. Pour tromper l’ennui des cours en ligne, K. a vu le soulèvement populaire qui embrase la nation comme une rare opportunité de reportage. Dans son hameau de la Haute Birmanie, « les gens vont aux champs avant l’aube et reviennent avant le crépuscule. Hormis leurs champs, ils ne se soucient de rien, même pas du Covid-19, car il y a très peu de cas ici. Mais, au matin du coup d’État, tout le monde était tellement choqué au réveil ! Je ne peux pas croire ce qui est arrivé. C’est sacrément absurde ».

Lorsque la contestation a atteint les coins les plus reculés du pays une semaine plus tard, K. est allé à mobylette dans la petite ville de Salin (13 000 habitants) : « Je n’avais jamais vu une telle foule, les gens sont venus de partout, ils étaient plus de 20 000. Ce samedi, nous attendons encore plus de monde pour l’anniversaire de Bogyoke Aung San à Magway, car c’est son lieu de naissance. » Considéré comme le fondateur de la nation contemporaine et des forces armées birmanes, le politicien et père de Aung San Suu Kyi, assassiné dans un massacre politique en 1948 avec son équipe dirigeante, fait toujours l’objet d’une déférence populaire aussi forte que sa fille, dirigeante déchue de la LND en résidence surveillée depuis le matin du coup d’État.

Rumeurs

Dans toutes les villes, les reporters parlent de nombres jamais vus de protestataires contre l’arrestation de leurs leaders et la prise de pouvoir par la junte militaire : chauffeurs, fermiers, mineurs, infirmières, professeurs, étudiants, juges, et la communauté LGBT+… Tous marchent contre le coup d’État. « Au fil des jours, les pancartes sont devenues plus sophistiquées et des tendances sont apparues, comme se déguiser en fantôme, en clown ou en cosplay pour attirer l’attention et détendre l’atmosphère », remarque H., originaire de Thandwe, une ville portuaire dans le sud de l’État de Rakhine. « Vendredi, de nombreux médecins, enseignants et étudiants en ingénierie ont rejoint la marche. »

Pour la grande majorité d’entre eux, c’est leur première expérience de manifestation en tant que reporters. Si K. regrette de ne pas être à la grande ville Rangoun, où il pourrait « prendre de bien meilleures photos », il rêve toujours de devenir photojournaliste en se formant au contact de la rue : « J’étais excité, mais je ne savais pas par où commencer ou quelle position adopter pour prendre de bonnes photos. Je suppose que le grand angle aurait été plus approprié, mais je ne possède qu’un objectif 18-55 mm. J’ai résolu mon problème de profondeur en demandant à un conducteur si je pouvais grimper sur le toit de sa voiture. »

À l’instar de ses camarades, M. est parti seul au matin de la première manifestation au centre de Rangoun, son appareil photo au cou : « Au début, j’ai juste regardé autour de moi et j’ai marché. Puis j’ai réfléchi à la manière de prendre des photos et à la sécurité. Maintenant, je vérifie sur les réseaux où se passent les scènes les plus intéressantes. Et si j’entends un “bang”, je cours me mettre à l’abri. » Le 9 février, la police a utilisé des canons à eau, balles en caoutchouc et balles réelles sur des foules à Rangoun, Mandalay et dans la capitale, Nay Pyi Daw, où Myat Thet Thet Khine a été touchée par un tir de policier en pleine tête à travers son casque de scooter, alors qu’elle s’abritait derrière un abribus. La jeune femme de 19 ans a été déclarée en état de mort cérébrale.

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Birmanie, février 2021 © Collectif The Myanmar Project
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Birmanie, février 2021 © Collectif The Myanmar Project

En plus de la répression, des problèmes légaux inquiètent Z., basé dans la région de Bago : « Il n’y a que cinq reporters dans notre ville, le chef de police de la municipalité nous connaît bien. Mais, maintenant, il est sous les ordres des militaires. J’avais peur d’être arrêté, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’appuyer sur le déclencheur quand j’étais devant les barricades de police. Mes photos sont meilleures de jour en jour. J’ai commencé à travailler en tant que journaliste pour la chaîne jeune d’un média local il y a trois ans, car la situation était difficile à la maison et j’ai pensé que vendre mes photos pouvait être une façon intéressante de gagner ma vie et de raconter notre histoire. » Désormais, « j’enverrai mes photos tous les jours jusqu’à la fin de ce mouvement ».

