Christine Montalbetti : l’Amérique comme fiction

Après deux romans japonais, Christine Montalbetti retourne aux États-Unis, explorant des crises individuelles et collectives, dans un roman inclassable, vertigineux, génie du lieu et hymne à la puissance de la fiction : Plus rien que les vagues et le vent. Rencontre avec l’auteure et extrait du roman en fin d’article.

Cet article est en accès libre.

Pour soutenir Mediapart je m’abonne

Illustration 1
© Christine Montalbetti

Depuis son tout premier roman, Sa fable achevée, Simon sort dans la bruine (2001), Christine Montalbetti compose, au sens le plus musical du terme, avec les lieux : le Japon de L’Évaporation de l’oncle, de Love Hotel, et de L’Expérience de la campagne mais aussi les grands espaces américains, ceux de Western, de Journée américaine, ou de son dernier roman, Plus rien que les vagues et le vent. Un Français à l’identité incertaine a trouvé refuge dans un coin d’Amérique battu par l’océan, Cannon Beach, « ce genre de bout du monde où, quand on rouvre les yeux sur la baie vitrée, c’est le spectacle muet des vagues sous le ciel sans limites, avec seulement l’idée du Japon en face de soi ».

Dans ce lieu extrême, les volcans peuvent tuer, la catastrophe advenir à tout moment, la géologie se confond avec la psychologie, les personnages semblent émaner des forces telluriques, ils sont malmenés par leurs destins comme le sable est fouetté par les vagues, « ce sable fragile que l’océan bat sans relâche », « capable de porter à son tour le tourment ». « Chaque fois que je relève les yeux vers l’océan et que je pense à toutes ces histoires que j’ai entendues chez Moses, je ne peux pas m’empêcher de trouver un lien inexplicable entre le spectacle inutile et violent des rouleaux qui viennent s’écraser contre la grève et l’acharnement du sort à briser méthodiquement les éclats de bonheur auxquels Colter et les autres étaient parvenus. »

Ce Français sans nom et sans emploi semble aux prises avec un récit impossible : l’homme fouille le « magma boueux, brûlant et trouble » de son histoire, promet des révélations, digresse, revient, délivre des « bribes d’intuition de la suite », ses sens aux aguets face à l’océan déchaîné (« dans tout cela, ce qu’il faut, par-dessus tout, c’est que vous entendiez l’océan »). Le roman de Christine Montalbetti est tout entier dans cette atmosphère tendue, en suspens, le danger est imminent et la menace incertaine ; le lecteur est pris par une voix qui le domine et le balade au gré des vagues et du vent, le guide et pourtant le perd. Le récit sera un va-et-vient constant, entre départ et retour, « je crois qu’on a fait le tour ».

Dès les premières pages, tout repère est perdu : « la nuit annule la possibilité du paysage », la route défile, les phares trouent l’obscurité mais où ce chemin nous conduit-il ? Plus rien que les vagues et le vent refuse le roman californien, soleil, surfeurs et combinaisons de néoprène moulantes mais aussi le western. Lorsque le narrateur entre dans le bar de Moses, ce « local sombre où flottait cette odeur de moût et d’embruns qui allait devenir l’odeur de mes soirées ici », il y a bien « trois dos juchés sur les tabourets devant le zinc » qui « me rappelaient quelque chose », mais aucun des codes du western ne pourra aider le narrateur ou le lecteur à y voir immédiatement plus clair. Même chose avec Tom et Wendy : « Tom avait mis du roman dans la vie de Wendy, il avait ouvert des perspectives, laissé naître des hypothèses, introduit des attentes. Mais le roman avec Tom avait été bref, et c’était dans un autre genre de roman finalement que Wendy s’était trouvée, un genre de roman social, où les bluettes volent en éclats. »

Si le roman commence comme une road story, c’est un autre chemin qu’il prend pour mieux nous échapper, nous malmener, avec une ironie douce-amère, des interpellations constantes, un humour ravageur. Et il nous faudra bien des récits pour comprendre qui sont Colter, Shannon et Harry Dean et l’influence terrible qu’ils ont eue sur la vie du narrateur.

Illustration 1
© Christine Montalbetti

« Une fiction de chagrin »

Là est le tour de force narratif de ce roman : vous plonger dans une atmosphère épaisse, moite, qui repose sur des peurs archaïques, des indices qui se révèlent des leurres, faire de vous le dépositaire d’histoires vous enchaînant à cet inconnu qui tente de se confier, de révéler ce secret qui le hante. Car « les histoires qu’on vous raconte vous lient, d’une certaine manière. Soir après soir, ils m’avaient conté leur vie ; et soir après soir je me sentais un peu plus lié par les récits qu’ils me faisaient ». Cette dépendance, liée à une fascination comme au désir de savoir, de comprendre, le narrateur la transmet, de manière diabolique, au lecteur.

Illustration 2
© Christine Montalbetti

Et le nœud est d’autant plus serré qu’il vous est impossible de transmettre, à votre tour, ces histoires entendues et lues… Comment dire ce que raconte cet homme ? Tout échappe, mène à ce « rien » creuset du livre. Plus rien que les vagues et le vent est le roman d’un lieu, une rêverie sur des noms, des éléments, des histoires héritées (d’Ulysse aux romans américains) ; c’est un livre aussi poétique qu’il est politique, roman de la crise, existentielle comme sentimentale ou économique, c’est un poème en prose tissé de vagues et de « divagations », dans lequel les parenthèses viennent imprimer à la phrase le rythme de l’océan. Le « rien » du titre est le ferment d’un « tout » indicible, celui d’un roman somptueux qui déjoue toutes les attentes et en crée de nouvelles dans la confrontation de deux temporalités : celle, lente, du paysage – l’océan, le volcan ou le Haystack Rock, monolithe côtier et « énigme géologique » – et celle, « rapide, minuscule, d’une vie humaine » ; dans la confrontation d’hommes et de territoires, du passé et du présent, de la vérité et de la fiction. Seules demeurent cette puissance du récit et la magie de l’imaginaire, quand, chaque fois que l’on croise des silhouettes dans ce lieu à part, « il ne reste qu’à inventer ce qui se passe dans leur tête et tout le fatras de ce qui les a conduits ici ».

Tout en ce lieu est récit potentiel, appel à l’invention, « ces maisons qui abritaient chacune son lot d’histoires tues qui menaçaient révélation », les voitures qui passent avec ce « le lit de passé et d’avenir que chaque conducteur transportait avec lui », les clients du bar de Moses, Le Retour d’Ulysse. Le narrateur recueille ces récits, les assemble comme un puzzle qui, une fois terminé, nous révélerait cette énigme sur laquelle il bute. Tout ici est jeux de miroir et mises en abyme, « un confluent de possibles » que construit un roman vertigineux, qui est un véritable défi à la fiction comme territoire à conquérir et subvertir et, peut-être, un leurre, né de ce plaid qui couvre le narrateur, « un tissu éponge qui arbore en relief un motif d’arabesques, des ondulations, simplement répétées, et si bien que quand on passe la main dessus on sent dans sa paume leur tracé sinueux comme les crêtes de vagues, comme si ce plaid représentait, par un jour laiteux, l’océan lui-même, dont ainsi, heure après heure, je lis et relis l’image en braille ».

© Mediapart
  • Christine Montalbetti, Plus rien que les vagues et le vent, P.O.L., 288 p., 16,90 € – Lire un extrait
Illustration 4
©