Les paradis fiscaux font de la résistance

En voie de disparition, les paradis fiscaux ? En théorie, certainement, depuis que l'OCDE mène une lutte sans merci contre le secret fiscal entre les pays. Mais dans les faits, les riches contribuables désireux de frauder le fisc ont encore quelques beaux jours devant eux. La Suisse, notamment, résiste encore et toujours à la coopération.

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Lorsqu'on a lu la nouvelle, le premier réflexe a été de sourire, voire de ricaner. Mais peut-être était-ce un mauvais réflexe. Ou une habitude qu'il faudra bientôt modifier, sous peine de ne pas voir la réalité évoluer. Le 21 novembre, la principauté du Liechtenstein a annoncé la signature d'accords d'échange d'informations fiscales avec l'Afrique du Sud et le royaume de Bahreïn. « Faisant ainsi un pas supplémentaire pour se conformer aux standards de l'OCDE », indiquait la dépêche AFP. « Avec cet accord, le Liechtenstein s'oriente fermement sur la voie de la coopération internationale sur les questions fiscales », déclarait le chef du gouvernement Klaus Tschütscher.

Le haussement d'épaules a été instinctif parmi les observateurs rompus aux subtilités dialectiques venues des paradis fiscaux. Car le Liechtenstein est un État opaque pour tout ce qui touche à la réglementation financière et fiscale, qui se joue des règles des pays voisins, et baisse au maximum ses impôts et taxes divers pour attirer les riches contribuables et les entreprises du monde entier. Au mépris de la bonne gouvernance internationale, et des recettes fiscales qui s’évaporent pour les pays lésés par ces pratiques. Surtout, pendant des décennies, il s’est employé, de façon très efficace, à cacher l’identité des riches évadés qui venaient dissimuler leur argent dans ses coffres, ses fondations ou ses entreprises.

Et pourtant. Ce secret fiscal qui semblait immuable présente de plus en plus de fissures, du moins officiellement. Car sous la pression du G20 et de l’OCDE (le club des pays riches), la plupart des « juridictions du secret », pour reprendre l’expression de l’ONG Tax Justice Network (« réseau pour la justice fiscale », qui rassemble des ONG, dans la lignée d'Attac), ont annoncé vouloir rentrer dans le rang. Rien que de très classique, ces territoires pirates se payant souvent de mots.

Moins classiques sont pourtant les changements, de pratiques ou de lois, que la plupart d’entre eux sont en train d’appliquer. Des modifications effectuées pas à pas, restant parfois théoriques, et largement sujettes à la critique. Mais des modifications tout de même, y compris au Liechtenstein. En un mot, des pays désignés pendant des années comme l'antre des fraudeurs semblent prêts à coopérer avec les autres pays pour attaquer au porte-monnaie les mauvais payeurs qu'ils abritent.

Officiellement, bien sûr, cela fait bien longtemps que ce petit bout de terre coincé entre la Suisse et l’Autriche n’est plus un paradis fiscal. D’ailleurs, Nicolas Sarkozy ne l’avait-il pas proclamé en septembre 2009 sur France-2 ? « Le secret bancaire, c'est fini », avait assuré à New York l’ancien président, en marge d’une réunion du G20 qui avait insisté sur l’importance de faire la chasse aux paradis fiscaux.

Quelques mois plus tôt, le 2 avril, le G20 avait publié une liste noire des États qui ne respectaient pas les standards internationaux en matière de transparence. Elle était ridiculement étriquée : seuls y figuraient des territoires aussi essentiels aux rouages économiques mondiaux que le Costa Rica, la Malaisie, les Philippines et l’Uruguay (comme le rappellent Christian Chavagneux et Ronan Palan dans leur incontournable ouvrage, Les Paradis fiscaux, dont la troisième édition mise à jour a paru récemment). On est bien loin du décompte sévère du Tax Justice Network, qui publie chaque année une liste des territoires les plus opaques, l’index du secret financier. L’association place aujourd’hui en tête des États les plus secrets côté fiscal la Suisse, les îles Caïmans, le Luxembourg,  Hong Kong et… les États-Unis, dont plusieurs États comme le Delaware sont des champions du secret fiscal (le Liechtenstein est 34e).

