La liberté d’expression et ses caricatures

Faire de la liberté d’expression l’étendard de la France, et des caricatures de Charlie Hebdo son expression structurante, est-ce prendre le risque de transformer un repère nécessaire en réflexe identitaire ?

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«Si vous avez des questions sur la France, appelez-moi ! » Ainsi Emmanuel Macron a-t-il conclu le coup de téléphone furieux qu’il a donné en fin de semaine dernière au New York Times, et que le journal relate dans un article instructif intitulé « Macron contre les médias américains ».

Le président français a directement fait part, par lettre ou par téléphone, de son ire sur la façon dont plusieurs journaux anglo-saxons, du New York Times au Financial Times, ont traité la séquence entourant la décapitation de Samuel Paty, en s’indignant de l’incompréhension avec laquelle ces médias auraient abordé les différences de valeurs, de part et d’autre de l’Atlantique, autour de la religion, de la laïcité mais aussi de la liberté d’expression.

Les animateurs de la revue Le Grand Continent, éditée par le Groupe d’études géopolitiques, une association indépendante domiciliée à l’École normale supérieure, ont, eux, pu poser toutes leurs questions au président et viennent de publier un (très) long entretien sur la « doctrine Macron » dans lequel celui-ci explicite les choses.

Pour le président, tout le débat récent « a consisté, au fond, à demander à l’Europe de s’excuser des libertés qu’elle permet. Et en l’espèce à la France. Et le fait que ce débat ait si peu vécu en Europe, ou qu’il ait été structuré de manière si gênée, dit quelque chose de la crise morale qui est la nôtre ». Or, affirme-t-il, « nous sommes un pays de liberté où aucune religion n’est menacée, où aucune religion n’est malvenue ». Toutefois, « nous ne sommes pas multiculturalistes, nous n’additionnons pas les façons de représenter le monde côte à côte, mais nous essayons d’en construire une ensemble, quelles que soient après les convictions qu’on porte dans ce qui est l’intime et le spirituel ».

C’est « forts de cela » que nous aurions « des droits : la liberté dexpression, de caricature, qui a fait tant couler dencre. Il y a cinq ans, quand on a tué ceux qui faisaient des caricatures, le monde entier défilait à Paris et défendait ces droits. Là, nous avons eu un professeur égorgé, plusieurs personnes égorgées. Beaucoup de condoléances ont été pudiques et on a eu, de manière structurée, des dirigeants politiques et religieux dune partie du monde musulman  – qui a toutefois intimidé lautre, je suis obligé de le reconnaître – disant : “Ils n’ont qu’à changer leur droit.” Ceci me choque et, en tant que dirigeant, je ne veux choquer personne, je suis pour le respect des cultures, des civilisations, mais je ne vais pas changer mon droit parce quil choque ailleurs ».

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Un manifestant contre la loi de sécurité globale, à Paris, le 16 novembre 2020. © Edouard Monfrais / Hans Lucas via AFP

Ce droit à la liberté d’expression se fonde, de part et d’autre de l’Atlantique, sur plusieurs textes fondamentaux. L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui rappelle que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de lhomme », le premier amendement de la Constitution des États-Unis, ratifié en 1791, qui affirme que « le Congrès ne fera aucune loi qui […] restreigne la liberté de parole », ou la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui énonce que « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression ».

Les propos du président de la République ont ainsi le mérite de rappeler que la France a fait de la liberté d’expression un de ses principes cardinaux, alors que ce droit fondamental est dénié dans de nombreuses parties du monde. Mais le fait de brandir la liberté d’expression en bandoulière à la face du monde peut aussi paraître hypocrite de la part d’un pouvoir qui, dans le même temps, ne s’en soucie pas toujours à l’intérieur, quand il fait par exemple aujourd’hui même voter une loi empêchant les citoyens de filmer la police.

Invité des « Matins » de France Culture mardi 17 novembre, Jean-Marie Delarue, ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté, s’est ainsi inquiété de « reculs de la liberté d’expression » en pointant le fait que « les médias écrits dans ce pays sont propriété de cinq milliardaires et que personne n’y fait plus attention », ou le fait « de retirer certains délits de la loi de 1881 » qui régit et protège la presse en France.

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Faire de la liberté d’expression une part de l’identité et de la grandeur française pose aussi problème lorsqu’on fait, dans le même temps, l’impasse sur trois éléments que pointe le philosophe Denis Ramond, auteur de La Bave du crapaud. Petit traité de liberté dexpression (Éditions de l’Observatoire, 2018) et de Images défendues (Classiques Garnier, 2018).

