Des femmes écrasées sous les roues d’une voiture, brûlées vives à même le trottoir, à moitié dévorées dans un buisson ou dont le corps sert, au mieux, de médium à des forces occultes et de sujet de thèse de médecine… Les trois ouvrages dont nous discutons aujourd’hui explorent une vision noire de la condition féminine, qu’elle se déploie sur l’île Maurice, dans les rues de la métropole bordelaise, le jour de la victoire de la France à la Coupe du monde de football en 2018, ou dans la ville polonaise de Breslau au début du XXe siècle.
On discute du tout récent prix Femina, La Nuit au cœur, de la romancière Nathacha Appanah, publié chez Gallimard, du premier roman de l’actrice Séphora Pondi, intitulé Avale, qui paraît chez Grasset et enfin d’un ouvrage de la Prix Nobel de littérature polonaise Olga Tokarczuk, titré E. E et traduit en français par les éditions Noir sur Blanc.
« La Nuit au cœur »
La Nuit au cœur est le douzième livre de Nathacha Appanah, qui vient de recevoir le prix Femina. Publié chez Gallimard, il entrecroise le destin de trois femmes soumises à une « entreprise d’emprise » de leur conjoint et qui finirent assassinées pour deux d’entre elles, et épargnée de peu pour la troisième, qui n’est autre que l’écrivaine elle-même.
Nathacha Appanah raconte ainsi comment elle fut prise dans les rets d’un homme beaucoup plus âgé que la jeune fille qu’elle était alors, et dont elle pensa qu’il allait lui donner « accès à ce monde codé de la littérature dont il semblait détenir tous les secrets ». Mais qui, en réalité, la coupa de sa famille pour mieux asseoir sa domination physique et psychique, jusqu’à vouloir la tuer.
À partir de cette expérience intime, l’écrivaine enquête sur deux féminicides : celui de sa cousine Emma, écrasée et démantibulée par son mari sur l’île Maurice en 2000, et celui de Chahinez Daoud, brûlée vive par son époux à Mérignac, près de Bordeaux, en 2021.
En mettant en parallèle ces trois destinées de femmes, Nathacha Appanah met aussi en lien les comportements de trois hommes désignés par leurs seules initiales : MB, RD et HC, qu’elle réunit dans une « pièce imaginaire » car, explique-t-elle, « il n’y a que dans cet endroit que je peux les réunir, parce qu’il n’y a que dans cet endroit que je peux maîtriser le récit, inverser les rôles, devenir à mon tour un petit bourreau, exercer un pouvoir d’emprise et de fascination, exiger écoute et silence –, dans cette pièce imaginaire, donc, je les laisserai mariner un peu, eux qui pensent qu’ils n’ont rien en commun ».
« Avale »
Avale est le titre du premier roman de Séphora Pondi, pensionnaire de la Comédie-Française, publié par les éditions Grasset. Il met en scène une femme nommée Lame qui ressemble par plusieurs aspects à l’autrice : apprentie actrice, noire de peau, adoptée et même célébrée par un monde loin de ses origines sociales, situées dans la banlieue parisienne.
Mais le roman n’est pourtant pas une autofiction et cherche plutôt à confronter, à travers un récit entrecroisé et dans la langue elle-même, le destin de Lame et celui de Tom, un jeune homme isolé qui s’appelait autrefois Romain, et dont l’obsession pour l’actrice rencontre d’inquiétantes pulsions de dévoration.
Le livre remonte ainsi l’enfance, l’adolescence et l’entrée dans la vie d’adultes des deux personnages principaux jusqu’à leur fatidique rencontre après des semaines de harcèlement et de messages, obscènes et/ou passionnés envoyés par le second à la première.
« E. E. »
On termine ce podcast avec un titre en forme d’initiale, E. E., traduction récente d’un livre déjà ancien, puisqu’il fut publié il y a trente ans, de l’écrivaine polonaise Olga Tokarczuk, Prix Nobel de littérature en 2018. L’ouvrage sort aux éditions Noir sur Blanc dans une traduction du polonais de Margot Carlier.
L’intrigue se déroule en 1908, dans la ville de Breslau, au sein d’une famille bourgeoise de huit enfants, parmi lesquelles se trouve Erna Eltzner, dont la vie est bouleversée lorsqu’elle s’évanouit l’année de ses 15 ans, après qu’un fantôme lui est apparu et qu’elle a entendu des voix.
Le don de communiquer avec les morts que posséderait la jeune Erna enthousiasme la mère, passionnée d’occultisme, autant qu’il exaspère le père, propriétaire d’une filature et rétif à ces dimensions éloignées du monde matériel et rationnel.
Ce don, au cœur des séances de spiritisme organisées alors par la mère, attire aussi un amateur d’ésotérisme, amoureux transi et secret de la mère d’Erna, un étudiant en médecine du nom d’Artur Schatzman qui a fait de E. E. son sujet de thèse, mais encore différentes personnes souhaitant communiquer avec leurs défunts.
Avec :
- Lise Wajeman, professeure de littérature comparée qui chronique l’actualité littéraire pour Mediapart ;
- Youness Bousenna, qui chronique l’actualité littéraire pour Télérama ;
- Copélia Mainardi, qui écrit notamment pour Libération.
« L’esprit critique » est un podcast proposé par Joseph Confavreux pour Mediapart, enregistré et réalisé par Karen Beun.