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L'index du secret financier 2012 © Tax Justice network


Miracle de la diplomatie, en 2009, la liste du G20 s’est vidée en... cinq jours. Car tous les pays suspects se sont pressés de passer dans la « liste grise » intermédiaire, moins infamante : 32 paradis fiscaux ont obtenu d’y figurer simplement en s’engageant à rentrer dans les clous. Et il n’était guère difficile d’entrer dans les bonnes grâces du G20 (qui suivait en fait les recommandations de l’époque de l’OCDE) : pour être considéré comme un pays respectueux des bonnes convenances fiscales, il suffisait d’avoir signé une convention d’échange d’informations avec douze autres pays. Rien de plus simple, et rien de moins contraignant en matière de secret : dans les dizaines d’accords signés entre 2009 et 2010 on dénombrait un tiers d’accords signés par des paradis fiscaux… avec d’autres paradis fiscaux.

C'est ce qu’a notamment relevé Nicolas Shaxson, journaliste et membre du Tax Justice Network, dans son remarquable livre sur le sujet. Une mascarade qui nous avait fait grincer des dents à l’époque (lire notre article). Ainsi, Monaco avait conclu des accords avec Andorre, les Bahamas, le Liechtenstein, le Luxembourg, Samoa, Saint-Marin et Saint-Kitts… Un autre tiers des accords signés, selon Shaxson, l’avaient été avec des États nordiques dont les contribuables fortunés et candidats à l’exil se comptent sur les doigts de la main, comme le Groenland et les îles Féroé.

Le Liechtenstein ne s’est pas privé de ces petits trucs pour faire avancer sa cause sur la scène internationale. De 2009 à 2011, il a signé des conventions avec le Groenland, les îles Féroé, Andorre, Monaco, San Marin ou les confettis antillais Antigua-et-Barbuda et Saint-Vincent-et-les-Grenadines… Une stratégie qui lui a permis de sortir de la liste grise dès novembre 2009. Mais on doit à la vérité d’indiquer que ce n’est pas tout. Des accords ont aussi été passés avec les États-Unis, la France, l’Allemagne, le Japon, le Royaume-Uni, l’Australie, la Suède, etc. Dans toute son histoire, le pays n’avait auparavant signé que deux accords, avec l’Autriche (en 1969) et la Suisse (1995), deux pays qui entretiennent particulièrement le secret fiscal. Aujourd’hui, 20 des 27 conventions signées ont été jugées par l’OCDE comme conformes à ses standards de transparence financière. Les déclarations du Liechtenstein ne seraient donc pas seulement des promesses en toc, destinées à épater la galerie ? Sans doute pas, mais c’est tout récent.

Aujourd'hui, quatorze pays jugés opaques par l'OCDE

Dans un rapport publié en septembre 2011, l’OCDE signalait que le Liechtenstein présentait encore des manques concernant l’identité réelle des propriétaires de certaines structures juridiques qu’il abritait, comme les trusts ou les fondations, et que le montant des avoirs qu’elles détenaient était encore difficile à évaluer. Mais les choses évoluent vite : en octobre 2012, selon l’OCDE, les lois de la principauté avaient été corrigées, et garantissaient toute la transparence nécessaire, du moins selon les critères de l’organisation internationale.

Par quel miracle le pays, symbole du secret, se retrouve-t-il classé parmi les États de bonne volonté ? Sans doute grâce au travail de l’un des aiguillons les plus puissants en matière de lutte contre le secret bancaire (pour reprendre les mots de Christian Chavagneux), le Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales. Créé au sein de l’OCDE, qui rassemble 34 pays, le Forum mondial en compte lui une grosse centaine dans ses rangs (seul le Liban refuse encore de participer). Inauguré en 2000, mais relancé en 2009, il avance méthodiquement.

« D’abord, en quelques mois nous avons défini les critères qu’il fallait respecter pour être considéré comme un territoire transparent », explique Pascal Saint-Amans, l’actuel directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE, et qui a longtemps animé le Forum. « Depuis février 2010, nous avons dépassé cette règle un peu simple des douze conventions signées : désormais, nous exigeons que les pays membres du Forum signent un accord avec tous les pays qui en font la demande. » Huit cents conventions ont été signées en trois ans, alors qu’entre 2000 et 2008, on a dénombré… une quarantaine de signatures. La règle édictée peut paraître simple, et pourtant. Monaco est aujourd’hui montrée du doigt par l’organisation car elle n'a pas encore signé d'accord avec l'Italie, qui en a fait la demande.

