19 janvier, Tours. « Les gars sont motivés »

Agrandissement : Illustration 1

« On a déjà commencé à réfléchir sur la façon de maintenir le mouvement dans le temps. Les gars sont motivés, ils savent que les Français n’en peuvent plus de la régression sociale. » Laurent Loiseau, agent de circulation de 49 ans et délégué CGT, résume l’AG matinale des cheminots de Tours et du technicentre de Saint-Pierre-des-Corps. À 10 heures, ils rejoignent la tête de cortège, avenue de Grammont, à Tours, où s’agitent les drapeaux de l’organisation syndicale.
Dans la foule, Alain, 71 ans, casquette et chasuble rouges, ancien technicien d’atelier à Saint-Pierre-des-Corps. Il est en colère contre le « mépris incroyable du gouvernement » à l’égard des travailleurs et des travailleuses. Après 35 années à cotiser, il est parti en retraite anticipée à 54 ans et six mois, par obligation dit-il, car sa santé s’esquintait. « Je touche 1 100 euros par mois plus 250 euros parce que j’ai fait aussi beaucoup de sous-traitance. Mais j’ai hérité d’une maison et, à cause des travaux, je suis endetté, je ne m’en sors plus. »
À la fin de sa carrière, Alain ne touchait plus au poste à souder : « Je faisais seulement des contrôles techniques car mes yeux commençaient à fatiguer avec les rayonnements de la soudure. En plus, je bouffais de l’amiante. Dans ces milieux, on est exposés à des tas de produits toxiques et au bout d’un moment, ça ressort. »
19 janvier, Montpellier. « Je ne pense pas que Macron cédera »

Agrandissement : Illustration 2

Christine, 53 ans, est responsable de service administratif dans l’enseignement supérieur. Elle se dit « à fond concernée par la réforme », car elle est née en 1969. « Je devais partir à 62... Eh bien, ce sera 64 ! », lance-t-elle, amère. « Quand j’ai commencé ma carrière, je m’occupais des dossiers de retraite. À l’époque, on partait à 60 ans dans de bonnes conditions », regrette-t-elle. Elle ne croit pas que le gouvernement pliera face à la rue. « Ou alors il faudrait bloquer tout le pays ! », ajoute-t-elle, sans adhérer à ce scénario.
« Macron ne cédera pas au chantage », poursuit Céline, sa collègue. Elle entre dans le dispositif des carrières longues car elle a commencé à travailler jeune. Mais elle y perd quand même. « Je partirai à 62 ans mais avec l’allongement de la durée de cotisation, je vais gagner moins, explique-t-elle. J’ai calculé, j’aurai droit à 1 230 euros alors que j’en gagne 3 000. Je suis toute seule, comment je vais m’en sortir ? Si je veux une surcote, je vais devoir travailler plus... »
19 janvier, Tours. « Trois collègues jeunes retraités sont morts récemment »

Agrandissement : Illustration 3

Christophe Duveau, 50 ans, est délégué CFTC, commandant et cadre de santé chez les sapeurs-pompiers de Fondettes, le centre départemental d’Indre-et-Loire. Avec deux camarades, il pousse un cercueil de pin qui attire l’attention. « Trois collègues jeunes retraités sont morts récemment. Ils n’avaient pas 70 ans. On dort mal et on respire des saloperies dans ce métier… À la fin, ça se paie. Ce cercueil, il veut dire ça. »
Son cortège est aussi photogénique que réduit. « Croyez-moi, c’est difficile de convaincre des officiers d’aller dans la rue même si tous affichent une solidarité. Mais ils savent qu’à 59-60 ans, c’est plus pareil : on ne peut plus grimper dans un camion à 3 heures du matin. Alors on nous recase dans la fonction publique territoriale et on perd sa prime de feu, qui correspond tout de même à 25 % du salaire. »
Si la réforme passe, Christophe travaillera deux années supplémentaires. « On a un métier essentiel mais qui attire de moins en moins de jeunes. Cette réforme va le rendre encore moins attractif. C’est une autre manière d’abîmer le service public. »
19 janvier, Paris. « Nous mourons 7 ans plus tôt que les autres »

