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Michael Haneke, une palme blanche et froide

Almodovar l'a encore ratée, la Palme d'or du 62e festival de Cannes est allée à Michael Haneke. Le Ruban blanc chronique la chute d'un monde, la fin de l'innocence dans un village du nord de l'Allemagne, quelques mois avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, vingt ans avant l'arrivée du nazisme. Après Farhenheit 911, Le vent se lève ou Entre les murs, on pourrait croire à une palme politique de plus. Ce n'est pas faux. Mais c'est aussi plus compliqué que ça.

Emmanuel Burdeau

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Almodovar l'a encore ratée, la Palme a été attribuée au Ruban blanc de Michael Haneke. Michael Moore et Fahrenheit 911 en 2004, Ken Loach et Le vent se lève en 2006, Cristian Mungiu et 4 mois, 3 semaines, 2 jours en 2007, Laurent Cantet et Entre les murs en 2008 : la plupart des récentes palmes avaient un sens clair. Accroître l'impact politique de films qui, sans cela, eussent risqué de s'époumoner dans le vide. Couronner une intention davantage qu'une recherche. Un sujet plutôt qu'une invention.

C'était faire un usage stratégique d'une distinction qui fut rarement un baromètre et récompensa nombre de mauvais films. Pas bête. Michael Moore sera toujours préférable à Billie August, à tout prendre.

En va-t-il de même en 2009, avec Le Ruban blanc ? Oui, si l'on considère que c'est un sujet qu'a élu le jury présidé par Isabelle Huppert. Un sujet, que dis-je, le sujet : la barbarie, la violence privée qui fait le lit du terrorisme et de tous les types de violence politique, la montée du nazisme, les racines du mal, la bête immonde sortant du ventre… Vous trouvez qu'il y a là beaucoup d'expressions toutes faites ? Trop pour être honnête et ne pas dissimuler une confusion ? Vous avez raison. Je ne fais pourtant que recopier ce qu'impriment les journaux depuis la présentation du film en milieu de semaine.

Incidents

Haneke raconte ici, pendant les deux dernières années précédant la première guerre mondiale, la vie d'un village dans le nord de l'Allemagne. Depuis son domaine, le baron règne sur les lieux, façon main de fer dans un gant de velours. Non loin, le pasteur mène sa famille à la baguette (ces deux dernières expressions toutes faites sont de mon initiative). Il y a là aussi un médecin en convalescence, un instituteur dévoué, un précepteur bourru, des paysans affamés et une ribambelle d'enfants blonds qui vont par bandes, observent et font peut-être davantage.

Des incidents viennent déranger la roue immuable des saisons : un étrange accident de cheval, la mort accidentelle d'une paysanne, le fils du baron (Sigi) retrouvé battu et attaché, la décapitation des choux-fleurs de celui-ci, un autre enfant – attardé – à qui l'on fait subir de sévères sévices, le même Sigi balancé à l'eau pour avoir trop joué du pipeau, etc.

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Il faut deux heures et demie à Haneke pour décrire ces faits. J'écris « décrire » à dessein : Haneke regarde ces faits comme des incidents plutôt que comme des crimes. Comme les interruptions d'un ordre ritualisé qui seraient aussi, étrangement, le couronnement ultime de cet ordre. L'exception qui confirme la règle.

Ruses

Le Ruban blanc parle-t-il de nazisme ? Jamais. Tout juste la voix off de l'instituteur devenu vieux commence-t-elle – ce n'est certes pas ce que le film a de plus heureux – par avertir que les événements qu'on s'apprête à voir ne sont pas sans rapport avec l'histoire de l'Allemagne au cours du XXe siècle.

Haneke montre-t-il le Mal du doigt ? Du tout. Le cinéaste s'attache au contraire à le disséminer, à alterner les surprises et les effets d'annonce, à rendre ses occurrences tantôt dérisoires (les choux décapités), tantôt choquantes (la torture d'un enfant).