Le premier est qu’en France, la « faible attention théorique portée à la liberté dexpression est frappante au regard de limportance quelle prend dans les débats publics ». Le principe est ainsi d’autant plus mis en avant qu’il n’est jamais mis en perspective, ni interrogé dans ses effets et ses formulations.

Le deuxième est que l’opposition entre la France et les États-Unis est largement surestimée, ou en tout cas essentialisée, alors qu’elle est davantage juridique qu’intrinsèque. « En réalité, écrit Denis Ramond, la différence entre les États-Unis et les autres démocraties libérales tient au fait que la protection constitutionnelle accordée à la liberté de parole, ainsi que la possibilité de saisir la Cour suprême, a suscité aux États-Unis une activité jurisprudentielle, doctrinale et théorique sans comparaison avec les autres pays sur cette question. La réflexion sur la signification et les limites de liberté dexpression ny est pas intrinsèquement différente ; elle y est, tout simplement, plus développée. »

Troisième élément – sans doute le plus important –, tous les textes fondamentaux qui formulent et garantissent la liberté d’expression énumèrent aussi des limites à celles-ci, même si Denis Ramond note que celles-ci ne « brillent ni par leur cohérence, ni par leur clarté ».

L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ratifiée à Rome en 1950, qui est le premier à indiquer que « toute personne a droit à la liberté dexpression », la conditionne aussitôt en affirmant que l’exercice de celle-ci « peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à lintégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de lordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits dautrui ». Ce qui doit paraître large à celles et ceux qui en font aujourd’hui un étendard intouchable.

« Piège sémantique grossier »

Sans suggérer pour autant que le fait de heurter telle ou telle sensibilité constitue une raison de dénier à une parole ou une image le droit d’exister, ni entrer dans le détail philosophique des limites opposables à la liberté d’expression, le chercheur Denis Ramond montre que deux interprétations de celle-ci s’opposent : l’une offensive, l’autre tolérante.

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François Héran en 2019. © DR

La lecture offensive, telle qu’elle a notamment été faite par l’arrêt Handyside rendu le 7 décembre 1976 par la Cour européenne des droits de l’homme, lequel affirme que « la liberté dexpression constitue lun des fondements essentiels dune société démocratique, lune des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun », juge, pour reprendre les termes de François Héran, professeur au Collège de France, que « toute parole ou image, même offensante, alimente le débat public et, donc, sert la démocratie. Elle serait bénéfique pour tous, y compris pour la minorité offensée. Une telle position est typiquement “paternaliste” : lauteur de laffront sait mieux que ses victimes ce qui est bon pour elles ; il estime que la blessure sera effacée par le surcroît de lumières ainsi dispensé ».

L’autre interprétation du droit de libre expression, toujours selon les termes de François Héran, « prend au sérieux le principe de non-nuisance affirmé en 1789 et le principe du respect des croyances posé en 1882 par Jules Ferry et rappelé dans la Constitution de 1958 ». Sans cette attention, le professeur au Collège de France estime que, « poussée à labsolu, la libre expression ne tolère plus la libre critique ».

Trancher entre ces deux interprétations, explique François Héran dans sa roborative « Lettre aux professeurs dhistoire-géographie » publiée par La Vie des idées, suppose d’abord d’éviter le « piège sémantique grossier » qui voudrait « reformuler le dilemme en termes psychologiques ou moralisants : vous serez “courageux” si vous persistez à offenser lautre, “lâche” dans le cas contraire ».

Et même s’il n’est pas possible de choisir définitivement entre ces deux interprétations sans faire abstraction de situations politiques ou d’argumentations juridiques qui les bousculent sans cesse, il demeure des façons de s’orienter dans ces questions souvent brouillées ou instrumentalisées.

Une première suppose de donner place, dixit Denis Ramond, à deux « éléments négligés » dans la manière dont sont d’habitude posés les débats autour de la liberté d’expression, à savoir « la subjectivité des récepteurs, ainsi que la nature des rapports entre le récepteur et le locuteur ».

Une deuxième impose de se souvenir, pour le dire comme Pierre Tévanian, enseignant et animateur de LMSI (Les Mots sont importants), que dans un moment où « se polarise depuis des années entre les “Charlie”, inconditionnels de “la liberté d’expression”, et les “pas Charlie”, soucieux de poser des “limites” à la “liberté d’offenser” », ni la liberté d’expression ni sa nécessaire limitation « ne doivent en fait être posées comme l’impératif catégorique et fondamental ».

