Quentin Tarantino connaît trop le cinéma pour ignorer qu'un film, bien souvent, ressemble à la rumeur qui l'entoure: vérité d'évidence que Cannes rappelle régulièrement aux étourdis. Inglourious Basterds était le film le plus attendu de cette 62e édition, il est fidèle à ce programme. C'est un film d'attente et de suspense, presque de procrastination. Le spectateur doit patienter, et patienter encore, avant qu'il ne lui soit offert ce qu'il est venu trouver: la guerre, l'action, le sang, une bande de soldats juifs en mission commando contre les nazis. L'attente est distillée avec un plaisir et une science délicieux, mais est-on bien sûr, après 2h28 de projection, que le film a bel et bien commencé?
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Le temps n'est pas venu de trancher cette question. Il y a encore un mois, les personnes informées étaient formelles: c'était folie de vouloir présenter Inglourious Basterds en compétition; le tournage s'étant achevé en Allemagne début mars, le montage ne serait jamais prêt pour la mi-mai. A première vue, le film ne souffre pas de cette précipitation: c'est sans accident qu'il s'est présenté à nous ce matin. Fluide, tranquille, sans hâte - mais c'est peut-être là la bizarrerie. Où sont les désastres promis? Léa Seydoux a trois plans et aucun mot, Mike Myers ne fait que passer, Samm Levine reste invisible, des personnages disparaissent sans prévenir. Pire: Inglourious Basterds ne comporte aucune de ces longues, harassantes, gigantesques scènes d'action qu'affectionne ordinairement Tarantino.
Il se peut que celles-ci aient été réduites au montage. Franchement, c'est peu probable. Il s'est plus sûrement passé ceci: Tarantino a choisi de traiter son sujet autrement que par la violence. Pourquoi? Parce que le sujet est impressionnant, et que lui-même évolue. Comment? Cela tient en deux mots.
Langues
Langues. C'est le premier mot. Là encore, l'attente est à la fois déjouée et relancée. En dépit du battage, le héros d'Inglourious Basterds n'est pas le lieutenant américain Aldo Raine campé par Brad Pitt mais le colonel nazi Hans Landa interprété avec une exquise gourmandise par l'acteur allemand Christoph Waltz.
Le génie du personnage est son polyglottisme. Landa parle allemand, français, anglais et italien. Comme vous et moi. Dès l'ouverture - superbe, mais ne soyez pas pressés d'entendre parler la poudre -, il passe d'une langue à l'autre, s'excuse de son français médiocre (il est éblouissant) pour demander la permission de passer à l'anglais, profite d'une rencontre avec trois Italiens (en fait Raine et deux bâtards subitement aphones) pour prier ceux-lui de jouer à ses oreilles, ad libitum, la douce mélodie de leurs patronymes transalpins.
Intelligence et simplicité de Tarantino, aussi bien. Ayant à tourner un film américain dont les protagonistes sont de nationalités différentes, il n'efface pas la difficulté en donnant à tout le monde un accent yankee. Il fait des accents le chiffre du film, la vérité de ses personnages, le coeur de leurs talents ou de leurs incapacités : ce qui les sauve, ce qui les trahit. Waltz est grandiose à ce jeu, Michael Fassbender excellent, Daniel Brühl étonnant. On l'aura compris : Inglourious Basterds est d'abord un festival d'acteurs allemands en mission linguistique.
C'est comme si l'enjeu du cinéma de Tarantino se repliait sur lui-même. Jusqu'à Death Proof (Boulevard de la mort), cet enjeu était le passage du règne du verbe à celui de l'action. Comment tirer pour couper court à la jactance. Et plus encore : comment parler tellement qu'on n'en peut plus de tuer. Selon les mots de Kafka cités jadis par Pascal Bonitzer, patron des études tarantiniennes : «Ecrire, c'est bondir hors du rang des assassins.»
Affaire de traduction, mais par saut, métaphore. Rapport sans rapport, faux raccord. Or la traduction est désormais devenue le centre de l'affaire: si Inglourious Basterds retarde à ce point les scènes d'action, et si celles-ci sont d'une telle brièveté, c'est que l'essentiel du temps passe à circuler d'une langue à l'autre, à s'expliquer, à comparer les surnoms des uns et des autres, à faire durer le plaisir des questions, à s'attarder sur une intonation...