L'activité du Forum mondial est principalement structurée autour d’un « Peer Review Group » (un « groupe d’évaluation par les pairs »), constitué de représentants de 30 pays, dirigé par un Français, François d'Aubert, ancien secrétaire d’État au budget d’Alain Juppé et ministre de la recherche de Jean-Pierre Raffarin. Ce groupe a déjà rendu 90 rapports détaillés. Dans la « phase 1 », en voie d’achèvement, « nous nous demandons d’abord si le cadre légal et réglementaire est en place en ce qui concerne l’échange d’informations fiscales », résume Saint-Amans.

Les critères à atteindre sont simples à comprendre : il faut d’abord que l’information sur les détenteurs d’avoirs dans un pays soit disponible. Ce n’est pas toujours le cas, de nombreux pays ayant très longtemps autorisé l’ouverture de trusts sur leur territoire sans qu’il fût besoin de préciser qui les détenait réellement ou ce qu’ils dissimulaient.

Deuxième temps : les autorités doivent facilement avoir accès à ces informations, il faut donc qu'elles soient enregistrées quelque part.

Troisième étape : « Si des accords sont en place, et que l’information existe, il faut alors qu’il n’y ait pas d’obstacles juridiques ralentissant la recherche d’information de la part des autres pays, détaille Saint-Amans. C’est le problème de la Suisse aujourd’hui, qui prévient toujours les personnes sur qui une enquête est ouverte par un autre pays. »

Les 90 rapports publiés sont rédigés en termes diplomatiques, et n’agressent pas leurs cibles. Mais ils ne sont pas complaisants, et tapent large. Comme l’indique l’animateur du Forum dans un très intéressant dialogue avec Chavagneux, publié dans L’Économie politique en octobre 2011, « nous n'avons pas hésité à dire que le Royaume-Uni n'est pas aux normes en termes d'information bancaire, que certaines lois du Delaware posent un problème en termes d'opacité fiscale, que les États-Unis doivent résoudre, ou bien encore que certains pays n'ont pas pris les dispositions législatives internes suffisantes pour développer la transparence fiscale ou n'ont aucun moyen de les appliquer – par exemple le Panama, les Seychelles, la Barbade… –, ou que la Suisse impose des conditions trop contraignantes à l'échange d'informations. »

C'est à noter, le travail de fourmi du Forum mondial est disponible, et mis en scène de façon impressionnante sur un site, le portail de l’échange d’information fiscale : pour chaque pays, il est possible de lire les rapports d’évaluation, de consulter et de trier tous les accords signés ou de les visualiser sur une carte. La navigation y est aisée et riche.

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Portail sur l'échange de l'information fiscale ©  Forum mondial / OCDE

C’est « assez miraculeux », assure Saint-Amans : les rapports du Forum mondial sont efficaces : « En juillet 2011, nous avons pointé des manque législatifs concernant les îles Vierges. Ils ont modifié la législation dans la semaine ! Idem pour Saint-Marin en janvier 2011… » La Suisse, la Belgique ou Singapour ont eux aussi suivi, au moins en partie, les recommandations du rapport les concernant.

Pour les fraudeurs, il y aurait donc un vrai changement de nature : jusqu’à peu, en plaçant leurs avoirs à l’étranger, ils étaient assurés de ne jamais être retrouvés par les autorités de leur pays. Aujourd’hui, ils s’exposent forcément à un risque. Peut-être échapperont-ils au fisc, mais ce n’est plus certain. Et pour aider les plus réticents à basculer dans cette nouvelle donne, le G20 a utilisé, en juin dernier, les données de l’OCDE pour établir une nouvelle liste des « territoires opaques », bien moins ridicule que celle de 2009. Parmi les 13 États recensés, on trouvait les Émirats arabes unis, le Liechtenstein et la Suisse.

