Culture et idées Analyse

Francis Ford Coppola, brûlé par la lumière

Tetro a montré Francis Ford Coppola tel qu'en lui-même: de plus en plus doux, mais aussi de plus en plus expérimentateur, de plus en plus libre à mesure que les années passent (il vient d'avoir 70 ans). Est-ce un film réussi? Voilà la question à ne pas poser. Celle-ci n'a plus aucun sens pour un homme qui est la plus importante figure apparue dans le cinéma depuis Jean-Luc Godard. (Photo: Vincent Gallo dans le rôle de Tetro/DR)

Emmanuel Burdeau

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Lorsque la projection de Tetro a été finie et que les lumières se sont rallumées dans la salle du Palais Stéphanie, caméras et projecteurs ont braqué leurs feux aveuglants vers les rangs du centre, guettant la présence de Francis Ford Coppola. Il n'y était pas. C'est donc une absence flagrante que le public a acclamée pendant quelques minutes.

Ensuite, bel et bien là, répondant aux questions depuis la scène, Coppola a demandé qu'on veuille bien monter un peu l'intensité de la lumière au-dessus de la même salle. Afin, a-t-il précisé, de pouvoir mieux distinguer ses interlocuteurs. L'espace d'un instant, on a ainsi pu croire que le maître débonnaire en chemise jaune soleil voulait de ses yeux voir le vide où tout à l'heure la foule tentait de l'apercevoir.

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Angelo alias Tetro (Vincent Gallo) et Bennie/DR

Ces deux petites fables lumineuses ne sont pas simples notations d'ambiance, manière de dire: ça y est, le 62e festival de Cannes est commencé. Elles sont aussi l'introduction possible à un film qui, comme presque toujours comme Coppola, est d'abord cela: une certaine fable de la lumière. Diriger les projecteurs sur ce qui n'existe pas ou a disparu, et par là s'imaginer qu'on conjure ce fantôme ou qu'on le fait revenir à l'existence. Y voir plus clair sur ce qui est en face de vous et qui, vous interpellant, n'est peut-être au fond rien d'autre que vous-même – ou l'absence qui vous tient lieu d'être.

Le film s'ouvre par le regard d'un homme, Vincent Gallo, fasciné par une ampoule grésillante autour de laquelle tourne frénétiquement un papillon de nuit. A Buenos Aires, ville repeinte en noir et blanc numérique où cet homme a fui sa famille, il y aura beaucoup de coups de projecteurs, tantôt trop et tantôt pas assez de lumière.

En couleurs cette fois, dans des séquences souvent dansées qui tiennent à la fois du souvenir, du rêve et de la citation, il y aura d'autres éclats, de lumières ou de voix, des phares qui clignotent dans la nuit autour de scènes d'opéra et d'accident. Et à quelques minutes de la fin, Angelo alias Tetro (Gallo) acceptera enfin de donner un peu de sa sagesse supposée à Bennie, le jeune homme qui voudrait tout savoir: ne regarde pas la lumière, il ne faut pas. Détourne les yeux, petit frère.

Ecrit, réalisé et produit par Francis Ford Coppola

Tetro est le premier film écrit par Coppola depuis trente-cinq ans, c'est-à-dire depuis Conversation secrète, Palme d'or 1974. C'est seulement le troisième de toute son œuvre dont il est lui-même l'auteur du scénario; l'autre date de 1968, s'appelle Les Gens de la pluie et reste – inexplicablement – indisponible en DVD.

Le roman de Tetro n'est pas narrable en détails, mais il traite, comme presque toujours chez Coppola, de doubles et de miroirs, de rivalité entre frères, entre pères et fils… Père et oncle sont ici interprétés par Klaus Maria Brandauer et sont tous deux musiciens, comme le père et l'oncle de Coppola lui-même. On n'est donc pas loin de l'auto-biographie, du film de famille, comme presque toujours chez Coppola. Pas loin non plus de l'expérimental. Ni du baroque. Ni du kitsch. Tout dépend de quel œil on regarde le film.

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(photo: Vincent Gallo/DR)

Bref, Tetro est-il un film réussi? Voilà la question à ne pas se poser. Pourquoi? Parce que celle-ci n'a plus aucun sens pour un homme qui est la plus importante figure apparue dans le cinéma depuis Jean-Luc Godard. Et parce que cet homme n'a jamais eu qu'un thème, au fond: la réussite, précisément. C'est-à-dire l'échec.

Tout à l'heure, sur la scène du Palais Stéphanie, Coppola n'avait pas pris la parole depuis deux minutes que déjà il évoquait ses difficultés consécutives au désastre de Coup de cœur (auquel Tetro, autre film musical, fait volontiers penser). C'est un ogre en chemise jaune, un barbu épanoui, un nabab faisant monter avec lui son épouse Elaine et son fils Roman, un maître mondialement admiré… Mais à ses propres yeux, il restera toujours «little Francis», cet ex-cinéaste prometteur détruit par son orgueil et par le système.

Rater mieux

Il y a de plus en plus d'insistance, mais aussi de moins en moins d'amertume dans la manière dont Coppola (se) raconte cette histoire. C'est pourquoi on préférera laisser aux autres le soin de dire si Tetro est réussi. Les rumeurs qui circulaient hier soir sur sa plus ou moins grande beauté sont ridicules, disons-le tout net. Coppola a passé l'âge des chipotages. Et surtout, à sa manière, le film est très clair sur le sujet: il n'y a rien de pire que réussir. Rien de pire pour soi. Rien de pire pour les autres, à commencer par votre famille. Cela vous bouffe, c'est le plus vorace des vampirismes, cette lumière-là vous consume impitoyablement.

Il n'y a certes rien de pire non plus que d'être un raté, ainsi que tout le monde le répète à l'écrivain démissionnaire qui donne son titre au film. Comment faire alors? Comment ne pas réussir sans rater pour autant? Comment échapper à l'affreuse alternative du succès et de l'échec? C'est la question du film. Il ne faut pas moins de 2h07 à Coppola pour esquisser une possible réponse.

Arrivé là, il faudrait élargir le cadre davantage que ne le permet la respiration d'un compte-rendu quotidien. Il faudrait, en décrivant la manière dont Tetro conjugue le nouveau style de la haute-définition numérique (image d'une netteté parfaite, rendu à la fois féerique et documentaire...) et des hommages à des grands maîtres du passé, à commencer par Michael Powell et ses Chaussons rouges, retraduire en termes d'histoire du cinéma cette étrange stratégie que Coppola déploie pour se tenir à l'écart du ratage comme de la réussite.

Avec les maléfices de la puissance, l'âge a toujours été l'autre grande préoccupation du cinéaste: celui des hommes et celui des images. Par son style sans unité mais inédit, Tetro marque une date dans le cinéma. Laquelle? Difficile à dire. Remarquons seulement que tout est lié, que tout rime: les soleils de Coppola sont aussi des mécanismes d'horlogerie, ce qui donne la lumière rend un son de tic-tac… Nous y reviendrons.

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(photo: Tetro et Bennie/DR)