Agrandissement : Illustration 4

Sur la place de la République, à Paris, difficile de ne pas les remarquer. Ils sont quelques dizaines de pompiers du Val-d’Oise en uniforme. Certains portent un écriteau « en grève ».
« Nous sommes venus en tenue pour ne pas être invisibles », déclare Peter Gurruchaga, représentant national CGT.
« Nous bénéficions du dispositif des catégories actives car, en moyenne, nous mourons sept ans plus tôt que les autres salariés, rappelle-t-il. On nous dit que la réforme va maintenir ce système, mais nous allons quand même devoir partir deux ans plus tard qu’aujourd’hui, ce que nous refusons. Quand j’ai démarré, je devais pouvoir partir à 55 ans. Puis ça a été 57 ans après la réforme de M. Sarkozy en 2010. Là, on va arriver à 59 ans pour avoir le droit de prendre notre retraite, mais avec la durée de cotisation nécessaire, pour moi, ce serait 62 ans. Non merci ! Les pompiers sont des héros pendant les feux de forêts ou pendant le Covid, mais quand c’est terminé, on est priés de faire comme tout le monde, alors qu’on meurt plus tôt. »
19 janvier, Tours. « Je suis en colère pour plein de choses »

Agrandissement : Illustration 5

À 27 ans, Clément, jean slim et lunettes beiges, est conducteur-mécanicien à la SNCF depuis six ans, après deux années d’errance à l’université en biologie. Le jeune homme aime son métier, « parce qu’on n’est pas emmerdé par un chef si on est sérieux ». Il n’est pas syndiqué et préfère marcher aux côtés d’un groupe d’étudiants anticapitalistes. Chaque jour, son train l’emmène jusqu’à Loches, Besançon, Nevers aussi. Son père enseigne en IUT et sa mère est au foyer.
« Mon père sait déjà qu’il partira à 67 ans parce qu’il a poussé les études jusqu’au doctorat, dit-il. Mais je pense qu’il est trop résigné pour manifester. L’autre jour, au dépôt de Saint-Pierre-des-Corps, mes collègues cheminots plus anciens ont testé le simulateur de retraite et ça leur a fait un choc à eux aussi. »
Il poursuit : « Moi, à la limite, je ne me sens pas concerné. Ou plutôt, je me dis que la retraite, pour les gens de mon âge, il ne vaut mieux pas compter dessus. Mais je suis en colère pour plein de choses, à commencer par le manque de moyens à l’hôpital parce que ma copine est interne-urgentiste et me raconte des situations invraisemblables. »
Enfin, il parle de l’inflation, qui « devient vraiment douloureuse » : « L’essence à 2 euros, c’est violent par exemple. Je suis à 1 800 euros brut et, sans les primes, c’est impossible de mettre de l’argent de côté, d’avoir des projets. »
19 janvier, Paris. « C’est une réforme épouvantable, notamment pour les femmes »
Séverine est membre d’Attac et de son collectif féministe Les Rosies. Elle a 54 ans, c’est une ancienne cadre dans une galerie d’art, au chômage après un burn-out. Elle arbore un maquillage de zombie, symbole d’une réforme qui fera travailler « jusqu’à la mort ». Elle craint que la réforme ne s’attaque particulièrement aux femmes, qui gagnent moins que les hommes et dont les carrières sont plus hachées. Elle déplore aussi une réforme aberrante du point de vue climatique. « C’est un projet de totale régression. Il faut travailler mieux, travailler moins, et aller chercher l’argent pour les retraites et la transition écologique là où il est. »
19 janvier, Paris. « Cette intersyndicale nous donne espoir »
Au milieu des drapeaux orange, gilets orange fluo sur le dos, un petit groupe de militants de la CFDT, tous employés au BHV du Marais, sont ravis d’être là. Harouna, Dorothée, Chérif, Hanna et leurs collègues veulent faire « entendre au gouvernement que la réforme n’est pas viable, que personne ne pourra travailler jusqu’à 64 ans ». Ils sont soulagés que leur syndicat ait appelé à manifester : « On est le premier syndicat de France, il est temps qu’on nous voie un peu dans la rue et cette intersyndicale unie nous donne espoir. »

Agrandissement : Illustration 7

« On sait bien qu’une seule manifestation ne suffira pas, on donne déjà rendez-vous pour d’autres manifestations à venir », dit Chérif, approuvé par tout le groupe. Ils reconnaissent que parmi leurs collègues du BHV, « il y a d’autres priorités : l’inflation, les salaires » et que les nombreux jeunes de l’entreprise « ne se projettent pas à la retraite ». « Ils nous disent que pour eux c’est foutu, qu’ils se débrouilleront par eux-mêmes en mettant de l’argent de côté », glisse Hanna qui arpente souvent le pavé parisien, y compris avec les « gilets jaunes ». « On ne lâchera pas, pour nous et pour nos enfants », lance-t-elle.
31 janvier, Paris. « On tiendra ensemble tant qu’il le faudra »

