Offensive sur Gaza Reportage

Au camp de réfugiés d'Aïda en Cisjordanie, on ne croit plus à la solution à deux Etats

Coupés de leurs seuls oliviers par le mur de « séparation » israélien, dominés par la colonie de Gilo, les habitants d'Aïda reçoivent régulièrement la visite de l’armée israélienne, qui n’a qu’à ouvrir une lourde porte en fer à l’entrée du camp pour y mener ses opérations. 

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De notre envoyé spécial en Cisjordanie. C’est à la fois le point le plus « chaud » (nous dit The Guardian), et le plus « surréaliste » (selon Haaretz) de la Cisjordanie. Depuis la construction du mur de « séparation », achevée en 2004 et pour laquelle Israël a été condamné par la Cour internationale de justice, le camp de réfugiés d'Aïda a le triste privilège de recevoir chaque semaine la visite de l’armée israélienne, mais aussi celle de groupes de touristes venus juger d’une situation politique abondamment décrite par les journalistes du monde entier. Le petit tour du camp comprend notamment une halte pour admirer les dessins que l’artiste Banksy a peints sur le mur, et une présentation détaillée au pied de l’énorme clé (« probablement la plus grande du monde ») qui trône à l'entrée du camp, et symbolise le droit au retour des centaines de milliers de Palestiniens expulsés de leur maison en Israël en 1948, puis dispersés en Palestine et de par le monde.

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L'entrée du camp de réfugiés de Aïda. Au loin, la colonie israélienne de Gilo, samedi 26 juillet. © Pierre Puchot

Depuis la construction du mur, Aïda est ce camp de réfugiés visité par les activistes et personnalités de tous horizons (le pape lui-même a jugé bon d'y faire un saut en 2009 pour y prononcer un discours) qui incarne autant la constance que l’incapacité des réseaux de solidarité avec la Palestine à influer de manière significative sur la situation politique des Palestiniens, à l’heure où la solution à un État, de la Méditerranée au Jourdain, est ici évoquée sans détour comme le seul futur possible.  

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Derrière le mur, la colonie de Gilo. © Pierre Puchot

De par sa situation géographique, Aïda rassemble toutes les données qui font de l’occupation israélienne une réalité quotidienne à laquelle les Palestiniens ne peuvent se soustraire et qui empoisonne leur vie : au loin, sur la colline, on aperçoit la colonie de Gilo, qui ne cesse de s’agrandir, et pour laquelle Israël a fait passer le mur de « séparation » dans le camp, le coupant ainsi des seuls oliviers et espaces verts dont pouvaient profiter les habitants. Comme à bien d'autres endroits, le mur dépasse largement la ligne verte (frontière du cessez-le-feu de 1949, située derrière la colline où a été établie la colonie de Gilo), et a permis à Israël d'annexer de fait une nouvelle partie du territoire palestinien.

À Aïda, cette violence géographique est immédiatement visible. Face à l'entrée du camp, une route longue de peut-être cent mètres débouche sur une porte d’acier bleu clair, directement connectée à la zone militaire israélienne, et par laquelle les soldats peuvent sortir (ou entrer, selon le point de vue), de jour comme de nuit, pour effectuer leurs patrouilles dans le camp (pour une description précise des pratiques de Tsahal en Cisjordanie, lire l’entretien avec le vétéran et responsable de l’ONG Breaking the Silence, Yehuda Shaul.) Sur les toits des maisons, si proches que l’on peut traverser le camp en sautant de l’un à l’autre, se pavanent chèvres et poulets, faute de pouvoir paître ailleurs depuis qu'Aïda n'a plus d’espaces verts. Des animaux avec lesquels les soldats israéliens doivent d'ailleurs composer chaque fois qu’ils prennent d’assaut le camp.