Pour l’instant, M. est préoccupé par la multitude de rumeurs et frustré par le manque de ressources pour enquêter : « Une rumeur dit que l’armée birmane a embauché des gens 5 000 kyats par jour [3 euros – ndlr] pour contre-attaquer les manifestants prodémocratie. La preuve vidéo de l’embauche de prétendus partisans par les militaires s’est répandue sur Internet, il y a quelques jours. Personne ne sait qui en est la source. Depuis que tout est sorti, les militaires ont retrouvé les gens qu’ils avaient embauchés pour les faire taire. Certaines familles disent que cela fait des jours qu’elles n’ont pas eu de contact avec leurs proches qui ont été payés pour contre-manifester. Plusieurs rumeurs disent que ces personnes ont été tuées. Mais nous avons besoin de faits pour publier sur ce sujet. »

Swe Win est le directeur en exil de la rédaction de Myanmar Now, un média indépendant sous le feu des militaires depuis des articles sur les pratiques népotiques du fils et de la fille du général Min Aung Hlaing. Visé par une tentative d’assassinat fin 2019 pour ces révélations, il rappelle l’expérience de l’armée en termes de guerre psychologique : « Les militaires savent comment gérer ces manifestations, comment faire face à l’opposition publique. Ils ont déjà commencé une guerre de l’information en coupant tout Internet. Hier, des groupes d’autodéfense embauchés par les militaires ont fait le tour d’un quartier en voiture en disant qu’Aung San Suu Kyi avait été libérée. Les gens ont envahi les rues pour célébrer la rumeur de la libération, ils ont allumé des pétards. Je n’ai donc pas d’espoir à propos de ces manifestations en cours, même si je félicite le peuple, même si je suis ému par le courage des jeunes. »

Black-out

Une autre rumeur glaçante, étayée par une multitude de vidéos de citoyens, évoque des empoisonnements des tanks d’eau potable ou des attaques commises la nuit dans toutes les grandes villes par des adolescents drogués et payés pour allumer des brasiers ou encore par des anciens prisonniers, lâchés dans les rues par des camions de l’armée ou des ambulances. Le 12 février, 23 000 détenus condamnés à la prison à vie ou à la peine de mort ont été graciés par le gouvernement militaire, dont les complices de l’assassinat de l’avocat musulman Ko Ni, conseiller légal d’ASSK, tué en janvier 2017 devant l’aéroport de Rangoun, en plein jour. Dans tous les quartiers, des groupes de vigiles nocturnes se sont formés pour monter la garde.

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Birmanie, février 2021 © Collectif The Myanmar Project
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Birmanie, février 2021 © Collectif The Myanmar Project

Directeur du Réseau pour les droits de l’homme en Birmanie (BHRN), Kyaw Win parle d’une méthode éprouvée : « L’impitoyable junte envoie des voyous allumer des incendies au milieu de la nuit dans des zones résidentielles. La population locale les a attrapés mais a décidé de ne pas les remettre à la police, à qui ils ne font pas confiance. C’est similaire à ce qu’il s’est passé durant le soulèvement de 1988, où les militaires utilisent le chaos pour détenir les gens et inciter à la violence, puis apparaissent comme des sauveurs pour restaurer l’ordre. C’est très effrayant. »

En août 1988, une série de protestations et marches organisées par des étudiants des universités de Rangoun a été écrasée dans le sang après un coup d’État du Conseil d’État pour le rétablissement de l’ordre public (Slorc) et des milliers de personnes y ont perdu la vie. Ni ce traumatisme historique, ni les arrestations confirmées de plus de 350 cadres de la LND, travailleurs sociaux, moines ou encore journalistes, ni le tir d’un policier sur une manifestante lors du rassemblement à Nay Pyi Daw n’ont entamé la détermination de H., qui n’a même pas l’âge de la victime : « Je n’ai pas peur. L’envie d’aller aux manifestations tous les jours et de faire des reportages n’a pas changé. Parce que je ne suis pas seule, parce que les gens sortent dans les rues partout au Myanmar. L’essentiel est de prendre des photos de l’actualité et de les envoyer à mes collègues du journal. »

Vendredi 12 février, des clashs ont eu lieu entre la police et des manifestants à plusieurs endroits du pays, dont Thandwe, où l’on compte plusieurs blessés. « Je regrette de ne pas être restée prendre des photos quand le camion de la police a heurté le cortège, mais ma mère, qui manifestait avec ses amies, était très inquiète, alors nous sommes parties. Il y a eu des arrestations de leaders étudiants, mais la plupart ont été libérés quand la foule est allée protester devant la station de police », dit H.