Agrandissement : Illustration 8

Tout à l’arrière de la manifestation parisienne, une marée orange. On a rarement vu un aussi gros rassemblement de militant·es de la CFDT dans un défilé de la capitale. Chasubles, casquettes, chapeaux orange fluo habillent des milliers de personnes. Toutes les fédérations majeures sont représentées : collectivités territoriales, services publics de l’emploi, agro-alimentaire, éducation, métallurgie, et même policiers...
Sur la plateforme d’un camion flanqué d’une banderole « 64 ans, c’est non », un Casimir portant le logo CFDT danse au son d’un remix des propos d’Emmanuel Macron en 2019, lorsqu’il jugeait « hypocrite » la tentation de repousser à 64 ans l’âge légal de départ à la retraite.
Toutes et tous ne sont pas parisien·nes. Joëlle est venue du Tarn-et-Garonne, où elle travaille dans une mairie, et Fabrice de l’Aude, où il est sapeur-pompier. « Je suis venu exprès à Paris », confie-t-il. « Dites bien qu’on est nombreux, réclame-t-elle, parce qu’en général, dans les médias, on voit surtout du rouge ! »
Ni Joëlle ni Fabrice ne se disent heureux de manifester. « Mais on est heureux d’être là, ensemble avec tous les syndicats, et on tiendra ensemble tant qu’il le faudra », assure-t-elle. « On est parfois caricaturés comme le syndicat des patrons, se désole Fabrice. Alors que ce n’est pas du tout ça : on essaye d’abord de négocier plus que d’autres, de discuter, d’être entendus. Mais quand on ne l’est pas, on se retrouve dans la rue, comme les autres. »
19 janvier, Paris. « On travaille comme des dingues, on épuise la planète »
Diane manifeste dans le cortège parisien, en solidarité avec les « précaires » de l’université moins bien lotis qu’elle. Enseignante-chercheuse en histoire à l’université de Marne-la-Vallée, elle souligne l’importance de lier le combat des retraites à celui de la planète. La rhétorique du gouvernement, qui prône une réforme ? Elle la fait « hurler ». « Les gouvernements nous expliquent que si on est contre c’est qu’on a mal compris. Alors que c’est une réforme dégueulasse. »
19 janvier, Paris. « On ne voit pas comment atteindre 64 ans »

Agrandissement : Illustration 10

Demba, Sacko et Amine sont conducteurs pour Keolis Argenteuil Boucles de Seine, entre les Yvelines et le Val-d’Oise, en région parisienne. Contrairement aux conducteurs de la RATP, ils ne jouissent pas d’un régime spécial et sont intégrés au régime général.
« Je ne veux pas travailler plus longtemps pour une pension qui est toujours la même, et on ne veut pas perdre les acquis gagnés par nos prédécesseurs, explique Amine, après quinze ans passés à conduire des bus pour Keolis. Nos pensions sont déjà si maigres qu’il arrive souvent que des chauffeurs retraités reviennent travailler chez nous à mi-temps pour compléter leurs retraites. »
Et pourtant, ce n’est pas un métier que l’on peut exercer après 50 ans, assurent les trois chauffeurs en chœur. « Dès 50 ans, on a des douleurs de dos, des problèmes liés au stress comme les maladies oculaires, du diabète, de l’hypertension, affirment les trois, complétant les phrases les uns des autres. Et le stress, il est provoqué par les conflits avec les usagers, qui n’en peuvent plus d’avoir des bus annulés ou en retard, mais aussi par nos conditions de travail, le stress du temps de parcours parce qu’on nous donne très peu de temps pour faire les trajets, c’est minuté et si on arrive en retard, on a une alarme, voire on est appelés par la régulation. »
Dans ces conditions, nombre de leurs collègues n’atteignent déjà pas les 62 ans, « alors on ne voit pas comment ils pourraient atteindre les 64 ans ».
31 janvier, Clermont-Ferrand. « Cette réforme est un écran de fumée »

Agrandissement : Illustration 11

Avec son képi et son uniforme, Ludovic Bernardin ne passe pas inaperçu dans les rangs des manifestants clermontois. À quelques pas de distance, les jeunes anars de la Confédération nationale du travail (CNT) l’observent d’un air goguenard. L’agent de 49 ans appartient en fait à la police rurale, c’est un garde champêtre. Et il revendique son droit de manifester aujourd’hui.
« Quand bien même je ne l’aurais pas, je le prendrais, parce que cette fois-ci, ça va trop loin », clame l’officier, du haut de ses 22 ans de service par monts et par vaux dans la campagne auvergnate. Si Ludovic affirme exercer un métier qu’il adore, « au service de la population, toujours dehors », il n’en minore pas la pénibilité, quand il faut arpenter la forêt « qu’il fasse – 10 °C ou + 30 °C avec des moyens de plus en plus défaillants ».
Mais ce n’est pas pour cela qu’il est là aujourd’hui. « Je suis en colère parce que cette réforme est un écran de fumée. Tous les leviers n’ont pas été exploités pour financer les retraites, argumente-t-il. La fraude fiscale et sociale coûte 70 milliards d’euros par an, et aucun gouvernement ne s’attelle à ce dossier. C’est pour cela qu’ils sont obligés de nous taper dessus avec cette réforme. »
31 janvier, Marseille. « Travailler jusqu’à 64 ans, c’est juste impossible »