Depuis dix ans et la fin de la construction du mur de séparation, plusieurs habitants d'Aïda sont tombés sous les balles de Tsahal, notamment une adolescente de 15 ans tuée en janvier 2013. Ces six derniers mois, « pour se venger de l’initiative de l’Autorité palestinienne pour faire reconnaître l’État de Palestine à l’ONU, puis de la réconciliation avec le Hamas en avril, Israël envoie ces soldats quasi quotidiennement ici, soupire Monjed Jadou, le directeur de Palestine News Network, site d’information indépendant basé à Bethléem. Israël, qui ne veut pas la paix et souhaite au contraire accélérer la colonisation pour rendre irréversible la fin de la solution à deux États, ne cesse de provoquer et de venir tirer sur les habitants, parfois à balles réelles. Le but est clair, pousser les Palestiniens à réagir, pour pouvoir dire ensuite à la communauté internationale : "Vous voyez ? Ils ne veulent pas la paix." Nous sommes pris dans un étau. »   

Dans la rue qui part du mur et mène à l’école installée par les Nations unies, les impacts de balles sont multiples, notamment sur la porte en fer du centre scolaire. L’école elle-même a dû se résoudre à murer toutes les fenêtres des classes pour éviter qu’un élève ou un professeur ne soit touché, comme cela a été plusieurs fois le cas.

Chaque soir depuis jeudi, plusieurs centaines d'habitants d'Aïda et de Bethléem sont descendus dans la rue menant à la porte d'acier qui fait face au camp, en solidarité avec les victimes de Gaza. Pas de morts cette fois, comme ce fut le cas ailleurs en Cisjordanie ce week-end, entre Ramallah et le check point de Qalandia, où au moins 10 personnes ont été tuées par balles par l’armée israélienne.

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La rue de l'école de l'Unrwa © Pierre Puchot

Bâti en 1951 à deux kilomètres au nord de Bethléem, Aïda – ainsi dénommé en hommage à la femme qui tenait un café près des oliviers avant sa construction, là où se tiennent aujourd’hui les chars israéliens postés devant la colonie de Gilo (Aïda signifie également « retour » en arabe) – regroupe des familles chassées de Jérusalem, et de bien d’autres villages situés aux quatre coins d’Israël. Personne ne sait combien d'habitants résident aujourd’hui à Aïda : « Les chiffres de l’Unrwa ne sont plus à jour », explique Nidal, qui y est né il y a 36 ans. Lui estime à 6 000 le nombre de personnes aujourd’hui entassées dans les 66 000 mètres carrés du camp, pour un taux de chômage d'environ 30 %, selon le site PNN et Ma’an, l’agence de presse palestinienne.

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Nidal, sur le toit du Lajee center, situé à l'entrée du camp d'Aïda © Pierre Puchot

Nidal, qui partage son temps entre la Cisjordanie et les États-Unis, disserte longuement sur le problème de la distribution de l’eau – son métier – dont sont privés en ce moment les Palestiniens du camp. « Cela peut durer 40, 50 jours, durant lesquels les habitants font la queue pendant des heures, et viennent chercher de l’eau ici, dit-il en désignant une plaque d’égout à quelques dizaines de mètres de la porte derrière laquelle se tient l’armée israélienne. Pour l’eau, nous dépendons Israël, qui pompe 70 % de toute l’eau de la Cisjordanie. L’Autorité palestinienne ne peut rien faire pour nous sur ce plan-là. L’autre problème, ce sont les maladies dues à l’absence prolongée d’eau dans les conduits de distribution. Il fait chaud, beaucoup de bactéries naissent dans les résidus d'eau croupie, puis le réseau est de nouveau alimenté, et les habitants boivent l’eau qui sort des conduits, puisque c’est leur unique source d’eau potable. Vous imaginez toutes les conséquences sanitaires que cela peut avoir. »

« Un seul Etat, c’est désormais la seule solution possible »

C’est en prenant de la hauteur que l’on peut envisager la situation politique du camp, qui résume parfaitement celle des Palestiniens de Cisjordanie. Volontaire pour le « Lajee center », une ONG indépendante focalisée sur l'éducation, financée principalement par le réseau de solidarité internationale avec la Palestine et qui accueille plusieurs centaines d’internationaux par an, Nidal nous invite à monter sur le toit du centre. On y trouve notamment une cartouche de gaz lacrymogène convertie en antenne de télévision pour les membres de l’unité médias du centre. On y aperçoit aussi parfaitement les bâtiments en construction autour de la colonie de Gilo, en totale illégalité avec la législation internationale, de même que les terres de l’Église arménienne, qui s’est entendue avec les autorités israéliennes pour que le mur passe au plus près des habitations des Palestiniens, et non sur son terrain.

