Lod (Israël).– Cela aurait dû être l’heure de pointe, entre les sorties de travail et les départs en week-end prolongé à l’occasion de la fête juive de Shavouot. L’autoroute aurait dû être impraticable mais, ce 13 mai, à 17 heures, il n’y a aucun embouteillage entre Tel-Aviv et Lod. Ce ne sont plus les confinements imposés par la pandémie de Covid qui enferment, cette fois-ci, les Israéliennes et Israéliens chez eux, mais l’angoisse d’être surpris loin d’un abri par une alerte aux tirs de roquettes depuis Gaza.
Il fait encore jour, le couvre-feu imposé la veille entrera à nouveau en vigueur à 20 heures… à condition que la police s’emploie à le faire respecter. Les autorités ont prévenu que l’accès à la ville serait interdit dès 17 heures. Pourtant, les hommes en uniforme postés aux ronds-points de l’entrée de ville n’arrêtent encore aucun véhicule. L’objectif : empêcher de nouvelles émeutes dans la ville entre Juifs et Arabes qui, jusqu’ici, vivaient entre voisins.

Lundi soir, Moussa Hassouna, 32 ans, y a été tué par balles et, ce jeudi, les quatre hommes juifs arrêtés par la police dans cette affaire sont sortis de prison et ont été assignés à résidence, hors de la ville.
Dans le quartier de Ramat Eshkol, l’atmosphère est lourde de violence. Les routes et trottoirs de la ville restent jonchés des débris de verre non déblayés. La veille, des fenêtres d'appartements et des vitrines de commerce ont été pulvérisées par des pierres lancées pour blesser, effrayer et briser la cohabitation qui régnait, il y a encore quelques jours, entre Juifs et Arabes, chrétiens et musulmans. Personne n’envisage encore de déplacer les carcasses des voitures brûlées qui témoignent de cette colère. Les commerces sont fermés, tous sans exception, rideaux de fer baissés.
Les uniformes sont vert foncé, montés de gilets pare-balles et casques anti-pierres. C’est la police des frontières. Nous ne sommes pourtant ni à Jérusalem-Est, ni en Cisjordanie, mais en plein cœur d’Israël. Leur dernier briefing avant la tombée de la nuit se déroule sur une aire de jeu d’enfants entre balançoires et toboggans. Un peu plus loin, à l’emplacement du souk de la vieille ville, une quarantaine de policiers des frontières, équipés et prêts à l’action, discutent et fument à mi-chemin entre une Mechina (une école religieuse juive de préparation militaire) et la mosquée Al-Omari, théâtre des affrontements de la veille.
La nouvelle mairie, inaugurée quelques mois plus tôt au cœur du quartier de la vieille ville, a été caillassée les nuits passées. Plus haut encore, l’ancienne mairie. Ce jour-là, elle fait office de point de rendez-vous des colons juifs venus de tout le pays.
Ils l’appellent « le QG ».
« J’habite dans la vallée du Jourdain. Je suis venu protéger mes frères juifs. » Il est jeune, la vingtaine, refuse de divulguer son prénom à la presse. La kippa sur la tête, les franges de son talit dépassent de son tee-shirt. Grand sourire, il nous propose des ailes de poulet. Ici, tout est organisé, y compris le ravitaillement.
Ils sont une petite centaine d’individus, la plupart ont la trentaine ou la quarantaine mais beaucoup sont très jeunes, mineurs même. Aucun meneur ne sort du lot mais Avraham est remarquable. Il est grand, barbu et porte en bandoulière à la ceinture, un outil qui ne passe pas inaperçu. « Ça ? C’est une cloueuse », explique-t-il, naturellement. Il est venu d’Afoula, une ville à 100 km de Lod. « Nous sommes là pour faire le travail de la police, absente, et protéger les maisons de frères juifs de Lod. »
Quand on lui fait remarquer que contrairement aux jours précédents, la police est présente en grand nombre, y compris des policiers planqués en civil issus d’unités spéciales, il ne se démonte pas : « La police c’est comme les pots de fleurs, elle fait partie du décor mais ne sert à rien. Si elle savait faire son travail, nous ne serions pas là mais nous n’avons pas le choix. C’est notre mission nationale. »
Avraham et les autres colons qui l’entourent se sont autoproclamés protecteurs de Lod. Du moins, d’une partie de ses habitants, les Juifs. Ils commencent à perdre patience, leur mission n’est pas claire, personne ne donne d’ordre. Certains proposent de commencer une marche dans la ville, démonstration d’une présence, d’autres pensent qu’il est encore trop tôt. La discussion est interrompue par l’annonce sur les sites d’informations d’un blessé par balles à la Mechina.
Plus question d’attendre, c’est le signal attendu. Un groupe d’une vingtaine d’hommes commence à marcher vers le lieu de l’incident. Ils sont armés. L’un d’un fusil d’assaut de type M-16, la plupart d’armes de poing. Aucun ne s’en cache, ces armes à feu étant portées de façon légale. Mais ils doublent de manches en bois, des bâtons tous taillés à l’identique. Rien d’improvisé, donc.
Le groupe passe ainsi devant les policiers toujours regroupés sur la place du marché, la démarche déterminée, cloueuse et armes à feu à la ceinture, bâtons à la main. Aucun officier ne bronche.
L’appel à la prière musulmane retentit du minaret, à une centaine de mètres de là. Une soixantaine d’hommes, habillés en noir, visage cagoulé pour les plus jeunes, se tiennent sur le parvis de la mosquée. Certains ont un masque à gaz à la ceinture. On porte parfois le keffieh, ils ne veulent pas être filmés ou photographiés. À leurs pieds, des tas de pierres amoncelées, prêts pour l’attaque ou la défense, selon les versions. En voyant approcher des journalistes, ils font mine de disperser ces cailloux.