Agrandissement : Illustration 12

« On reste mobilisés parce qu’on n’a pas le choix. Dans nos métiers, travailler jusqu’à 64 ans, c’est juste impossible », explique Gilles, salarié chez Sodexo, géant de la restauration collective. « Un cuisinier, il piétine toute la journée, un plongeur porte des gamelles très lourdes. En général, à 59 ans, on est cassé et la direction nous propose des ruptures conventionnelles pour se débarrasser de nous. »
Dans un secteur très précarisé, avec beaucoup d’intérimaires, Gilles, délégué syndical CGT, affirme n’avoir jamais vu autant de détermination. « Il y a beaucoup de femmes chez nous avec des petits contrats qui gagnent des 700, 800 euros, c’est coûteux de faire la grève alors elles la font sur la tranche de midi. C’est efficace, ça bloque tout. »
31 janvier, Lannion. « On se bat pour vos retraites à vous ! »

Agrandissement : Illustration 13

« Nous, on est déjà retraités, on se bat pour vos retraites à vous ! », déclare Jean-Michel, qui a pu prendre sa retraite à 61 ans. Odile, elle, est partie à 62 ans après une carrière hachée en tant qu’animatrice socioculturelle et institutrice : « Femme, carrière incomplète dans le public et le privé : tout ce qui va être pénalisé avec cette réforme ! Moi, je sais par expérience qu’on ne peut pas travailler plus longtemps. Actuellement, j’ai 64 ans et même pour le bénévolat je commence à fatiguer... »
À côté, Monique enchaîne : « Les réformes sont censées améliorer la vie des gens, pas l’inverse, on est là pour se battre pour une réforme plus juste. »
31 janvier, Paris. « Ceux qui ne comprennent pas l’opposition à la réforme sont minoritaires »
« Il ne faut surtout pas que les retraités pensent que leur situation va s’améliorer si celle des salariés se dégrade ! Cela ne s’est jamais vu, et même philosophiquement, cela ne s’est jamais vu... » Badge SNES-FSU au revers de son veston, Étienne a quitté son poste de professeur d’histoire-géographie à Paris il y a plusieurs années déjà, mais il lui paraît évident de manifester aujourd’hui. « Quand j’ai commencé à enseigner, on pouvait partir à 60 ans. Moi j’ai déjà dû attendre 62 ans, et il faudrait encore faire reculer cet âge de départ ? C’est absurde... »
Dans son entourage, de nombreux profs ou anciens profs partagent cette position. Mais il fréquente aussi « une frange de la population plus proche des milieux et des discours libéraux » : « Eux ne comprennent pas l’opposition au projet du gouvernement, l’équation du recul de l’âge par rapport au déficit du régime leur paraît tellement logique... Mais ils sont minoritaires en France. Même sociologiquement, ils sont minoritaires. »
31 janvier, Annonay. « Travailler deux ans de plus, ça aurait été impossible ! »

Agrandissement : Illustration 14

Yolande a 68 ans, dont 43 travaillés dans une usine textile du coin. À la retraite depuis huit ans, elle est venue en famille, « pour eux et pour tous les autres ». « J’ai fini le travail dans un sale état, raconte cette ancienne déléguée syndicale CGT. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai des tendinites de partout. Travailler deux ans de plus, ça aurait été impossible ! J’aurais enchaîné les arrêts maladie. Ils ne s’en rendent pas compte, ça, là-haut. Mais on va le leur faire comprendre. »
31 janvier, Annonay. Cette réforme est « un contournement démocratique »

Agrandissement : Illustration 15

Dans la foule d’Annonay (Ardèche), Isabelle souligne le contournement démocratique que représente la réforme. « Moi, travailler un ou deux ans de plus, je peux le faire, lance cette cadre dans le tourisme. Ce qui me dérange, c’est leur façon de décider pour nous, sans jamais nous demander notre avis. »
Comme beaucoup ici, Thierry, son compagnon, a un mot pour Olivier Dussopt. « Il est allé à la soupe, cingle cet artisan. Il vend ce qu’on lui demande, je ne suis même pas sûr qu’il y croie. »
31 janvier, Lannion. « Mieux vaut perdre un jour de lycée que deux ans de retraite »