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Le mur de «séparation» à Aïda, samedi 26 juillet © Pierre Puchot

« Nous avons trois problèmes majeurs ici, explique Nidal. L’ONU, l’Autorité palestinienne et l’occupation israélienne. Depuis les accords d’Oslo, l’ONU, via l’Unrwa, a divisé son aide au camp par 4. L’Autorité palestinienne ne rentre pas dans le camp, c’est un corps corrompu, qui n’apporte absolument aucun service pour les gens ici, et mange l’argent de l’aide internationale qui transite principalement par elle. Depuis un an, leurs responsables n’y sont plus admis, les habitants les ont jetés dehors. Et bien sûr, il y a l’occupation israélienne, et l'armée qui essaie sans cesse de soumettre le camp et de briser la résistance de ses habitants par des incursions régulières. »  

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Dans les rues d'Aïda, samedi 26 juilllet © Pierre Puchot

Cette politique israélienne de harcèlement n'est pas sans lien avec les manifestations qui ont eu lieu le week-end passé. Se trouverait-on à la veille d’une troisième intifada, comme nombre de commentateurs internationaux se sont empressés de l'annoncer dès le premier soir des affrontements, jeudi dernier ? Pas encore, nous dit Nidal : « C’est une réaction, en solidarité avec la guerre de Gaza. La troisième intifada, ce n’est pas encore pour aujourd'hui. La seconde nous a coûté tellement cher… et puis, il n’y a plus les réseaux militants, la Cisjordanie, ce n’est pas Gaza, le Hamas et le Djihad islamique sont petits ici, et le Fatah, lié à l’Autorité palestinienne, corrompu comme elle, est complètement discrédité. Ce sont surtout des jeunes qui manifestent dans une réaction spontanée. » Sur les toits du camp d'Aïda, des dizaines de drapeaux ont ainsi été disposés en signe de deuil pour les morts de Gaza.

Nidal décrit cependant une génération, celle qui a été arrêtée « 4, 5 fois » depuis la construction du mur, des adolescents devenus aujourd’hui de jeunes adultes. Eux, contrairement à leurs aînés, ont perdu tout espoir de voir la création d'un État palestinien, comme Nadir, croisé au détour d’une rue du camp. « L’État palestinien, on ne l’aura jamais, c’est du vent, du papier, des discussions sans fin, explique-t-il. La génération de mes parents a pu y croire. Mais pas nous. »

Au Lajee center, Nidal et Salah, le directeur, ont le même avis sur la fin de la solution à deux États. « Regardez autour de vous, soupire Nidal. Il ne nous reste que 11 % de la Palestine historique. Et encore, pas d’un seul tenant. De Bethléem à Ramallah, il y a tant de colonies et de colons israéliens, de routes et de check points… Il serait naïf de penser qu’Israël va se retirer des colonies, et détruire ce mur pour le ramener à la ligne verte. La solution à deux États est morte, Israël l’a rendue impossible en colonisant la terre. L’État palestinien, c’est une fiction. La seule solution, c’est la solution à un État, la seule à même de faire abandonner aux Israéliens leur vision biblique de la Palestine et de leur faire rejeter la vision de l’extrême droite, qui est aujourd’hui au pouvoir. »

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Le porte par laquelle l'armée israélienne fait irruption dans le camp d'Aïda © Pierre Puchot

« La solution à un État est la seule qui a encore un avenir, estime pour sa part le directeur du centre. Mais pas l’État que veut Israël, qui souhaite nous dominer et continuer de nous soumettre au sein d’un "État juif" tel qu’il est conçu aujourd’hui par la Loi fondamentale et les textes officiels. Nous voulons un État pluriconfessionnel, où chaque Palestinien pourrait vivre en paix, sur sa terre. Et si ma maison en Israël existe encore, je veux y retourner. C’est mon droit, cet État unique devra me le permettre. »

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