La nuit tombe sur Lod. La police occupe le parking devant la mosquée. Les chants « Allahu Akbar » (« Dieu est grand ») s’intensifient. Un hélicoptère de police survole la ville, phares allumés et sirènes à tue-tête. Il ajoute, sans que l’on en comprenne l’utilité, à l’angoisse d’une nuit menacée de débordements. Et ça ne manque pas. Les tirs d’une arme à feu retentissent. La police cherche une voiture. « Une Skoda blanche », crient les talkies-walkies. On ne la retrouvera pas.
Les tireurs de l’unité spéciale de la police s’allongent au sol, l’œil dans la lunette de visée nocturne de leur fusil et mettent en joue. Ils pointent vers la mosquée. Les plus jeunes parmi les musulmans sur le parvis avancent vers les policiers, caméras de téléphones portables en guise de boucliers. La police les fait reculer à coups de grenades assourdissantes.
L’imam de la mosquée al-Omari, le cheikh Abderahmane, vient négocier avec le commandant en chef sur le terrain. C’est l’Aïd al-Fitr ce soir, fête de fin de mois du ramadan. L’homme à la barbe noire finement taillée et à la longue tunique blanche ne veut pas voir le sang couler : « Laisse les croyants occuper le parvis, ils ont besoin de sentir qu’ils sont chez eux. J’en assume la responsabilité, il ne se passera rien. Et toi, protège-nous des colons juifs. »
Il craint des attaques via une ruelle délaissée par la police. L’officier lui promet que ses forces resteront le temps qu’il faut pour les protéger, à condition que les jeunes descendent des toits où ils amassent pierres et pneus de voitures. Un aller-retour incessant commence pour l’imam. Mégaphone à la main, il implore ses fidèles de respecter le calme. La plupart respectent sa parole, une dizaine semble déterminée à le défier.
En arrière-plan, une fumée noire, épaisse. On a mis le feu à la synagogue Dossa. C’est la huitième synagogue de la ville incendiée ou vandalisée en l’espace de quatre jours.
Comme pour parfaire la scène, une alarme à la roquette tirée de Gaza retentit. Aucun abri à l’horizon, il ne reste qu’à s’allonger à terre, mains sur la tête. Cela ne vaut pas pour la police des frontières, qui ne relâche pas sa garde. Non plus pour les fidèles de la mosquée qui applaudissent, lancent des cris de joie et hurlent des « Itbah al Yahud », (« Massacrer les Juifs ») pour accompagner les détonations. Une des roquettes tombera à Ramle, ville mixte limitrophe de Lod, dans un quartier arabe, sans faire de blessé. La veille, un des missiles du Hamas a tué un homme de cinquante ans et sa fille de 16 ans à Lod. Ils étaient arabes.
En route vers la sortie de la ville, un groupe de colons juifs d’une trentaine d’années arrête notre véhicule. Ils s’approchent et font signe de baisser la vitre. L’un pose la main sur son M-16, l’autre, fagoté d’une veste de Rambo de luxe, garnie de poches à grenades, introduit sa tête par la fenêtre. Il nous dévisage un par un. Les shérifs improvisés, faux policiers mais vrais caïds examinent nos cartes de presse avant de décider de nous laisser passer.
Les milices patrouilleuses de Lod n’habitent pas à Lod et finiront pas remonter dans leur bus et rentrer chez eux. En attendant, elles s’appliquent à y faire la loi. À quelques mètres, des policiers assistent à la scène sans même la saisir. Il est minuit passé à Lod, le couvre-feu est entré en vigueur depuis plus de quatre heures.
Il aura fallu que la violence entre communautés des villes mixtes du pays dépasse les limites de l’entendement pour que les forces de sécurité se déploient à Lod et ailleurs. Trois nuits trop tard. Il aura fallu, entre autres, le lynchage à Bat Yam, mercredi 12 mai, en direct sur les télévisions israéliennes de Said Moussa, tiré de sa voiture et tabassé jusqu’au sang parce qu’arabe. Le lynchage aussi, au même moment, à Saint-Jean-d’Acre d’Elad Barzilai, attaqué à coups de bâtons et de pierres parce que juif.
Les raisons de cet embrasement soudain et sans précédent sont nombreuses : l’intervention musclée de la police israélienne dans la mosquée Al-Aqsa, pendant le ramadan, une bataille juridique menaçant d’expulsion des familles palestiniennes de leurs maisons dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est, un effort calculé de l’organisation terroriste du Hamas pour mettre le feu aux poudres mais aussi un an de gouffre social, de chômage et d’errance sur fond de pandémie, exploités par les extrémistes des deux camps.
Les acteurs du chaos sont nombreux mais la responsabilité est celle d’un homme : le Premier ministre de tous, quelle que soit leur religion, Benyamin Netanyahou. Ce même Netanyahou qui n’arrive pas à réunir une majorité et former un gouvernement après quatre élections en moins de deux ans, ce même Netanyahou en procès pour corruption, ce même Netanyahou qui, au nom de sa survie politique, a aidé à faire élire le député ultra-nationaliste Itamar Ben Gvir que le chef de la police accuse aujourd’hui d’inciter à la violence et de tout faire pour déclencher une « Intifada interne ».
Ce même Netanyahou qui, en période de campagne électorale, sait s’imposer de 7 heures du matin à 21 heures sur les plateaux télé et radio pour s’adresser directement aux Israéliens. Aujourd’hui, alors que fait rage l’une des crises internes les plus inquiétantes de l’histoire du pays, il semble avoir égaré les adresses des studios.