Hajar Raissouni est libre. Et c’est une heureuse nouvelle car elle n’avait rien à faire en prison. La jeune journaliste marocaine, incarcérée fin août pour avortement illégal et relations sexuelles hors mariage, a été libérée mercredi 16 octobre à la faveur d’une grâce exceptionnelle du roi du Maroc Mohammed VI, moins de trois semaines après avoir écopé d’un an de prison ferme.
Son fiancé soudanais Rifaat al-Amine, ainsi que le gynécologue Mohamed Jamal Belkeziz, l'anesthésiste Mohamed Baba et la secrétaire médicale Khadija Azelmat, qui avaient été condamnés avec elle, ont tous aussi été graciés à titre exceptionnel. Heureuse nouvelle, là encore. Ils n’avaient également rien à faire en prison.
La nouvelle est tombée mercredi 16 octobre, annoncée par le ministère de la justice via un communiqué diffusé par la MAP, l’agence de presse marocaine officielle. Hajar était en train de lire dans sa cellule un roman de l’écrivain espagnol le plus lu au monde, Zafon, quand elle a entendu des prisonnières crier « Hajar est graciée, Hajar est graciée ».
La nouvelle l’a mise en joie ainsi que ses co-accusés, leurs proches et tous ceux, toutes celles qui se mobilisent depuis des semaines pour leur libération au Maroc et hors du Maroc. Des femmes, des hommes, des activistes, des journalistes, des artistes, des citoyens qui ont campé devant le tribunal de Rabat les jours d’audience, occupant les réseaux sociaux avec le hashtag #FreeHajar, organisant des manifestations, des sit-in, lançant des tribunes, des pétitions, des manifestes, des vidéos de soutien…

« C’est une énorme explosion de joie et d’émotion car on ne s’y attendait pas. C’est un très bon signe. La pression mise par de nombreux acteurs de la société civile marocaine a permis cette grâce. Il faut maintenant continuer à se battre pour toutes les autres Hajar du pays avec tous les outils mis à disposition par la Constitution et tous les canaux de mobilisation », s’enthousiasme la réalisatrice marocaine Sonia Terrab, qui a initié avec l’écrivaine Leïla Slimani le manifeste des 490 « Hors-la-loi ».
Signé par plus de 10 000 personnes en moins d’un mois, il appelle à un grand débat national pour en finir avec la dictature des mœurs sévissant partout dans la société marocaine et ces lois arbitraires, moyenâgeuses qui punissent de prison le sexe hors mariage, l'adultère, l'avortement ou encore l’homosexualité.
« Je veux lire cela comme le résultat d’une vaste campagne de militantes et militants au Maroc et en dehors du Maroc pour la libération de Hajar. Il est bien de prendre en compte nos victoires. Celle-ci en est une et elle redonne un nouveau souffle à la lutte pour la libération des détenus politiques, pour la liberté et la démocratie », renchérit la militante marocaine Fayrouz Yousfi, doctorante en sciences politiques à l’université de Gand en Belgique, qui a mobilisé plus d’une cinquantaine femmes journalistes du monde entier en soutien à Hajar.
Mais en même temps, il ne faut pas se mentir. Cette heureuse nouvelle – qui prend de court même les plus rompus au régime marocain qui tablaient sur une grâce royale mais pas aussi rapidement – provoque aussi malaise, gêne, rage.
« La grâce de Hajar, concède Fayrouz Yousfi, n’est pas une réponse aux injustices qui sévissent au Maroc, au fléau des arrestations politiques. Hajar n’est pas un cas isolé. Des centaines de militants croupissent en prison au Maroc à cause de leurs opinions politiques et ce n’est pas tolérable. »
« Il ne faudra surtout pas éclipser les autres violations des droits humains comme les persécutions que subissent certains opposants et journalistes », abonde sur sa page Facebook le sociologue Mehdi Alioua, signataire de la tribune des 490. Dans Yabiladi, il va plus loin et questionne le fonctionnement de la monarchie exécutive marocaine et des institutions, à commencer par la justice. « C’est l’arbitrage royal qui débloque des situations d’injustice et non pas un fonctionnement normal des institutions […]. Une société ne fonctionne pas seulement dans un système politique, mais également dans les interactions quotidiennes qui font ce système-là, lequel devient archaïque. »
Cette grâce royale, dit le communiqué ministériel, « s’inscrit dans le cadre de la compassion et la clémence reconnues au Souverain et du souci de Sa Majesté le Roi de préserver l’avenir des deux fiancés qui comptaient fonder une famille conformément aux préceptes religieux et à la loi, malgré l’erreur qu’ils auraient commise et qui a conduit à cette poursuite judiciaire ».