Agrandissement : Illustration 16

Elvil et Thomas sont deux jeunes lycéens de Dantec, à Lannion. « On est venus pour ne pas travailler plus longtemps. C’est vrai qu’on a 15 et 16 ans, donc la retraite c’est très lointain pour nous. Mais si on ne l’arrête pas maintenant, quand on sera arrivés à l’âge de retraite on sera déjà morts ! »
Une idée illustrée par la pancarte qu’ils brandissent fièrement : « Métro, boulot, caveau ». « Il vaut mieux perdre un jour de lycée que deux ans de retraite. On est nombreux à se mobiliser au lycée mais pas assez... » Mais si Elvil et Thomas sont là aujourd’hui, c’est que les deux jeunes croient au pouvoir de la manifestation. Thomas compte même se syndiquer bientôt. « C’est par le collectif qu’on peut s’organiser et qu’on peut créer un rapport de force. »
31 janvier, Charleville-Mézières : « Parti comme c’est, on va travailler jusqu’à 80 ans »

Agrandissement : Illustration 17

À Charleville-Mézières (Ardennes), les syndicats ont bon espoir de faire mieux que le 19 janvier, où 5 000 à 7 000 personnes avaient manifesté, « du jamais-vu depuis au moins 1995 », voire depuis les grandes manifestations contre les fermetures d’usine dans les années 1970 et 1980. Antoine, 18 ans, Tania, 19 ans, et Maxence, 18 ans, n’étaient pas là le 19. Antoine, étudiant à Valenciennes, profite d’une semaine libre pour aller à la manifestation, « par curiosité » mais aussi en soutien au mouvement, soutien largement partagé par sa famille.
Tania, lycéenne à Charleville, profite de la grève de ses profs. La réforme, elle en « entend sacrément parler chez elle » : « Mes parents ne décolèrent pas », dit-elle. Maxence, lui, le bac en poche, veut s’engager dans l’armée. Pour tous les trois, le fait est simple : « Parti comme c’est, on va travailler jusqu’à 80 ans, c’est hors de question. »
31 janvier, Clermont-Ferrand. Les « Michelin » ne sont pas dans la rue

Agrandissement : Illustration 18

Michelin, à Clermont-Ferrand, c’est un peu la mère nourricière, l’entreprise qui a façonné la ville jusque dans l’organisation de ses rues et ses quartiers. Aujourd’hui, le géant du pneumatique emploie encore près de 9 000 salarié·es dans la capitale de l’Auvergne, où elle a son siège. Mais en ce jour de manifestation, les Michelin n’ont pas pris la tête du cortège.
« Dans mon équipe, on est dix, et je suis le seul à être sorti », se désole Thierry Paudras, cadre technicien et militant syndical CFDT. La faute, un peu, à l’évolution du salariat de l’entreprise, désormais majoritairement composé de cadres à Clermont-Ferrand – « attention, on ne parle pas de cols blancs, ici, prévient Thierry, moi, je suis cadre mais je suis tout le temps à l’usine, je peux vous dire que mon col, il est bien noir ».
La faute surtout à une pratique de la rupture conventionnelle collective (RCC) très avantageuse pour les salarié·es qui en bénéficient. « On nous permet de partir plus tôt avec des avantages, et quand les syndicats signent une RCC, tout le monde se précipite pour en bénéficier », explique le syndicaliste.
S’il est dans les rangs de la manifestation aujourd’hui, ce n’est pas pour lui-même, mais pour tous les autres, celles et ceux qui ne bénéficient pas des privilèges que peut octroyer une grande entreprise. « Et puis ce sont ces grandes entreprises qui paient le moins d’impôts, et cela, ce n’est pas normal », souligne-t-il.
31 janvier, Montpellier. « Des moyens de financement, j’en vois d’autres »

Agrandissement : Illustration 19

Justine travaille pour les services du ministère de la justice. Elle est venue manifester avec sa sœur, enseignante, faute d’être avec des collègues. Justine n’a pas le droit de grève car elle a le même statut que les militaires. Elle a donc posé un jour de congé, qui devait être validé par sa hiérarchie.
Le 19, pour la première journée de mobilisation, elle n’avait eu droit qu’à une demi-journée. Avec une carrière hachée, et des interruptions liées à des périodes de chômage, elle sait qu’elle devra travailler jusqu’à 67 ans. « Donc ça ne changera rien pour moi », souffle-t-elle. Mais Justine manifeste pour ses collègues. « Les surveillants pénitentiaires, je ne les vois pas aller jusqu’à 64 ans. » Elle conclut : « Moi, des moyens de financement j’en vois d’autres ! Taxer les très hauts revenus par exemple ! »
31 janvier, Rouen. « Un ras-le-bol général face aux injustices sociales »