Comme le signale dans son dernier rapport l’ONG CCFD-Terre solidaire, en pointe sur ces questions, cette liste englobe plus de pays que celle de la France, qui n’en compte que huit. Mais encore loin des décomptes du Tax Justice Network

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Rapport CCFD - Terre solidaire, juillet 2012 © 

Aujourd’hui, la liste qu'a publiée le G20, à partir des données de l'OCDE, a évolué. Certains États sont rentrés dans le rang, comme le Liechtenstein, les îles Vierges ou la Belgique, mais aussi les Barbades, les Seychelles ou l'Uruguay. Mais une poignée d'autres se sont révélés rétifs à la coopération. Aujourd'hui, selon les divers rapports du Forum mondial au G20, on peut dénombrer quatorze États encore considérés comme ne répondant pas aux critères de transparence nécessaire. Parmi eux, la Suisse. Voici les treize autres : Botswana, Brunei, Costa Rica, l'île Dominique, Guatemala, Liban, Liberia, les îles Marshall, l'île Nioué, Panama, Trinité-et-Tobago, les Émirats arabes unis et Vanuatu.

En théorie, pour les autres 90 pays, tout va bien. Et s’il s’agissait seulement de théorie ?

L'OCDE, « futile » adversaire de l'opacité ?

Pour l’instant, le Forum mondial a examiné les cadres légaux de ses pays membres. Mais il n’a pas encore évalué la réalité des faits : un pays présentant tous les gages du sérieux dans l’échange des informations bancaires transmet-il vraiment les données qui lui sont demandées par ses partenaires ? C’est tout l’objet de la « phase 2 » du processus, qui a démarré cette année, et devrait s’étaler jusqu’à 2014. « C’est le moment de vérité, le point crucial », convient Pascal Saint-Amans. À terme, un classement des territoires les plus opaques devrait voir le jour, peut-être d'ici un an. Mais pour l’heure, on reste dans le flou. Et c’est d’ailleurs l’une des principales critiques des farouches opposants au secret fiscal, Tax Justice Network en tête.

Dans une longue étude publiée en mars, le réseau d’ONG descend en flammes le travail du Forum mondial et de son « Peer Review Group ». Le titre même du rapport en dit long : « La futilité rampante de l’examen par les pairs ». Comme le résume son auteur dans la revue International Tax Review, l’association juge que le manque de données sur les avancées réelles dans les pays est très problématique : « Il y a eu des changements légaux, mais ont-ils un impact dans le monde réel, et changent-ils les habitudes des évadés fiscaux ? L’OCDE ne nous donne pas les outils pour voir si cela arrive. » Les ONG, comme Oxfam en France, demandent que « le nombre de demandes de coopération reçues, émises et traitées par chaque État soit publié dans les rapports de revue par les pairs du Forum fiscal mondial ».

Voici le rapport, incisif, du TJN :

Evaluation des activités du Forum mondial © Tax Justice Network

De plus, le TJN assure que selon les règles établies par l’OCDE, pour obtenir des informations de la part d’un paradis fiscal, les autres pays doivent déjà quasiment tout savoir de la fraude et de son auteur. D'ailleurs, pourquoi faudrait-il qu'une fraude soit suspectée pour obtenir ces informations ? Il juge aussi assez limitée l’obligation faite de trouver les véritables propriétaires des trusts et des fondations qui camouflent les évadés fiscaux, et rappelle par ailleurs que les pays qui ne tiennent pas de registres publics sur les propriétaires des sociétés sont peu sanctionnés.

Enfin, souligne l’ONG, l’échange d’information peut être refusé pour de nombreuses raisons, sans que le pays demandeur puisse contester la décision… À ces critiques, on peut en ajouter d'autres. Par exemple, en se concentrant sur l'échange d'information, l'OCDE n'a pour le moment pas obtenu d'avancées décisives sur la question de l'optimisation fiscale des entreprises, légale, mais ô combien dommageable, que nous avions notamment détaillée pour les cas Google et Apple.

Le TJN s’appuie aussi sur une récente étude, dont Edwy Plenel rendait compte en septembre, menée par Gabriel Zucman et Niels Johannesen, qui assure que l’action du G20 « a jusqu’à présent largement échoué » : « Il y a autant d’argent dans les paradis fiscaux aujourd’hui qu’en 2009, et les fonds se déplacent vers les paradis fiscaux les moins coopératifs. » Ce à quoi l’OCDE répond que peu importe le lieu où va l’argent, ou sa quantité, tant qu’on arrive à le tracer, à connaître ses propriétaires et à le taxer.