Une troisième exige de porter à chaque fois son attention sur l’image ou le texte, mais aussi sur le contexte dans lequel ceux-ci se déploient. Pour ce qui concerne la nature du message, explicite François Héran, « tout le monde nest pas Daumier, Nadar ou Doré ou, de nos jours, Chappatte, Dilem, Pétillon ou Plantu. Le talent artistique de Cabu reste indépassé, de même que lautodérision sur nos obsessions sexuelles chère à Wolinski. On connaît la une de Charlie du 8 février 2006, où Cabu campe le prophète en pleurs s’écriant : “C’est dur d’être aimé par des cons !, avec cette légende surimprimée : “Mahomet débordé par les intégristes”. La cible est clairement définie, alors que la caricature de Coco “Une étoile est née” représentant Mahomet nu en prière, offrant une vue imprenable sur son postérieur, visait lislam tout court. Les attentats, depuis, ont sacralisé toutes les caricatures sans distinction. Comment expliquer aux élèves que nous sommes arrivés au point où cest justement quand la caricature est nulle, réduite à sa fonction la plus dégradante, sans dimension artistique, humoristique ou politique, quelle est censée illustrer à l’état pur la liberté dexpression et nos plus hautes valeurs républicaines, y compris laffirmation de la dignité humaine ? À limpossible nul nest tenu. »

Pour ce qui est du contexte dans lequel se déploie le texte ou l’image, Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel, anciens de la revue Esprit fondée par le philosophe catholique Emmanuel Mounier, jugeaient récemment dans une tribune, que « enfermés dans le seul contexte français de la République souveraine et indivisible, les défenseurs de la caricature à tous les vents sont aveugles sur certaines conséquences concrètes de la mondialisation, entre autres concernant le blasphème. On a rappelé à satiété et à bon droit, depuis le 7 janvier 2015, que le blasphème n’était plus un délit en France depuis la Révolution (plutôt, en fait, depuis la fin du XIXe siècle). L’insulte au religieux peut certes relever des tribunaux, par exemple comme provocation à la haine, mais non comme “blasphème”. Sauf que ce n’est pas la liberté d’insulter et de caricaturer la religion en France qui fait problème : c’est l’inexistence de cette liberté dans de nombreux États du monde et son rejet de fait par certaines religions et d’autres cultures. Ce qui n’est plus blasphème pour nous le reste éminemment chez d’autres ! »

Faudrait-il pour autant se censurer en France ?, interrogent alors les auteurs, en notant que « pour les journalistes de Charlie Hebdo, la réponse est sans équivoque : il ne faut pas céder d’un pouce sur la liberté de caricaturer les religions. Sinon, ce serait donner raison aux assassins, ce serait admettre des limites à la liberté d’expression et appeler, de fait, à l’autocensure. Au Danemark, où cette “logique de l’honneur”, pour reprendre l’expression de Philippe d’Iribarne, très française, n’a pas cours, le journal qui avait publié le premier les caricatures a fait le choix inverse. Lâcheté ou sagesse politique ? La question est réelle ».

« La liberté de caricaturer n’est pas une politique »

D’autres voix se sont élevées, ces dernières semaines, pour assumer une critique de certaines caricatures du journal satirique sans renoncer à la liberté d’expression, en provenance du monde chrétien. Avec une triste ironie, l’évêque de Nice, qu’on peut difficilement soupçonner d’islamo-gauchisme, a répondu au journal local peu après que trois de ses paroissiens eurent été égorgés : « Non, je ne suis pas Charlie, je suis André Marceau ! Soyons nous-mêmes avec nos convictions. Ces caricatures, ce n’est pas mon problème. Certes, la liberté d’expression est sacrée en France, mais que chacun s’assume. Il y a des identités qu’on ne peut pas trop bafouer à la légère. »

L’archevêque d’Albi, Mgr Jean Legrez, s’est, lui, demandé, « comment croire que la quintessence de l’esprit français réside dans la vulgarité et la malveillance ? » Se défendant de justifier ainsi « la moindre barbarie », il allait jusqu’à affirmer que « jamais la liberté d’expression ne devrait faire fi du respect dû aux convictions d’autrui ».

Pour Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel, « la liberté de caricaturer est essentielle, mais elle n’est pas une politique ni une pédagogie ». Peut-on alors cesser de faire des caricatures du journal martyr non seulement le symbole ultime de la liberté d’expression, mais aussi l’alpha et l’oméga de la politique et géopolitique française et l’emblème cardinal des valeurs de la République ?