Cinéma
Cinéma. C'est le second mot. Après d'autres – Ernst Lubitsch, par exemple –, Tarantino aborde le nazisme par la représentation. Ce sont les gros rires des officiers de la Gestapo, cette vieille ficelle qui révèle le pantin sous l'uniforme, le mauvais acteur. Il y a plus : par exemple les jeux de rôles opposant les bons et les méchants, chacun se collant sur le front une carte où est inscrit le nom d'une personnalité, vraie ou fictive: King Kong, Pola Negri, G. W. Pabst, d'autres encore... Michael Fassbender interprète un critique de cinéma britannique, Mélanie Laurent une jeune femme juive camouflée en propriétaire de salle parisienne. Quant au drame, il converge tout entier, à pas certes dûment comptés, vers la grande première d'un film nazi intitulé Stolz der Nation.
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Inglourious Basterds culmine au beau milieu de la projection, avec l'incendie de 350 copies nitrate, tandis que la voix d'Emmanuelle/Shosanna (Mélanie Laurent) savoure sa vengeance depuis l'écran où elle s'est invitée par la grâce du montage à l'ancienne (des ciseaux, un peu de colle, QT n'est pas un homme du numérique). Tout le gratin du Reich périt par le feu. Le cinéaste l'a dit au cours de la conférence de presse qui a suivi la projection, c'est son nouveau motto: ce qu'il aime, c'est l'idée que ce soit le cinéma, la puissance du cinéma qui triomphe du nazisme. Par métaphore, certes. Mais aussi: littéralement.
Feu le film
Récapitulons. Terriblement bavard, et moins épris de virtuosité dans la palabre que les précédents films du cinéaste, Inglourious Basterds ne tient pas ses promesses. On croyait que qu'il serait colossal ; en vérité c'est une chose encore plus petite et serrée que Death Proof. Les scènes d'action sont rares et, en outre, elles sont expédiées : nombreux sont les personnages importants qui meurent en quelques photogrammes, sans une larme. Tarantino rompt avec l'ancien équilibre de son cinéma, la dialectique qui, chez lui, articulait avec souplesse et élégance actions et paroles, tirs et tirades.
Death Proof refusait déjà d'articuler: ou bien ça parlait, ou bien ça carambolait, sans transition. Inglourious Basterds fait un pas supplémentaire: D'un côté les circonvolutions infinies du verbe, tournant sur lui-même dans la variété de ses idiomes. De l'autre quoi? Mon coeur inflammable, l'intouchable : la pellicule, le celluloïd, des petits bouts de film qui s'allument pour un grand feu de colère et de joie. Et Shosanna qui, bien que morte dans la cabine de projection, triomphe dans la salle.
Ce qu'il y a entre les deux, entre le verbe et la pellicule, autrement dit le spectacle de corps s'entre-tuant dans une débauche d'effets de mise en scène, le «cinéma», le cinéma du cinéma – tout cela ne semble plus tellement intéresser le cinéaste. Le carton qui ouvre Inglourious Basterds dit: «Once upon a time... in Nazi occupied France.» C'est un conte, le récit d'un prodige qui n'eut jamais lieu. Un conte de paroles, un babélisme. Et c'est aussi un conte de cinéma, où celui-ci a force de résurrection, de réécriture de l'Histoire.
On voit alors combien est absolue la croyance placée en lui par Tarantino. Il est donc temps de mettre fin au malentendu majeur. Ce n'est pas une croyance de cinéphile, l'usage du cinéma par Inglourious Basterds n'a rien de maniériste. Tarantino n'est pas le geek ultime, une pure créature de vidéoclub. Il n'y a pas de second degré chez lui, que du premier. Zéro métaphores.
Le souverain bien n'est pas la citation ou l'extrait. La machine à tuer les méchants, c'est le cinéma lui-même, son fait brut. La route de Death Proof, ses rubans de bitume avaient donné le signal. Aujourd'hui c'est clair: l'objet de Tarantino, c'est la pellicule, son défilement, son feu irrésistible. La littérarité, et peut-être plus encore la littéralité du cinéma.
Maintenant, il faut prendre cet article avec des pincettes. L'attente va encore durer. Inglourious Basterds n'est peut-être pas fini, il se peut qu'en salle il soit très différent que ce qu'il était il y a quelques heures dans l'Ampthithéâtre Lumière. Tarantino l'a laissé entendre à la conférence de presse. Mais il nous fait avancer dans la connaissance d'un des plus grands cinéastes de ce temps. Et il brûle.