Agrandissement : Illustration 20

Pour Thierry, 59 ans, brocanteur, qui n’a pas participé aux précédentes mobilisations contre d’autres projets de réforme, celle-ci prend une coloration particulière. Elle cristallise, selon lui, « un ras-le-bol général face aux injustices sociales, aux avantages accordés à certains de façon éhontée (retraites chapeaux, salaires faramineux des grands patrons…) ». « J’ai travaillé comme entrepreneur et salarié, précise-t-il. Quand je vois le montant de la retraite promise et le moment où je pourrai en bénéficier, je suis révolté : il me faudra attendre 67-68 ans pour avoir un taux plein. J’ai bossé ardemment depuis l’âge de 17 ans. Comme entrepreneur, quand je faisais des pertes, je ne cotisais aucun euro pour la retraite. Quand je gagnais de l’argent, j’étais par contre taxé lourdement. »
Un slogan aperçu sur une pancarte l’a touché : « La retraite avant la mort. » « Il n’y a pas que la valeur travail sur cette planète, souligne-t-il. Je cherche encore le bien-fondé de cette énième réforme. Le financement des retraites pourrait être trouvé ailleurs, dans la taxation des transactions financières par exemple. »
Il ne s’estime pas le plus à plaindre, malgré un parcours professionnel compliqué, et dit être là « par solidarité, pour les personnes qui souffrent au travail et devraient partir plus tôt à la retraite ». Il pense entre autres à une de ses connaissances, carreleur, usé à 59 ans, dont le mal de dos lui interdit de soulever des charges lourdes.
31 janvier, Lille : « C’est difficile d’être encore opérationnel »

Agrandissement : Illustration 21

« Je suis archéologue, dans un institut lié au ministère de la culture. À 55 ans, j’ai déjà des tendinites, les poignets et les coudes usés, les genoux déjà deux fois opérés, c’est difficile d’être encore opérationnel. Donc, dans dix ans, je préfère ne pas imaginer… », explique Karl.
31 janvier, Paris. « On subit déjà la loi Touraine »

Agrandissement : Illustration 22

Sandrine Lhenry est agente EDF depuis plus de vingt ans et pour elle cette réforme est « dogmatique » : « Les chiffres contrecarrent les arguments de ce projet de loi, notamment ceux du COR qui dit que le régime est à l’équilibre. Il n’y a pas d’urgence à le changer parce que c’est un système qui est pérenne. »
L’administratrice salariée du collège de salarié·es EDF, syndiquée à Force ouvrière, ne se contente pas pour autant du système actuel : « Il ne nous convient pas parce qu’il y a beaucoup de régressions sociales, notamment avec le retrait de nombreux critères de pénibilité. C’est-à-dire qu’on subit déjà la loi Touraine, dont les effets n’ont pas tous encore été appliqués, et ils veulent déjà nous remettre un coup de massue sur la tête. »
Et de détailler les derniers reculs de l’âge légal du départ à la retraite : « On n’arrive déjà pas à partir à la retraite à taux plein parce qu’on n’arrive pas à travailler jusqu’à la fin. D’une part, il y a beaucoup de chômage chez les seniors et, d’autre part, certains sont trop cassés pour travailler jusqu’à la fin. La réforme va juste générer davantage de pauvreté chez les anciens. »
Les salarié·es des industries électriques et gazières devraient être touché·es de plein fouet par la réforme des retraites, puisqu’elle vise à supprimer leur régime spécial. « Et pourtant, poursuit Sandrine, notre régime est autofinancé et il va bien. Il nous permet de partir dans de meilleures conditions et on le défendra ! »
À coups de grèves, de manifs, de slogans… mais pas de coupures d’électricité, de baisses de charge, ou de mises à disposition gratuite d’électricité comme le font les agent·es syndiqué·es à la CGT depuis plusieurs jours. « Ce n’est pas un mode d’action qu’on pratique à FO, tempère Sandrine, mais je comprends les agents qui le font. »
31 janvier, Paris. « Pendant vingt ans, j’ai travaillé un week-end sur deux »