Voilà donc ce qui aurait motivé sa majesté le roi du Maroc qui, habituellement, gracie à l'occasion de fêtes nationales ou religieuses, jamais ainsi sur un seul cas individuel : « compassion et clémence », « souci de préserver l’avenir » de deux amoureux qui s’apprêtaient au mariage « conformément aux préceptes religieux et à la loi ». Grâce : « Faveur accordée à une personne » ; « Remise de peine, pardon », disent les dictionnaires.

Quel est donc ce pays qui jette en prison une jeune femme qui, depuis le début, crie son innocence, à la machination politique, et qui, seize jours plus tard, la libère par la grâce de son monarque (et commandeur des croyants), paré des atours du sauveur (et du progressiste) ?
Quel est donc ce pays qui salit une jeune femme, la force à écarter les cuisses pour un examen médical, piétinant, violant son corps, son intimité, pour les livrer à la vindicte étatique et populaire, en s’appuyant sur un arsenal de lois terriblement injuste, liberticide, rétrograde, et qui, seize jours plus tard, fait machine arrière ? Enfin, non, le pouvoir ne fait pas machine arrière.
Hajar Raissouni, son fiancé et l’équipe médicale emportés dans ce tourbillon judiciaire, restent juridiquement coupables. Pas question de reconnaître l’innocence d’une femme qui martèle, preuves scientifiques, médicales à l’appui : « J’ai subi une grande injustice et terrible agression » ; « Je n’ai pas avorté » ; « Je suis victime d’un procès politique » ; « Je suis journaliste dans un des derniers journaux critiques du pays », « issue d’une famille d’opposants connus ».
Quelle est donc cette justice qui condamne d’un pas zélé, expéditif et qui, seize jours plus tard, est court-circuité par le plus haut sommet de l’État, par le roi qui descend dans l’arène arbitrer ce qu’elle a déjà arbitré ? Sachant que la procédure est toujours en cours, qu’un appel a été interjeté par la défense.
« On se congratule d’avoir fait avancer les choses, comme si on avait envoyé un texto au roi pour lui raconter ce qui se passait chez lui. On lui dit merci, on se dit bravo, on regarde la grâce et les photos en se disant, c’est mieux que rien, c’est mieux que rien […]. En quoi cette grâce est-elle une victoire pour les libertés individuelles ? Pour l’indépendance de la justice ? Pour les prisonniers politiques et les détenus d’opinion ? Pour la liberté de la presse ? », interroge sur sa page Facebook, dans un billet aussi amer que juste, la journaliste marocaine Ayla Mrabet.
« Je suis tout à fait soulagée qu’une personne injustement enfermée soit aujourd’hui libre. Mais j’ai un goût amer pour cette nouvelle forme de non-justice que prend le régime marocain en se servant des grâces pour dépolitiser des enfermements politiques. On est dans un flou institutionnel incroyable et ce n’est jamais bon pour un pays », confie Soraya El Kahlaoui, chercheuse en sociologie, membre fondatrice du comité de soutien aux détenus du hirak du Rif à Casablanca, ce mouvement social violemment réprimé dans le nord du pays.
Hajar Raissouni, sourire en étendard, à sa sortie de prison, n’est pas dupe. Elle veut bien être « une locomotive » du débat qu'il faut ouvrir urgemment sur les libertés individuelles, à condition qu’on ne parle pas seulement des droits sexuels, à une vie privée, intime, et qu'on ne perde pas de vue que son arrestation et sa condamnation sont avant tout politiques.
Au quotidien français Libération, elle rappelle que « les premières questions posées par les autorités marocaines portaient sur mes oncles, Souleymane Raissouni et Ahmed Raissouni [le fondateur du MUR, mouvement parallèle au PJD, le parti islamiste à la tête du gouvernement – ndlr], ainsi que sur Taoufik Bouachrine, l’ex-patron de presse de Akhbar Al-Yaoum, qui a été condamné à douze ans de prison l’année dernière. Sans oublier mes activités dans le Rif, au nord du Maroc, quand je couvrais le mouvement social du Hirak entre 2016 et 2017 ».