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A-t-il soin, au moment de terminer son film, de désigner un ou des coupables au sein du village ? S'efforce-t-il au moins d'achever sa fiction ? Pas davantage. La dernière partie est consacrée à multiplier les soupçons, les certitudes, les verdicts pour mieux prendre congé à la dernière seconde, mystérieusement.

Ceci n'est pas pour indiquer que Haneke se moque de son sujet, bien qu'il y ait en effet plus d'une ruse de sa part. Ceci est pour demander au lecteur de ne pas trop prêter à l'oreille aux commentaires : Le Ruban blanc n'est pas un film à thèse, c'est plus et moins qu'une fable sur le Mal.

Personnages

D'une part il est arrivé au cinéaste allemand élevé en Autriche d'être beaucoup plus frontal, beaucoup plus terrible dans son évocation des horreurs, domestiques et / ou politiques : citons seulement ses deux films précédents, le beau Caché et l'inutilissime Funny Games. D'autre part il ne faut pas oublier que Haneke a toujours été un formaliste. Pas n'importe lequel: glacial et clinique, « appuyant ses démonstrations sur la table d'opération du plan-séquence ». Un formaliste à l'autrichienne.

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Le Ruban blanc est ainsi filmé dans un noir et blanc splendide, en longs plans fixes qui ne font pas rêver la ligne. Rien d'étonnant. L'étonnant, c'est que la manière d'Haneke semble s'être assouplie. Le cinéaste a rédigé lui-même un scénario d'une impressionnante richesse comprenant une bonne douzaine de personnages principaux, adultes et enfants. Ce scénario, on le croirait adapté d'un gros roman de mille pages tel que les affectionnait la littérature allemande du début du siècle. Un roman qui foisonne, traite toutes ses figures ou presque à égalité, donne du temps au temps avant de révéler le thème majeur : la fin d'une époque, la chute d'un monde.

Le didactisme prêté à Haneke n'est donc pas seulement déjoué par les ruses évoquées plus haut. Il est aussi débordé par une épaisseur romanesque qu'on ne lui connaissait pas. Par, osons le mot, une humanité inédite. Les acteurs allemands sont exceptionnels, l'instituteur attachant avec sa bouille de jeune Peter Ustinov les plus jeunes des enfants irrésistibles. La neige tombe sur le village, elle aura bientôt tout recouvert. Et pourtant il se peut qu'il fasse ici moins froid qu'ordinairement chez Haneke.

Blancs

Le Ruban blanc du titre est celui que le pasteur fait nouer dans les cheveux de sa fille et autour du poignet de son fils pendant le temps de leur pénitence. Ils ont commis une faute indigne d'eux et de leur famille, le père ne le leur enlèvera que lorsqu'il estimera qu'ils méritent à nouveau sa confiance. Symbole d'une pureté illusoire, le ruban de l'enfant pécheur a son répondant dans les champs recouverts de neige à perte de vue, à propos desquels la voix off note qu'ils sont d'un blanc si immaculé qu'ils éblouissent.

C'est vrai, et gageons que chacun s'en était fait la remarque : l'image brille, dans ces moments. Superbement, excessivement. Est-ce à dire que c'est son éclat même qui empêche de déceler les horreurs qu'elle abrite ? Oui. Le blanc, on le sait, peut aisément devenir métaphore universelle : de l'innocence comme de son illusion. Du bien comme du mal qu'il appelle, irrésistiblement. Dès lors, l'apprêt sans tache de l'image est à la fois ce que le cinéaste désire, en formaliste, et ce que, en moraliste qui perce les apparences, il rejette avec force.

Le cinéma de Michael Haneke atteint avec Le Ruban blanc à une pureté où s'équilibrent fermeté formelle et ouverture symbolique. C'est peut-être cela, avant tout, que le jury a voulu parer d'or: une qualité de blanc. Pas seulement un sujet, mais aussi une idée du cinéma : un certain scintillement de l'image au soleil d'hiver de l'ambiguïté.

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