Agrandissement : Illustration 23

Michelle et Florence sont « très amies ». La première, 68 ans, est à la retraite. La seconde, 49 ans, se demande dans quel état elle va y arriver.
Michelle était technicienne de laboratoire à l’hôpital Saint-Antoine à Paris. Elle s’est arrêtée à presque 65 ans : « J’ai commencé à travailler tard, et j’ai été à temps partiel quelques années pour élever mes enfants puis m’occuper de ma mère. » Elle n’a même pas obtenu un taux plein, et vit aujourd’hui avec 1 730 euros par mois, quand son salaire était de 2 200 euros.
Elle raconte sa « dernière année de travail, très difficile ». « À l’hôpital, même à plus de 60 ans, on nous demande de travailler comme si on avait 20 ans. Et j’ai vu le rythme de travail s’accélérer : aujourd’hui, le personnel court toute la journée. Il ne peut pas travailler aussi longtemps. Beaucoup partent plus tôt, avec une décote. »
À ses côtés, Florence acquiesce. Elle est infirmière, elle a commencé à travailler à 23 ans. Pour avoir une retraite complète, elle devrait partir à 67 ans. Elle est en réalité un peu perdue dans les réformes à répétition. Les infirmières ont déjà payé un très lourd tribut : en 2010, la plupart ont perdu le bénéfice de la catégorie active, qui leur permettait de gagner une année de cotisations tous les dix ans. Florence a refusé, et est restée en catégorie B. Elle devrait théoriquement partir un peu plus tôt.
« Mais avec cette nouvelle réforme, ils veulent mettre à plat nos soi-disant privilèges. » Florence rappelle que la plupart des infirmières commencent à travailler aux alentours de 21-22 ans et « doivent déjà travailler au moins jusqu’à 64 ans ». « Notre pénibilité n’est pas du tout prise en compte, le travail de nuit, le week-end, la manutention des patients. Pendant vingt ans, j’ai travaillé un week-end sur deux. »
31 janvier, Paris. « À 45 ou 50 ans, ils sont déjà cassés »

Agrandissement : Illustration 24

Assa, infirmière à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, était déjà gréviste le 19 janvier, mais elle a été assignée dans son service, en sous-effectif. Cette fois, sa cadre l’a laissé manifester. Dans son équipe, elle est la seule gréviste, même si « beaucoup sont inquiets pour leur retraite, parce qu’à 45 ou 50 ans, ils sont déjà cassés ».
Elle travaille dans le service d’aval des urgences, où sont accueilli·es les patient·es pour qui il n’y a pas de lits disponibles dans l’hôpital. « Ce sont souvent des patients âgés, grabataires, que de nombreux services refusent. Normalement, ils devraient rester trois ou quatre jours, on les garde jusqu’à deux ou trois mois. Il faut les lever, les coucher, les laver, les ramasser quand ils tombent. Le corps en prend un coup : le dos, les genoux. »
31 janvier, Paris. « Ce mouvement va cristalliser tout ce que représente le gouvernement »

Agrandissement : Illustration 25

Élisabeth est effaroucheuse à l’aéroport de Paris-Orly, ou plus prosaïquement « agente du péril animalier. Ça veut dire que je chasse les oiseaux pour qu’ils ne dérangent pas les avions ». Le 19 janvier, elle était en grève. Elle l’est aussi le 31 janvier et, si elle le pouvait, c’est à 50 ans qu’elle mettrait l’âge légal de départ à la retraite.
« La retraite, on va en profiter même pas un an et on va mourir après. Ceux qui ont des métiers pénibles, des horaires décalés, et qui travaillent sous stress ne tiennent pas longtemps à la retraite. Moi je peux commencer à 4 h 45 quand je suis de matin et finir à minuit quand je suis de nuit. Je travaille aussi les dimanches, les jours fériés, à Noël. Je ne pourrai pas faire ça jusqu’à 64 ans. À cet âge-là, je serai fatiguée et je ne serai pas aussi vigilante que je le suis aujourd’hui. »
Mais ce n’est pas que pour cela qu’elle bat le pavé aujourd’hui, le gilet orange de son employeur sur le dos : « On a un ras-le-bol total, ce mouvement va cristalliser tout ce que représente le gouvernement. Ils font tout passer de force, aucun dialogue, c’est que du 49-3. On ne l’a pas élu, Macron, c’était plus un vote contre que pour. Et il le sait très bien, mais il veut quand même tout nous imposer. Avec ses potes financiers, il va nous aligner et les petits continueront de faire des cadeaux aux gros. » Et de s’inquiéter de l’état des urgences, des pompiers, des services publics qui s’effritent.
31 janvier, Paris. « On est là contre la réforme des retraites, mais pas que »