Autre critique, portée l'an dernier par la Plateforme paradis fiscaux et judiciaires, qui regroupe en France CCFD-Terre solidaire, Oxfam, le Secours catholique et Transparence International : sur les centaines de nouveaux accords d'information fiscale signés depuis 2009, il y en a tout de même 18 % qui ne correspondent pas au standard OCDE. Même la France a signé avec les îles Vierges britanniques, les îles Turks et Caïcos ou l’Autriche des accords qui ne garantissent pas la coopération, soulignent les associations.

L'échange automatique d'informations, une panacée ?

L’organisation internationale n’a en revanche pas d’autre choix que de reconnaître la pertinence d’un autre argument du TJN : son modèle de convention d’échange d’information est basé sur le cas par cas, un pays s’engageant à répondre si on lui demande une information sur un contribuable. Or, le modèle valorisé par tous les observateurs critiques est autre : tous défendent l’échange automatique d’information.

De fait, l’échange à la demande fonctionne très mal. Le meilleur exemple est à chercher du côté de la France. Lors d’une conférence de presse de novembre 2011, la ministre du budget d’alors, Valérie Pécresse, avait indiqué que sur les huit premiers mois de l’année, la France avait envoyé 230 demandes d’information à 18 pays, et qu’elle n’avait obtenu que 30 % de réponses ! Et encore, l’information reçue n’était pas toujours exploitable : « La transmission des éléments plus concrets relatifs aux contribuables (information sur les soldes des comptes bancaires, montant des rémunérations) semble soulever plus de difficultés, et certains États semblent considérer que la coopération vise à valider une information déjà connue par les autorités françaises, plutôt qu’à en donner de nouvelles », avait déclaré Pécresse, selon Christian Chavagneux. Quant à la Suisse… Selon un article du Temps du 19 novembre, la France a déjà envoyé environ 300 demandes à son voisin. Bilan : « 40 à 50 réponses seulement auraient été jugées satisfaisantes par Paris. »

Pascal Saint-Amans ne nie pas que l’échange automatique soit très efficace. Il rappelle d’ailleurs que l’OCDE a souligné ses bénéfices dans un rapport en juillet. Mais il souligne aussi ses failles, notamment le fait qu’il suffise d’introduire une société écran basée dans un territoire lointain pour compliquer la donne. Néanmoins, l’échange automatique est clairement une option politique en train de prendre de l’essor, notamment parce qu’il sera bientôt imposé par les États-Unis au reste du monde, sous le nom de Fatca (Foreign Account Tax Compliance Act). Voté par le Congrès en 2010, il devrait entrer en application le 1er janvier 2013. Son principe ? Toute banque ou institution financière, n’importe où dans le monde, devra révéler aux autorités fiscales américaines l’identité de ses clients américains, s’ils souhaitent placer leur argent sur les marchés américains. Sinon, tous les gains réalisés aux États-Unis seront taxés à 30 % ! Cette avancée unilatérale des États-Unis a fait bouger les choses, estime Mathilde Dupré, de CCFD-Terre solidaire. C'est parce que Fatca a été votée que l'OCDE s'est dite favorable à l'échange automatique, et que cette position a été reprise par le G20 au Mexique en juin.

L'échange automatique est donc bel et bon. Encore faut-il l'appliquer, ce qui n'est pas le cas pour tous les pays de l'Union européenne.

1 000 milliards d'euros perdus chaque année au sein de l'UE

En attendant de voir comment ce bouleversement majeur venu des États-Unis entrera dans la pratique, il faut en effet constater qu’au sein même de l’Union européenne, l’échange automatique, pourtant prôné par la directive Épargne de 2003, n'est pas accepté par tous. Et pour cause, plusieurs pays membres, et notamment l’Autriche et le Luxembourg, sont de fervents adeptes du secret fiscal. C’est encore ce qu’a rappelé tout récemment le commissaire européen aux affaires fiscales, à l’hebdomadaire allemand Wirtschaftswoche : « Depuis des années, le Luxembourg et l’Autriche bloquent malheureusement nos efforts pour plus de contrôles et de transparence fiscales en Europe. Ce serait un grand pas en avant si ces deux pays participaient au moins à l’échange automatique d’informations sur les revenus des intérêts », a regretté Algirdas Semeta.

