La chasse aux «sources» des journalistes semble être devenue à présent, pour certaines autorités de l'Etat, une pratique ordinaire... dont la légalité est pourtant fortement contestée. Le procureur de la République de Nanterre vient ouvertement de s'y adonner à son tour, en visant Le Monde. Le quotidien révèle aujourd'hui les circonstances d'un espionnage téléphonique ordonné par le procureur Philippe Courroye, sur fond d'affaire Woerth-Bettencourt.
Cette fois, un article du Monde daté du 2 septembre 2010 a servi à justifier l'examen des factures téléphoniques détaillées – les fameuses «fadettes» – des deux journalistes qui l'ont signé. L'article portait sur une perquisition policière opérée la veille chez Liliane Bettencourt et ordonnée par la juge Isabelle Prévost-Desprez. Chargée d'instruire un supplément d'information dans le volet «abus de faiblesse» de l'affaire Bettencourt, la magistrate financière est en conflit ouvert avec le procureur Courroye qui garde la haute main, lui, sur plusieurs enquêtes préliminaires intéressant cette affaire qui est suivie de près par les plus hautes autorités.
A la lecture de cet article, Me Georges Kiejman, avocat de Liliane Bettencourt, avait aussitôt déposé plainte pour «violation du secret de l'enquête» auprès du parquet de Nanterre. Une procédure assez banale, somme toute. Sauf que le procureur Courroye, qui dépend hiérarchiquement du gouvernement, s'en est saisi pour régler son contentieux avec la juge Prévost-Desprez – une magistrate de Nanterre qui est, elle, indépendante du pouvoir exécutif.
On peut penser que le représentant du ministère public entend ainsi obtenir le dessaisissement de l'unique magistrate indépendante enquêtant sur l'affaire Woerth-Bettencourt.
Le procureur de Nanterre a donc demandé à la police d'examiner les «fadettes» des deux journalistes du Monde, Gérard Davet et Jacques Follorou (ce dernier est aussi l'auteur d'un livre écrit avec Mme Prévost-Desprez, Une juge à abattre, publié en début d'année 2010 chez Fayard). Puis le procureur Courroye a saisi le procureur général de Versailles d'une procédure pour «violation du secret professionnel» visant la magistrate (comme le veut la loi pénale). Avec, en ligne de mire, une mise hors du jeu de Mme Prévost-Desprez qui permettrait au procureur Courroye de conduire, seul, ses enquêtes préliminaires – secrètes, non contradictoires et menées sous le seul contrôle d'un ministère public hiérarchiquement rattaché au gouvernement.
Problème : les journalistes font légalement partie des «professions protégées» (avec d'autres corporations comme les avocats ou les médecins) des curiosités excessives des autorités. Au nom du secret professionnel et, en l'occurrence, d'une liberté de l'information qui reste considérée comme un fondement indispensable de la démocratie.
Avant cet espionnage téléphonique de journalistes, l'affaire Woerth-Bettencourt avait pourtant déjà révélé les mêmes pratiques. Ces dernières n'étaient alors pas diligentées par un procureur, mais par la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, le service de renseignement du ministère de l'intérieur, chargé principalement du contre-espionnage et de la lutte antiterroriste). Il s'agissait cette fois de trouver l'origine d'autres «fuites de presse» en direction du Monde. La source éventuelle, selon les «fadettes», était un conseiller au cabinet de la ministre de la justice, Daniel Sénat, qui a été depuis appelé à d'autres fonctions.
Sous le couvert du «secret-défense» qui couvre toutes ses missions, la DCRI avait procédé en juillet 2010 à des «vérifications techniques» des communications téléphoniques en question. Ce qui avait conduit Le Monde à déposer plainte pour violation du secret des sources des journalistes – garanti par la loi –, le 20 septembre, au parquet de Paris.
Là encore, la légalité de cet espionnage téléphonique est fortement discutée. Ce qui n'a pas empêché la DCRI d'opposer le «secret-défense» au procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin, lorsque le magistrat a demandé en septembre à ce service de police le contenu de ses «vérifications téléphoniques». Tant est si bien que le procureur de Paris a demandé au ministère de l'intérieur la «déclassification» de ces informations policières commodément classées sous le sceau du secret-défense.
Dans ce dossier Woerth-Bettencourt qui intéresse tant les sommets de l'Etat, la nomination d'un magistrat instructeur, indépendant, reste demandée de toutes parts. D'autant plus que le procureur Courroye est proche de Nicolas Sarkozy – lui-même éclaboussé par l'affaire –, qu'il a été nommé à son poste de Nanterre contre l'avis du Conseil supérieur de la magistrature et que son nom est régulièrement cité dans les enregistrements pirates réalisés au domicile de Liliane Bettencourt (qui lui prêtent des interventions hors-normes pour un représentant de l'autorité judiciaire...).
Même le procureur général de la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal, a publiquement conseillé l'ouverture d'une information confiée à un juge d'instruction dans les volets de l'affaire impliquant le ministre Eric Woerth... Mais le procureur de Nanterre s'y refuse, tandis que la ministre de la justice Michèle Alliot-Marie se garde bien d'intervenir dans cette bataille au cœur de l'appareil judiciaire.
Le journal Le Monde a annoncé vendredi son intention de déposer plainte sur la base de l'article 77-1-1 du code de procédure pénale, qui impose au procureur de demander à des journalistes une autorisation avant de se faire communiquer leurs factures détaillées.