Agrandissement : Illustration 26

Mohamed, Sylvain et Manu sont mainteneurs à Disneyland. En deux-huit ou de nuit, ils réparent les attractions, perchés sur de longues échelles ou sur les rails, traînent et portent de lourdes charges, loin des paillettes et du glamour des châteaux, des princesses et des princes.
Manu, dont c’est la première manif, opine du chef en attendant son collègue Mohamed : « J’ai 60 ans et il y a déjà beaucoup de choses que je ne peux pas faire. Monter tout en haut de l’attraction, porter un sac à outils de 35 kilos, crapahuter sur les rails, je ne peux plus. Comment les gens feront ça à 64 ans ou plus ? »
Son délégué syndical CGT, Sylvain, rappelle les chiffres, ceux de la hauteur des échelles sur lesquelles ils montent ou les quelque 7 à 8 kilomètres de piétinement tous les jours. Pour des salaires, en net, qui dépassent rarement les 2 000 euros, même en travaillant de nuit, le dimanche ou en horaires décalés. Les trois compères ont une ancienneté de 15 à 22 ans au service de Disneyland.
« On est là contre la réforme des retraites, rappelle Sylvain, mais pas que. L’inflation nous tue, bientôt on n’arrivera plus à acheter à manger ou à faire un plein de carburant alors que, souvent, on a besoin de nos voitures pour aller au travail. » Et Manu, le manifestant timide, d’acquiescer encore quand des baffles crachent derrière eux l’habituelle playlist de la CGT.
31 janvier, Paris : « La défense des droits sociaux, c’est de ne pas penser qu’à sa tronche »

Agrandissement : Illustration 27

Clémentine et Nolwen sont étudiantes de la grande université parisienne Dauphine.
Clémentine, 23 ans : « Nous avons déjà participé à deux ou trois AG avec des étudiants, des enseignants et le personnel administratif. Il n’y a pas eu de blocage de l’université et ça n’a pas été discuté en AG. Nous avons seulement discuté d’une possible caisse de grève. Un blocage avait été tenté en 2019, mais ça n’avait pas tenu. C’est vrai qu’il n’y a pas grand monde de Dauphine, nous ne sommes pas énormément à avoir une sensibilité à ces questions sociales. Quand on est en master finance, on se préoccupe sûrement peu de sa retraite… Moi je suis en master politique publique. C’est un master avec beaucoup de sociologie. Et donc, évidemment, on discute énormément de ces questions. Moi j’ai 23 ans, la retraite je ne l’envisage pas forcément pour moi mais pour ma mère, qui a la chance de prendre sa retraite dans deux mois, à 62 ans, et qui passe entre les gouttes, mais aussi pour mon père, qui devra partir cinq ans plus tard qu’elle, si la réforme passe. »
Nolwen, son amie : « Nous savons que nous avons la chance de faire des études, d’être ici, et d’être de milieux plutôt favorisés, et que nos parents ne fassent pas des métiers très pénibles. Mais la défense des droits sociaux, c’est de ne pas penser qu’à sa tronche. »
31 janvier, Lille. « Tout ça va profiter uniquement à des intérêts privés »
Firdaous, Tourquennoise de 21 ans, est étudiante en première année de master philosophie sur le campus de Villeneuve-d’Ascq, à côté de Lille :
« Si je suis venue cet après-midi, ce n’est pas uniquement parce que j’espère que ma mère aura une pension de retraite décente, je n’en suis même plus là. La vérité, c’est que je voulais surtout participer à un mouvement humain qui s’oppose à ce genre de mesures sociales que je trouve particulièrement injustes et tout à fait infondées. L’affaire des retraites, c’est vraiment la même chose que l’affaire de nos bourses constamment recalculées ou des frais de scolarité qui augmentent : tout est lié, et je ne suis vraiment pas convaincue que ce genre de mesures fonctionne. Je pense que tout ça va profiter uniquement à des intérêts privés. Je crois que pour financer les retraites, il y a quelques milliards qu’on peut trouver dans l’évasion fiscale par exemple, non ? Depuis quelques années, petit à petit, des réformes essayent d’abîmer des droits qui ont été durement acquis.
Ça fait quelques semaines que, sur le campus, les étudiants discutent beaucoup. De grandes assemblées générales sont organisées, ça m’a convaincue de venir. Le truc, c’est que je suis aveugle, donc une manif, ça me demande beaucoup d’organisation et d’efforts, mais je préfère les faire maintenant tant que je le peux encore, histoire, au moins, de faire le déplacement et de ne pas simplement observer passivement ce qui se passe en ce moment… »
31 janvier, Paris. « Moi je ne peux pas manifester, mais je dis merci aux grévistes »
Martin Charles-David a laissé sa boutique de location d’instruments ouverte, boulevard de Port-Royal, à Paris. Il ne manifeste pas mais affiche son soutien aux manifestant·es. Le patron du petit bar de la rue Michel-Peter ne dit pas autre chose, en servant cafés et sandwichs aux manifestants. « Je ne peux pas fermer car je suis tout seul, mais si la manif est organisée le lundi, je viens ! »