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Vouloir l’éradication du djihadisme islamiste ou pouvoir être ému par les récits des survivants et des proches de la rédaction décimée en janvier 2015 qui se sont exprimés au procès tenu en cette rentrée n’interdit pas un regard critique sur ces dessins et l’effet qu’ils produisent. On peut, comme l’expliquait l’universitaire américaine d’origine Pakistanaise Saba Mahmood (1961-2018), coauteure d’un ouvrage intitulé La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression comprendre l’outrage fait à certains musulmans par les caricatures du prophète sans justifier l’action des terroristes, voire inviter à repenser la conception même de la laïcité et de la religion afin éviter un choc frontal entre liberté d’expression et de croyance.

Mais ceux qui voudraient affirmer qu’au nom de la liberté d’expression ils défendent autant le droit aux caricatures que la possibilité de les critiquer sont aujourd’hui écartelés entre deux positions, pour le coup, caricaturales.

La première, celle qui se donne à voir sur les chaînes d’info et à entendre dans les couloirs du pouvoir, veut faire rendre gorge à l’ensemble de la gauche radicale en la sommant de se ranger derrière les positions des entrepreneurs de guerre civile de salon du Printemps républicain ou de participer à la chasse aux sorcières néo-maccarthyste d’un Jean-Michel Blanquer ou d’un Gérald Darmanin.

Ce camp-là n’aura de cesse de faire de « Je suis Charlie » non un véhicule de la liberté d’expression mais un instrument de sommation, que l’écrivain Philippe Lançon, pourtant lui-même grièvement blessé lors de l’attentat contre Charlie Hebdo, remarquait déjà il y a deux ans, dans un texte où il notait qu’au « lieu d’une réflexion profonde sur les bases d’un contrat social renouvelé, moins normatif et plus pragmatique, l’idéologie s’est installée. “Je suis Charlie” est devenu l’étiquette magique qu’on faisait valser au gré de ses intérêts, de ses combats et de ses préjugés ; en clair, une injonction. Cette injonction, qui dégradait comme toujours l’élan initial, variait selon les utilisateurs du slogan. Elle visait à regrouper autant qu’à exclure, à regrouper en excluant… »

La seconde, présente dans une partie de la gauche radicale, beaucoup moins audible mais tout aussi pernicieuse, se tient prête à passer la liberté d’expression par-dessus bord en délégitimant d’emblée le fait même de montrer les caricatures du prophète. Le souci de dénoncer les égarements d’une République punitive, les stigmates et attaques contre les musulmans ou les instrumentalisations du pouvoir pour alimenter un agenda réactionnaire ne peut pourtant se payer d’un tel sacrifice.

Or, c’est bien de cela qu’il s’agit à lire le texte paru dans Lundi matin, sous la plume du philosophe Alain Brossat. L’auteur y traite le professeur de Conflans-Sainte-Honorine « d’enseignant pyromane » et brocarde « la qualité pédagogique de ce genre de “matériel” et de l’action enseignante consistant à le présenter comme document de civilisation et de progrès à des enfants de treize ans ». Tout en reconnaissant ne pas savoir ce qui s’est exactement dit pendant ce funeste cours sur un mode semi-complotiste : « Quels furent ses mots exacts, les flics qui ont recueilli les témoignages en ont assurément une idée assez précise, mais nous ne sommes pas près de les connaître – allez savoir pourquoi. »

Le philosophe Denis Ramond notait, en conclusion de son ouvrage, que « chacun admet que la nocivité représente la limite légitime de la liberté d’expression », mais que « personne n’est d’accord sur la signification et la nature des nuisances ». Ce qui n’est pas étonnant « tant les idées que nous nous faisons de la liberté d’expression dépendent de conceptions de la morale, de la bienséance ou de la vie en communauté ».

Ce lien profond entre l’expression de ce qu’est la communauté et ce que désigne la liberté d’expression explique ce qu’exprimait bien Soulayma Mardam Bey dans le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour en date du 27 octobre 2020 : « Pour beaucoup de Français, les caricatures sont aujourd’hui le symbole même de leur identité. Pour beaucoup de musulmans au Moyen-Orient, elles sont la négation de la leur. Ce dialogue de sourds prend actuellement des proportions démesurées, chacun se drapant dans une conception puriste et quelque peu anachronique de qui il est, la République pour les uns, l’islam pour les autres, comme si l’une et l’autre, en plus d’être par nature inconciliables, répondaient de surcroît à des critères immuables, hermétiques au temps et à l’espace. »

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