Dans le nord de l’État de Rakhine, « le mouvement de désobéissance civil ne semble pas concerner les gens, qui se sentent à l’écart du récit national à cause du conflit civil depuis deux ans ici », explique T. Située au nord-ouest, à la frontière avec le Bangladesh, la province est en proie à une longue guerre simultanée menée par l’armée, à la fois contre le mouvement autonomiste arakanais bouddhiste et contre les derniers peuplements de Rohingyas musulmans, et qui s’est intensifiée dans les dernières années et occupe toute l’actualité locale.

Vendredi matin, T. a couvert à Sittwe, la capitale régionale, la libération de deux éminents activistes arakanais : « C’était un moment important, le politicien docteur Aye Mg et l’auteur Wai Han Aung avaient tous deux été arrêtés lors d’un festival de littérature pour un discours considéré comme antinational puis emprisonnés pendant trois ans à Rangoun. » Fort de son expérience passée de responsable de l’information dans des ONG de la région, T. redoute le retour de l’isolement forcé. De juin 2019 à début février 2021, les réseaux Internet ont été coupés dans une dizaine de districts de l’État de Rakhine, officiellement pour entraver les activités terroristes des mouvements autonomistes. « L’accès à Internet est devenu un droit humain, qui nous a été retiré à de maintes reprises, ce qui nous empêche de nous informer et nous éduquer, de communiquer et de publier des preuves d’abus sur les civils », dénonce T.

Tous craignent que l’État de Rakhine ait servi de test grandeur nature à un black-out national, alors que le gouvernement militaire a annoncé une coupure des réseaux Internet à partir de mi-février dans tout le pays et la mise en place d’une stricte loi de cybersurveillance.

Malgré ses précautions, M. n’est pas sûr de trouver un moyen de rester connecté au monde : « Je supprime toujours mes boîtes de discussion après avoir envoyé quelque chose et j’utilise un VPN avec accès VIP. Mais j’ai peur de la coupure d’Internet à venir, je ne suis pas sûr que mes systèmes de back-up vont tenir. »

Z. continuera à appuyer sur le déclencheur, Internet ou pas : « C’est dangereux d’utiliser nos noms et la plupart des médias au Myanmar ont déjà décidé de ne plus créditer les images, mais il faut que la presse internationale continue à savoir ce qu’il se passe. J’irai tous les jours prendre des photos et les enverrai dès que je pourrai et je veux aussi contacter l’ONU au plus vite. »

Pour la Columbia Journalist Review, Swe Win anticipe le devenir des médias birmans : « Dans les cinq heures qui ont suivi la prise du pouvoir par Min Aung Hlaing, j’ai demandé à tout mon personnel d’aller se cacher chez de la famille ou des amis. La moitié de l’équipe est maintenant de retour au travail. Ils sortent pour couvrir les manifestations pour ne pas manquer toute l’opposition publique. Ce serait psychologiquement dévastateur pour nous tous, nous nous sentirions très irresponsables. Mais nos reporters sont toujours aux prises avec le traumatisme du coup d’État. Je discute avec nos donateurs de la possibilité d’installer la salle de rédaction dans un pays voisin. De nombreux collègues journalistes ne voudront pas travailler dans une rédaction au Myanmar, car ils devront y accueillir la junte et adapter leur couverture à la réalité du régime militaire. »

Dans une lettre adressée au Conseil de la presse du Myanmar, l’armée a averti les organisations de médias de ne pas qualifier la junte du général supérieur Min Aung Hlaing de « gouvernement putschiste » sous peine de poursuites pénales et de révocation de leur licence.

Moins de deux semaines après que tous les rêves de sa génération se sont effondrés, M. a déjà contemplé ce dilemme : « Cette révolution ne sera pas facile à achever. Si le peuple perd contre le coup d’État, tous les médias de ce pays fermeront ou deviendront des outils de propagande comme les chaînes d’État MRTV et Myawaddy News qui ne propagent que des fausses nouvelles. Et notre pays sera à 50 % identique à celui de la Corée du Nord. Si cela arrive, je partirai. » 

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Birmanie, février 2021 © Collectif The Myanmar Project

Laure Siegel et The Myanmar Photo Project

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