Le président de l’Eurogroupe (qui rassemble tous les pays membres de la zone euro) est justement le premier ministre et ministre des finances du Luxembourg, Jean-Claude Juncker. Il devrait logiquement s’intéresser aux solutions pour faire gagner de l’argent aux États, au bord de la faillite. Ce n’est pas le cas : « Ce que je ne peux comprendre, c’est que toute amélioration des revenus fiscaux améliorerait la situation dans les pays en crise. C’est pourquoi je pense que le président de l’Eurogroupe devrait soutenir et aider notre politique de justice et d’honnêteté fiscales », assène, rageur, Semeta. Il avait déjà attaqué l’Autriche début octobre, en réclamant la levée de son secret bancaire, et estime que l’évasion et l’optimisation fiscales au sein des 27 pays de l’Union s’élèvent à 1 000 milliards d’euros chaque année...

Lors d’un conseil des ministres européens le 13 novembre à Bruxelles, le commissaire s’était aussi publiquement ému du manque de progrès des discussions européennes sur ce point, en pointant clairement ces deux pays comme responsables des lenteurs de la procédure. L'Autriche et le Luxembourg bloquent tout, estime pour sa part le sénateur Éric Bocquet, le rapporteur de la commission d'enquête sénatoriale sur l'évasion fiscale, qui a rendu ses conclusions cet été. En matière fiscale, il faut l'unanimité. Pourtant, on ne peut pas nous dire qu'il serait compliqué de créer un fichier unifié des comptes bancaires européens, ou un registre des trusts !

La Suisse, grand perturbateur

En fait, l’Autriche et le Luxembourg jouent la montre en espérant qu’un acteur majeur du jeu fiscal européen viendra très bientôt bouleverser la donne. C’est ce que s’emploie à faire depuis des mois la Suisse, en essayant de promouvoir auprès de tous les pays européens une série d’accords, dits Rubik (d’après le fameux casse-tête Rubiks’Cube, pour donner une idée de la complexité du sujet…). Le but des accords Rubik est simple : contourner l’échange automatique de données, tellement dans l’air du temps. Les pays signataires s’engageraient à ne pas dépasser un certain nombre de demandes d’informations par an à la Suisse, à ne pas attaquer les banquiers suisses venus démarcher les riches contribuables sur leur territoire, et, bien sûr, à ne pas traiter ces riches comme des fraudeurs s’ils venaient à faire s’envoler leur argent vers les coffres helvètes.

En échange, la Suisse s’engage à payer une forte somme, négociée au cas par cas, pour régler une fois pour toutes l’ensemble des litiges fiscaux en cours avec le pays. Ensuite, elle propose de taxer elle-même, à un taux allant de 19 à 34 %, les sommes déposées sur ses comptes par les contribuables étrangers, et à renvoyer cet argent vers leur pays d’origine. En clair : elle veut payer le prix fort pour conserver le contrôle de ses informations fiscales. 

À l’été 2011, les gouvernements allemand et britannique ont donné leur accord pour s’engager sur cette voie. On dit l’Italie et la Grèce prêtes à faire de même (d’autant que la Suisse promet à la Grèce, étranglée financièrement, des centaines de millions d’euros d’avance sur paiement…). C’est un très mauvais coup pour l’harmonie fiscale européenne. Tellement mauvais que la chambre haute du parlement allemand vient finalement de rejeter l’accord, qui aurait dû rapporter au pays environ… 8 milliards d’euros, rien que pour la régularisation des fraudes passées !

Ce rejet par le plus gros pays européen marquera-t-il le coup d’arrêt des accords Rubik ? La France n’a, en tout cas, toujours pas donné son point de vue officiel sur le sujet, affirmant s'inscrire « dans une discussion globale avec la Suisse sur la fiscalité, incluant d'autres sujets comme les droits de succession » (Le Monde, 21 novembre). Pourtant, Valérie Pécresse avait indiqué il y a un an que ses services étaient défavorables à l’accord. Et selon nos informations, le ministre des finances Pierre Moscovici est sur la même ligne. Se pourrait-il que les choses bloquent à Matignon ou à l’Élysée ? Si c’est le cas, on serait curieux d'entendre les arguments des défenseurs de la Suisse.

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